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Pouvoir de l’architecture et construction du sens de l’habitat à la lumière de «L’Homme de cendres» de Nouri Bouzid

Aziza Azzouz
couverture
Article paru dans Corps et espace: représentations de rapports, sous la responsabilité de Sara Bédard-Goulet, Damien Beyrouthy et Marc-André Boisvert (2019)

Nouri Bouzid. 1986. L’homme de cendres [Affiche du film].

Nouri Bouzid. 1986. L’homme de cendres [Affiche du film].

Le cinéma tunisien est porteur d’images de lieux privilégiés au point où l’on serait tenté d’en faire une typologie répondant à des identifications socioculturelles, historiques, affectives ou mythiques. Cependant si ces images semblent comporter un niveau de signification qui se réfère à un lexique commun et collectif, elles sont, dans chaque film et pour chaque réalisateur, l’objet d’un traitement dramatique et esthétique particulier, nécessitant à chaque fois une analyse différente.

En effet, depuis ses débuts, des échanges profonds ont toujours existé entre l’espace de la médina, avec ses différentes composantes, et le cinéma tunisien. La médina comme espace filmique réduit à sa seule dimension physique, de circonstant de l’action, est au cœur d’un nombre relativement important de longs métrages tunisiens (Ya soltane el medinaHalfaouine, l’enfant des terrassesLes silences du palais…). Elle a attiré la majorité des cinéastes tunisiens (Nouri Bouzid, Moncef Dhouib, Ridha Béhi, Férid Boughdir, Ahmed Kéchine, Mahmoud Ben Mahmoud…) ainsi que plusieurs cinéastes étrangers (Anthony Minghella, Steven Spielberg, George Lucas, Roman Polanski, Alexandre Arcady) pour y tourner leurs films (dans diverses médinas et paysages urbains et naturels de la Tunisie: Tunis, Kairouan, Sousse, Sfax, Tataouine, Tozeur, etc.). 

Le cinéma tunisien semble être le lieu où la médina en mutation est susceptible d’accéder à une conceptualisation complète, parfois festive, d’autres fois dramatique. Elle est le produit de volontés multiples, tantôt convergentes, tantôt divergentes, publiques et privées, étalées dans le temps, générant des pratiques aux traces durables aussi bien que des pratiques mouvantes, instables et s’abolissant dans le temps. Faisant partie intégrante de l’espace médinal, la maison traditionnelle comme espace d’habitat par excellence ne peut pas échapper à ces réalisateurs qui ont posé leurs caméras dans diverses médinas pour évoquer un style de vie ou une architecture bien particulière.

La maison domestique devient une suite de regards, obéissant à une stratégie de configuration propre au producteur du discours filmique. Elle est le conservatoire d’une socialité que l’on ne peut négliger, nous invitant à penser ce qui nous environne et ce qui nous détermine. Dans cet article, notre intérêt porte essentiellement sur la question des usages et des pratiques socio-spatiales dans la maison en particulier et dans tout espace occupé en général. Il s’agit donc ici de réfléchir sur les représentations physiques et symboliques de l’espace mais aussi sur l’espace de la représentation et sa technicité (cadrage, lumière, son, etc.).

Dans cette optique, nous souhaitons questionner le discours filmique de Nouri Bouzid sur la nature et les caractéristiques de l’espace domestique, sur son mode d’appropriation par son occupant et sur sa relation avec l’extérieur, dans un monde où l’espace habité est encore traversé par un invisible réseau de frontières entre l’extérieur et l’intérieur. Dans ce brouillage assez radical des frontières traditionnelles qui séparent l’espace public de l’espace privé, nous nous attachons à cerner l’originalité du traitement de l’espace médinal dans son entier et l’espace domestique dans sa particularité, à partir de l’analyse de son premier film, L’Homme de cendres (1986). Un tel film a marqué l’histoire du cinéma tunisien parce qu’il est allé loin dans la profanation du social sacré et dans le franchissement des frontières en mettant à nu ce que les instances politiques ont toujours cherché à voiler et à cacher au nom des pratiques institutionnelles, comme la religion ou la famille.

Conscient que nous vivons dans une société qui tente d’occulter des réalités parfois violentes et assez fréquentes, le réalisateur fait de son film une occasion pour «liquider la blessure de l’enfance et la défaite de l’âge adulte» (Drissi, 2011: 9) et une opportunité pour mettre à mal une société qui n’arrive pas à fixer ses repères. Recourant à des personnages désorientés, cherchant à se démarquer de leur premier point d’attache, à savoir la famille, il s’évertue à aborder et à mettre en scène des réalités et des sujets tabous tels la sexualité, la pédophilie, les fantasmes personnels, la virilité, le statut de la femme, la répartition sexuée de l’espace, les problèmes d’identité ou d’exclusion, etc.; des sujets socialement et légalement sous estimés malgré leur ampleur.

Dans son film, tout s’entremêle dans un espace familier et partagé par des groupes d’individus rapprochés par des liens de parenté. En effet, au premier abord, le film tourne autour de la mise en place des divers préparatifs du mariage de Hachemi. Toute la famille s’affaire dans l’organisation et s’unit, mais le principal concerné semble désintéressé et terrorisé à l’idée de se marier. Son mariage contraint est vécu comme un brusque retour sur lui-même, d’où surgissent les souvenirs refoulés de son enfance. Hachemi et son ami Farfat ont été tous deux violés, enfants, par leur contremaître Ameur alors qu’ils travaillaient dans son atelier d’ébénisterie. Ces souvenirs douloureux se dédoublent et se multiplient dans les divers coins de la médina, jusqu’à l’acte fatal. Ce drame, qui poursuit les deux protagonistes depuis leur enfance, les conduit au doute total et entraîne le jeune Hachemi vers l’impuissance physique.

En focalisant donc sur le vécu quotidien des deux personnages victimes de viol, nous cherchons à décrire précisément l’ancrage et la continuité de ces violences dans leur corps et leur esprit et ce, depuis leur plus jeune âge. Nous concentrons notre analyse sur l’étude des déplacements habituels des deux protagonistes engagés dans un va-et-vient afin de déterminer le rapport qu’ils entretiennent avec les espaces parcourus, traversés, imaginés ou fantasmés… Nous étudions les personnages dans leurs trajectoires journalières au sein de leur espace personnel restreint comme dans un cadre plus large, qui fait appel à tout espace fréquenté ayant un impact sur les protagonistes et capable de modifier leurs convictions, voire leurs modes d’appropriation de l’espace.

À travers cet essai de repérage du corps dansl’espace, nous tentons de déchiffrer la relation primaire qui s’établit entre le corps et l’espace afin de pouvoir penser le corps comme espace qui se donne à voir sous de multiples aspects façonnés par l’acte vécu. Nous tentons également de montrer que l’espace dans le film ne fonctionne ni comme cadre, ni comme décor, mais comme élément moteur de la narration. Au-delà d’être un support de l’action, il participe de celle-ci et conditionne la nature du rapport qui s’instaure avec celui qui l’occupe. Il est le lieu où se déroule une entreprise imaginaire articulant des comportements sociaux bien codés, relevant d’un système complexe où se combinent des signes, des attitudes, des croyances et des pratiques. Il structure par conséquent les représentations qu’un individu pourrait s’en faire.

Nous notons en même temps que, dans cette tendance à radicaliser l’opposition socio-spatiale intérieur/extérieur, public/privé ou encore masculin/féminin, ces notions ordinairement conventionnelles s’avèrent étonnamment dépassées. Elles fonctionnent aujourd’hui comme les révélateurs de représentations mentales nouvelles, où les personnages trouvent toujours une brèche pour outrepasser les frontières marquées comme imaginaires. Comment se manifeste alors ce brouillage? D’où provient-il? Que remet-il en cause et que fait-il émerger de nouveau?

Habiter l’espace – Habiter par l’espace

Parler de l’habitat ou de ce qui se déroule au sein de l’espace domestique doit passer avant tout par l’analyse de l’espace en lui-même, c’est-à-dire par l’étude de sa morphologie, de ses caractéristiques architecturales et de la logique de sa construction. Or l’analyse purement formelle de toute structure architecturale ne peut être envisagée en dehors des notions essentielles d’un contexte spatial global, qui peut être dynamique, car toute société a ses propres particularités architecturales et tout édifice est le produit d’un contexte historique et social dans lequel s’est accomplie sa construction.

Nous pensons, par ailleurs, que les plans des maisons n’indiquent pas seulement la position des murs ou le nombre des pièces et leurs dimensions, ou encore le décor qui les régissent, mais ils structurent aussi les formes culturelles et sociales de l’habiter au quotidien. Au-delà d’un simple langage spatial-architectural, l’habitat s’offre comme un langage par lequel une société se signifie elle-même. Nous pensons également que, ontologiquement et d’une manière générale, l’individu ne vit pas solitaire au sein d’une maison. Il serait regrettable, par conséquent, de décrire cette dernière, à la manière de Heidegger ou encore de Bachelard1De Heidegger à Bachelard nous passons de l’ontologie du Dasein (être-au monde) à la phénoménologie de l’âme. Le premier parle d’un monde ambiant et public que le Dasein occupe, sans pour autant s’intéresser au fait que ce dernier construit autour de lui un monde privé-familial. De son côté, Bachelard, profondément marqué par l’individualisme et par l’idée de l’«être jeté au monde» développée par Heidegger, mais aussi conscient du mouvement dynamique de l’être, divise le monde en deux parties, dedans et dehors, sans pour autant étudier le couple spatial en rapport avec la communauté des humains., comme une fabrique individuelle socialement détachée, sans prendre acte de la présence des autres membres ou des espaces avoisinants. Un espace habitable est un espace où une famille ou un groupe d’individus peuvent mener une vie sociale et culturelle. C’est nécessairement l’espace de partage commun dans lequel chaque individu vit en tant qu’«être-au-monde-avec» (Heiddeger, 1986: 55), tiraillé entre le besoin et les difficultés à habiter avec l’Autre.

Il est donc indispensable de prendre l’histoire socio-spatiale du vécu quotidien domestique des habitants comme un élément déterminant où chaque individu se comporte selon des règles de conduite spécifiques formant ce qu’on appelle l’ordre social. Ce dernier dicte certaines pratiques appropriatives de l’espace, générées par un ensemble de traditions sociales, économiques et culturelles. Il est révélateur tant des relations sociales établies entre le foyer domestique et son environnement social que des relations entretenues à l’intérieur même du foyer, entre les différents membres qui composent ce dernier. Nous essaierons donc, dans ce qui suit, de déchiffrer les codes sociaux et comportementaux qui semblent régir l’espace domestique ainsi que les caractéristiques architecturales qui semblent guider la conduite des personnages en son intérieur.

L’espace habité: support d’une architecture accablante

C’est en rassemblant et en reconstituant les divers plans filmés à l’intérieur même de la maison que se dégagent les caractéristiques architecturales et architectoniques de cette construction. Loin de la médina et en plein milieu du verger se tient une habitation isolée, connue sous le nom d’El Borj. Dans son apparence physique (voir figure ci-dessous), cette construction est protégée par de hauts murs percés par de rares ouvertures de sorte que, depuis la rue, le passant ne peut presque rien voir, ni entendre.

Elle concourt à protéger et à garder à l’abri son occupant, sous un toit solide reposant sur des murs épais et bien ancrés au sol. C’est un espace qui semble être rassurant par son aspect architectural tout comme par les liens qui s’y tissent. C’est l’espace réconfortant, celui de la mère, mais aussi de la famille. Il parait être l’endroit où l’on a le plus de chance d’être en sécurité car il est fortement dominé par une recherche de protection de l’intimité familiale. C’est le chez-soi par opposition au chez-les-autres. C’est le dedans consolant par contraste au dehors hostile.

Schématisation d’une façade principale type d’El Borj: une façade massive et aveugle. [dessin par Aziza Azzouz]

Schématisation d’une façade principale type d’El Borj: une façade massive et aveugle. [dessin par Aziza Azzouz]
(Credit : Azzouz, Aziza)

Cependant, nous pouvons dire que tel que montré dans le film, le foyer domestique est aussi un lieu de confusion et de chaos. Hachemi se sent cloitré dans cette forteresse où tout obéit à des règles et des lois. C’est premièrement son caractère architectural et sa configuration spatiale qui lui offrent cette notion de cloisonnement et d’encerclement. Elle est isolée par rapport à la ville moderne et retirée par rapport à la médina traditionnelle. Sa façade compacte et élevée ne s’ouvre pas sur l’extérieur (on note une absence presque totale d’ouvertures sur la façade principale sauf la porte d’entrée, des fenêtres peu nombreuses et élevées). Une entrée unique, enchainant plusieurs changements d’axe (entrée en chicane) vient organiser le franchissement limité, contrôlé et sélectif de la maison.

Cette limite est marquée et matérialisée par un emmarchement: le seuil. Ce dernier exprime par la différence des niveaux une hiérarchie qualitative qui démarque les deux espaces situés de part et d’autre (privé/public; intérieur/extérieur). Le seuil, comme le décrit Marion Segaud, «existe pour être franchi, mais ce passage s’accompagne de rituels, car à travers lui s’entrecroisent trois dimensions: spatiale, sociale et symbolique. Il fonctionne comme un “opérateur” qui organise les relations sociales» (2008: 122). Dans ce même contexte, Khalid Kajaj, dans son étude consacrée à la maison traditionnelle à Tétouan, dévoile que le fait de «franchir le seuil est soumis à une négociation, verbale et gestuelle» (1999: 124).

Nous pouvons ainsi dire qu’une telle limite fortement connotée architecturalement et symboliquement oblige celui qui va la traverser (Hachemi dans notre cas) à s’y attarder à chaque tentative de passage et à bien réfléchir avant d’accéder à l’espace qu’elle délimite. Une fois entré, il doit se conformer à ses règles de conduite et répondre aux attentes de ses dirigeants (notamment le père). À cet effet, le réalisateur filme son personnage adossé à maintes reprises, soit à la porte d’entrée, soit au mur de la cour, soit encore à l’escalier ramenant aux hauteurs. Il ne pense et ne revit que des moments de son passé sinistre et douloureux. Il revient mentalement sur le lieu du viol (dans l’atelier de Ameur) et revit le moment scène par scène.

Par l’intermédiaire de ces moments de flash-back affectivement chargés, le spectateur est introduit dans l’univers intime du personnage. Il arrive à saisir et à compléter l’omission du récit réel de la diégèse (c’est-à-dire le présent de l’histoire, puisque les moments du flash-back font partie du passé). Ces flash-back justifient le caractère renfermé de Hachemi qui se plonge dans le temps intérieur, s’interrogeant sur son identité sexuelle. Ils étalent les raisons de son refus du mariage, son refus qui est peu à peu éclairé par les inscriptions traumatiques qu’il avait subies dans son enfance, et la persistance de la souffrance psychique envisagée dans ses comportements physiques (sa solitude, ses peurs, ses fantasmes qui lui donnent l’impression d’être suivi et contrôlé de partout…). Son corps est une mémoire corporelle physique, fruit d’un vécu personnel qui pèse lourd sur le personnage.

«Plus qu’un corps de logis, [la maison s’offre donc à nous comme] un corps de songes» (Bachelard, 1998: 33)2Dans cet article, la référence exacte à l’ouvrage est: Bachelard, Gaston. 1998. Poétique de l’espace. Paris: Presses universitaires de France.. Certes, Hachemi habite sa spatialité, mais elle l’habite également par les mémoires qu’elle lui fait constamment revivre. En chaque endroit, en chaque coin de l’ensemble spatial correspondent bien des activités et des fonctions de vie spécifiques, mais surtout des significations symboliques nourries d’expériences émotionnelles, esthétiques et relationnelles. L’entrée de la maison est marquée fortement par une ligne structurante. La chicane offre une composition labyrinthique pour que celui qui la traverse se heurte à autant d’obstacles avant de découvrir son intérieur. Le patio, bien centré mais aussi bien encerclé, renvoie à la notion de cour-prison.

Nous pouvons ainsi dire que le désarroi du personnage est signifié par ces espaces imaginés qu’il traverse et qui accentuent chez lui la notion d’enfermement. Ces souvenirs immémoriaux, ces images mentales ne forment pas seulement le tissu des rêves nostalgiques du personnage, mais ils l’aident, à travers une expérience sensorielle sensible, à habiter d’une certaine manière, à se fixer dans un ici ou dans un ailleurs, à tisser un lien d’appartenance ou d’indifférence envers tel ou tel espace. C’est dire aussi que l’espace architectural peut être assimilé à une notion d’espace-temps-psychique3Dans un même contexte de temporalité, Ricœur parle du temps physique et du temps psychique. Le temps physique est le temps universel qu’on croit pouvoir compter grâce à une horloge. Le temps psychique est un temps distendu. Il correspond à un étirement du triple présent vécu par l’âme humaine: présent du passé (la mémoire), présent du futur (l’attente) et présent du présent (l’attention). Le temps psychique est le temps vécu que l’âme synthétise, ce dont elle se souvient, ce qu’elle voit et ce qu’elle attend. qui relie tant le passé que le présent et même le futur de l’individu. Certes, ce dernierexerce un pouvoir sur l’espace mais il subit en retour son influence.

Nous pouvons également dire que le choix de l’espace d’El Borj, voire de la maison arabe traditionnelle, est loin d’être un simple décor neutre accompagnant le déroulement de l’histoire. Notre analyse morpho-psychologique de l’espace architectural et de l’effet esthétique que produit cette bâtisse sur son occupant révèle que cette dernière est là pour ponctuer et indexer l’état d’esprit du personnage. Hachemi à l’intérieur du foyer domestique ne peut qu’être comparé à un oiseau domestiqué pris au piège des lois architecturales mais aussi des lois humaines. C’est dire, donc, que l’espace conditionne les comportements conscients et inconscients de l’homme.

La famille comme espace sociétal contraignant

Dans la continuité de ce qui précède, nous constatons également que l’habiter est le produit d’une rencontre entre une personne et un habitat qui «inscrit en nous la hiérarchie des diverses façons d’habiter» (Bachelard, 1998: 53). En effet, par sa configuration spatiale et sa structuration, l’espace véhicule un certain nombre de conduites et enseigne à ses occupants une manière d’être et de se comporter.

[Il] nous enseigne une certaine conception du monde et d’autrui, et un code possible de notre insertion parmi eux. [Il] se trouve dépositaire de valeurs religieuses, esthétiques, techniques de l’étendue et de la durée, propres à la société qui l’a élaborée et que les âges ont inscrits dans ses formes (Pezeu-Massabeau, 2000: 84).

En ce sens, nous pouvons dire que dans l’expérience spatiale de l’individu entre en jeu un processus cognitif d’apprentissage de l’espace; et ce, depuis son jeune âge. C’est en son intérieur que l’enfant grandit et engrange dans sa mémoire mille fragments de savoir et de discours qui détermineront, plus tard, sa manière d’agir, de souffrir ou de désirer. La maison est l’espace où tout se déroule et prend place selon un ordre établi, constamment contrôlé et obéissant à la volonté de son possesseur, le chef de la famille. Elle inscrit en son intérieur des modèles relatifs à la répartition des rôles masculins/féminins, à la conception de la privatisation de la famille, aux règles de conduite et de communication entre les différents membres. L’espace domestique se présente à la fois comme le produit et le support de pratiques concrètes, elles-mêmes engendrées par les modèles culturels et sociaux de la famille mais qui reflètent également les structures et les valeurs essentielles de toute une société.

L’espace habité est ainsi associé à un lieu sacré dont l’ordre et la rigueur sont les principales caractéristiques (voir capture d’image ci-dessous). À l’ordre physique d’une architecture régulière, ordonnée, est rattaché un ordre social dont le père dispose de la totale exclusivité. C’est un espace «orienté vers», pour adopter les propos de l’ethnologue Kajaj (1999: 128). Au sein de la maison, chacun des membres de la famille patriarcale doit donc respect et soumission à son chef qui demeure le maître incontesté dans ce cadre rigide et uniformisant où aucune place n’est laissée à l’improvisation personnelle. Le père de Hachemi est une figure imposante dans le maintien des liens et le contrôle des mouvements au sein de la famille. Tout doit passer par son intermédiaire, tout doit obéir à sa propre loi, comme le soulignent ses propres répliques au cours du film: «Je lui ai fait apprendre un métier. […] Je lui ai choisi une épouse dont il ne peut même pas rêver. Mais pour qui se prend-t-il? […] On lui a meublé un appartement, que veut-il de plus?» (Extraits du sous-titrage du film). Le père tel que qualifié par Kajaj est «un élément constitutif du système culturel. Il livre des codes de conduite et des représentations sociales. Il va servir à distribuer ce qui est prescrit et ce qui est interdit» (1999: 128).

Nouri Bouzid. 1986. L’homme de cendres [Capture d’écran]. Déjeuner en famille: une parfaite symétrie axiale régit l’espace architectural et dénote à première vue une parfaite symétrie sociale (les hommes d’un côté, les femmes de l’autre).Une symétrie définit d’une manière générale, «un ordre esthétique fait de mesure, d’équilibre, de normativité et de sérénité: il peut évoquer des notions de justice, d’égalité, de fraternité ou d’équité» (Merlin, Choay, 2010: 374). Or d’après l’analyse des divers parcours des personnages, nous avons constaté que le féminin et le masculin ne bénéficient nullement d’un même statut, et que l’appropriation de l’espace passe par une répartition zonale sexuée. Si nous focalisons aussi sur la ligne horizontale centrale de cette capture d’image, nous constatons que les épaules des personnages sont pratiquement toutes situées au même niveau sauf celles du père, qui se positionnent largement au-dessus.

Nouri Bouzid. 1986. L’homme de cendres [Capture d’écran].
Déjeuner en famille: une parfaite symétrie axiale régit l’espace architectural et dénote à première vue une parfaite symétrie sociale (les hommes d’un côté, les femmes de l’autre).Une symétrie définit d’une manière générale, «un ordre esthétique fait de mesure, d’équilibre, de normativité et de sérénité: il peut évoquer des notions de justice, d’égalité, de fraternité ou d’équité» (Merlin, Choay, 2010: 374). Or d’après l’analyse des divers parcours des personnages, nous avons constaté que le féminin et le masculin ne bénéficient nullement d’un même statut, et que l’appropriation de l’espace passe par une répartition zonale sexuée. Si nous focalisons aussi sur la ligne horizontale centrale de cette capture d’image, nous constatons que les épaules des personnages sont pratiquement toutes situées au même niveau sauf celles du père, qui se positionnent largement au-dessus.
(Credit : Bouzid, Nouri)

Par sa conception socio-architecturale, le foyer domestique tel que filmé par Bouzid est un univers qui se trouve en conflit avec le personnage. Depuis son enfance, Hachemi obéit pleinement aux décisions que lui avaient dictées les autres: son père, sa mère, son patron, mais aussi ses amis… Il semble privé du moindre choix. Il n’a pas à jouer avec Jacko, il n’a pas à terminer ses études. Il n’a pas à choisir son métier, ni à élire la femme qui va partager sa vie. Il n’a même pas à intervenir dans le choix des invités qui vont assister à son mariage. Il n’a pas à rentrer tard ou à rentrer saoul à la maison… Dans cet intérieur, le personnage ne peut vivre tranquillement. Il est contrôlé de partout: par son père, par sa mère, par sa tante et même par son frère qui ose fouiller dans ses affaires, dans sa propre intimité. Hachemi «se sent à l’étroit et comme émasculé, tant il est sensible à l’aspect figé du lieu et tant il se désengage de la symbolique qui donne à El Borj sa valeur d’inscription culturelle» (Chamkhi, 2002: 64). Il est de plus en plus solitaire, de plus en plus enfermé sur lui-même. Il vit une rage intérieure à laquelle il ne peut et ne sait comment échapper. Il porte en lui seul son secret.

Tout le monde au sein de la maison, (homme/femme; jeune/grand; loin/proche) est impliqué dans l’événement de son mariage et participe à enrichir les festivités, mais lui, le principal concerné, semble être complètement terrorisé à l’idée de se marier. «Il passe son temps à lire, à revoir les choses familières d’un œil étranger, insolite» (McNeece, 2004: 73). Son passage contemplateur à l’intérieur de la maison est filmé en temps réel (temps du déroulement de l’action). Cette lenteur significative de l’action souligne la honte et la déception dans lesquelles vitle personnage, et qui le plongent dans son passé. Ce décalage temporel est accentué par un écart spatial où les différents membres de la famille sont répartis en petits groupes alors que lui est constamment absorbé dans une totale solitude. Il n’échange avec quasiment personne.

Cet univers intime est accentué par la manière de filmer le personnage. Son regard, comme le montrent plusieurs plans rapprochés sur son visage, est généralement perdu en l’air ou rivé au sol. C’est un regard fuyant qui dénote l’irresponsabilité d’un homme dépourvu de tout poids au sein de son groupe. Il a peur de croiser le regard de son père, comme celui de sa mère. Il a peur d’entrer en contact avec la voisine qui lui fait des avances multiples. Même la prostituée Sejra, qui l’a tant rassuré et auprès de qui il est allé se confier, il n’arrive pas à la regarder droit dans les yeux malgré le sentiment de sécurité qu’elle lui offre. Au sein de sa société, Hachemi garde les yeux baissés, il se sent dévalorisé et cerné de tous les côtés par le sentiment de culpabilité et le déshonneur.

Le réalisateur puise alors dans ces pratiques quotidiennes de l’habitat, qui se traduisent inévitablement par un ensemble de conduites à respecter, afin de développer son discours sur l’oppression du système social et sur l’ardeur de l’autorité familiale matérialisées essentiellement dans la figure tyrannique du père. Il nous permet également constater que l’espace habité ne concerne pas un ou des objets, mais un système de relations à l’espace lui-même qui, par les normes sociales et spatiales qu’il impose et transmet, imprègne tant le quotidien que l’être. Il devient suffoquant pour son occupant, le poussant peu à peu à brouiller les chemins, jusqu’à emprunter des chaussées et des espaces considérés comme faisant partie de la marge. Nous voyons les deux protagonistes ré-agencer leur rapport à l’espace domestique; ils se délogent, s’écartent, perdent leur consistance propre pour acquérir une densité autre.

Ceci nous amène à dire que dans l’expérience pratique et usuelle de l’espace domestique entre également en jeu un processus émotionnel, ouvrant sur un espace idéel chargé d’affects et d’objets de représentation. Une telle relation renvoie à l’habiter comme «être là» développé par le courant phénoménologique qui part du lieu du corps, d’une expérience existentielle située dans un lieu, à un instant de vie et à un point de vue. Elle fait aussi référence à la conscience de l’habitant de sa propre intériorité, à ses secrets, à sa vie familiale, à ses arrangements privés; en somme à son intimité. Somme d’expériences, de mouvements, d’actes, l’habitat résulte ainsi de l’image que l’individu se fait de lui, et demeure toujours un espace à forte résonnance émotionnelle et symbolique.

De l’espace domestique à l’espace domestiqué

Dans son apparence, la structuration de l’espace dans le film s’effectue selon un principe d’alternance simple entre les lieux publics, qui permettent une vision «documentaire» de la médina, et les lieux privés associés à l’intime. L’organisation architecturale de tous ces espaces (qu’ils soient publics ou privés) semble concourir à favoriser l’isolement et la protection des habitants. La sécurité tant matérielle que morale apparait comme l’un des premiers paramètres de la structuration de la médina traditionnelle (une cité protégée par une enceinte, des maisons closes sur l’extérieur, des voies tortueuses et labyrinthiques, etc.), mais en aucun endroit de l’ensemble architectural les personnages ne retrouvent cette prétendue sécurité.

Le film joue alors sur cet écart et représente la complexe et conflictuelle relation dialectique qu’entretiennent les personnages avec l’espace domestique. Il pointe, à juste titre, la césure lisible entre espace public et espace privé quant aux pratiques de «domestication des espaces publics», car

habiter ne se réduit pas à la basique occupation d’un abri, à la simple matérialité d’un intérieur privé et personnel. […] Habiter nécessite un certain nombre de conditions qui dépendent pleinement de l’individu, car “l’être au monde ne vit pas son espace domestique, il l’habite”. Habiter, c’est d’abord prendre possession physiquement des lieux, faire corps avec, y créer des attaches et y mettre un sens. Il s’agit de loger son être dans l’espace prévu, d’y imposer sa propre temporalité, de le remplir d’un quotidien (Zeneidi-Henry, 2003: 21).

C’est donc sur ces principales caractéristiques de l’habiter que nous voulons nous attarder un peu plus afin d’analyser si les deux protagonistes peuvent vraiment faire leur le lieu où ils habitent, lui conférer un sens qui va les aider et les soutenir dans leurs rapports à eux-mêmes et aux autres.

Certes, pour l’homme, la maison est définie comme étant le centre du monde, l’intérieur où il vit et se repose, mais notre analyse du mouvement spatial et quotidien des personnages montre que nous sommes loin de la festive phénoménologie de Bachelard qui fait de la maison l’espace de refuge, l’espace relativement permanent de l’intimité personnelle et de la famille. Telle que dessinée par le réalisateur, la maison paternelle, support d’une tradition qui privilégie les figures spatiales de clôture, d’enfermement et d’immobilité, n’est nullement réceptive aux exigences des deux protagonistes. Bien au contraire, elle est vécue comme un enfer, comme un espace de ruptures et d’expériences douloureuses.

L’épreuve de l’ailleurs: un extérieur approprié

Dès sa première manifestation dans le film, Farfat est chassé de la maison familiale par son père, qui lui fait un scandale devant une foule. Se retrouvant dans la rue, il s’est offert un nouveau lieu de vie à son image (voir capture d’image ci-dessous). Il s’est approprié les hauteurs des maisons, les terrasses des toits, un espace sans frontières où il n’y a ni murs, ni portes, ni clôtures. Il y accède facilement, y fait ce qu’il veut, sans que personne ne le dérange. Il y vit dans la paix et la tranquillité. Un tel changement de lieu d’habitation signale que l’espace domestique proprement dit est devenu «insupportable», voire invivable pour le personnage, et qu’en le quittant ce dernier peut se libérer des souffrances et des douleurs qu’il évoque en lui.

De ce fait, la terrasse est, pour Farfat, loin de former un extérieur. Bien au contraire, c’est un nouveau chez-soi qu’il s’approprie en l’occupant et en y tissant des liens d’affection grâce à cet ensemble de qualités réconfortantes que pourrait offrir l’endroit. Moles définit l’appropriation de l’espace comme étant

le mécanisme par lequel un être se fixe dans un espace qu’il ressent comme étant le sien. […] Il s’établit par la notion de Point Ici et la construction de celui-ci. “Ici” doit se différencier d’“Ailleurs” et il est légitime d’admettre qu’il ne s’en différencie que dans la mesure où le flux comportemental et expérientiel de l’être est lui-même différent. […] Par cette appropriation le sujet valorise mentalement son espace, y associe des significations et parfois même le modifie matériellement par son action (Moles, 1972: 69).

C’est ainsi que le protagoniste s’est créé, dans les hauteurs de la médina, un espace personnel propre pour que son corps prenne le temps de vivre et de rêver, dans un mouvement d’affirmation identitaire et de changement social. Le toit devient en conséquence un lieu alternatif de totale réalisation pour le personnage échappant à l’emprise urbaine, architecturale et sociale pour revivre petit à petit, le temps d’un espace retrouvé, une victoire tant recherchée.

Nouri Bouzid. 1986. L’homme de cendres [Capture d’écran]. Habiter l’extérieur: le nouveau chez soi de Farfat est un simple coin isolé dans les hauteurs. Les quelques «meubles» qui le composent répondent aux fonctions vitales essentielles: un morceau de tissu servant de toiture, un autre de couverture. Une ancienne valise lui sert de range-affaires. Dans cet espace, la notion de confort physique ne transparaît guère, il s’allonge à même le sol.

Nouri Bouzid. 1986. L’homme de cendres [Capture d’écran].
Habiter l’extérieur: le nouveau chez soi de Farfat est un simple coin isolé dans les hauteurs. Les quelques «meubles» qui le composent répondent aux fonctions vitales essentielles: un morceau de tissu servant de toiture, un autre de couverture. Une ancienne valise lui sert de range-affaires. Dans cet espace, la notion de confort physique ne transparaît guère, il s’allonge à même le sol.
(Credit : Bouzid, Nouri)

Le choix du nouvel espace à habiter est bien étudié par le réalisateur et sert à travailler la structure même du récit. C’est vers l’extérieur et les non-frontières que se dirige le personnage, à l’image de son intimité qui échappe à son intériorité et aux limites de l’espace domestique qui est supposé la préserver, pour s’étaler à l’extérieur, au regard du grand public. Ces terrasses constituent, dans leur différence de niveau, à la fois un espace hors d’atteinte et une jonction entre les différents lieux de la médina. Ce n’est donc pas un espace d’isolement ou de solitude, mais plutôt un espace de rêve et d’évasion. L’absence de limites entre les terrasses et leur nudité font qu’elles sont un lieu d’ouverture, permettant de passer de l’une à l’autre sans aucun obstacle. Elles symbolisent à la fois la différence et la liberté dans une quête d’authenticité.

Dans cet ordre d’idées, nous pouvons dire que notre réflexion s’insère dans le cadre de l’ontologie individuelle du Dasein relative à Heidegger4Dans son exposé Être et Temps, Heidegger a, depuis 1951, défini l’habiter comme un être-là-au-monde, s’attribuant à tout lieu et à tout espace capable d’accueillir une vie humaine. Habiter n’est pas une activité, à l’instar d’aller au travail ou d’aller chercher les enfants à l’école, mais un concept qui englobe l’ensemble des activités humaines. C’est un «trait fondamental de l’être». Dans ce sens, le concept d’espace habité ou d’habitation existentielle ne vise pas fondamentalement la maison, mais le monde lui-même, c’est-à-dire que la maison n’est pas forcément l’espace existentiel de l’être humain, qui peut au final habiter partout et n’importe où. C’est dire aussi que l’espace habité ne peut pas s’identifier à un lieu fixe et inchangeable, entouré de quatre murs en béton essentiellement et prototypiquement représenté par la maison. L’individu peut séjourner partout, dans son logement, dans son lieu de travail, dans son lieu de voyage, dans le parc du quartier, dans l’aérogare… Cf. HEIDEGGER M., Être et Temps, tr. Par François VEZIN, pp.170-180., pour qui le concept d’habiter est un terme ontologique de première importance. La véritable maison heideggérienne n’est pas un simple espace où l’on réside, mais elle renvoie à tout espace existentiel où le Dasein peut découvrir et dévoiler son propre être, et à tout lieu pouvant rattacher existentiellement l’homme au monde. C’est dire aussi que l’appropriation de l’espace se réalise exclusivement par l’usage et par la dimension affective qui pourrait se créer entre l’individu et l’espace facilitant la fixation de son être dans le vaste monde ambiant. Ce qu’il importe donc de définir dans un espace habité, ce n’est ni les murs, ni le sol, ni le toit, mais le vide entre tous ces éléments constitutifs de cette dimension spatialisante. C’est dans cette intériorité qu’habite l’individu et qu’il confectionne son véritable chez-soi.

La marge: une alternative spatiale recherchée

Dans le déchiffrage que fait Hachemi de l’ensemble d’El Borj et dans ses parcours quotidiens, formés par des ruptures et des départs continuels, ce qui importe n’est pas uniquement l’unité distributrice des spatialités au sein de l’espace domestique, mais plutôt le rapport que le personnage entretient avec son espace et la façon dont-il l’appréhende. Il est à la fois comme déraciné et empêtré dans les codes socio-familiaux qui l’emprisonnent dans une fausse réalité. Il passe son temps à lire les regards et à revoir son quotidien d’un œil étranger. Il se sent cloitré, se referme sur lui-même et ne parle à personne. Il entre progressivement dans une quête d’identité et d’intériorité. Il cherche une issue, quitte la maison paternelle à maintes reprises pour aller vers divers endroits de l’espace public, des lieux considérés comme échappatoires: l’atelier, la mer, la forge de Touil, la boulangerie de Azaeïz, l’appartement de Levy. Il finit par abandonner sa famille pour retrouver ses compagnons d’infortune dans le port naval puis dans le bar.

Un tel mouvement non linéaire donne à l’habitation son vrai sens et nous amène à dire que l’homme ne peut vivre dans un espace qu’il ne peut s’approprier, même lorsqu’il s’agit de l’espace domestique familier, car le rapport à l’espace induit évidemment l’expérience dans sa matérialité. Cette dernière est pratiquée en fonction de la configuration spatiale, mais aussi à travers les significations qui lui sont attachées et les expériences dont elle est la scène. La maison telle que filmée par Bouzid, est un «corps d’images» (Bachelard, 1998: 23) qui offre aux protagonistes des illusions de stabilité plus que des raisons.

Nous remarquons par contre que tout lieu, aussi paradoxal soit-il, peut devenir un espace familier du moment qu’il est investi comme tel, et c’est ce dysfonctionnement du lieu par rapport à la norme qui devient le principal sujet du récit. Dans sa conception diégétique, le réalisateur semble avoir une faveur pour des lieux périphériques et socialement marginaux pour faire contrepoint à l’espace domestique familial. Les protagonistes fuyant leurs maisons s’orientent vers divers lieux privilégiés du territoire extra-domestique (un intérêt particulier pour le bar, le port et l’appartement de Levy) et entrent dans une série d’épreuves qui les conduisent, au terme d’un trajet parallèle, à l’étape décisive dont la maison de la prostituée Sejra est l’indispensable témoignage.

Pour Hachemi et Farfat, ces espaces sont, d’une part, connotés comme étant un terrain de liberté et de sociabilité, mais aussi des espaces d’éducation et d’initiation. D’autre part, ils sont évoqués comme des espaces où les deux personnages peuvent bénéficier d’un certain équilibre psychologique perdu et d’une certaine sécurité ontologique5Sur ce point, André-Frédéric Hoyaux note que «la sécurité ontologique ne s’arrime pas chez l’homme uniquement à l’aspect corporel de sa relation au monde, mais aussi à la richesse de sa relation à lui-même au travers du sens qu’il donne et se donne par ses relations aux espaces inconnus, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs à son corps, par ses relations, en chair, c’est-à-dire en tant qu’ils ont une présence corporelle, mais aussi en tant qu’ils représentent l’esprit de certaines choses auxquelles l’être au monde s’identifie». (Hoyaux, 2003: 35)., dont ils sont dépourvus au sein de la maison familiale, car «la domesticité d’un espace réside dans la façon qu’ont les êtres de faire chair avec celui-ci et les autres êtres qui le parcourent ou s’y projettent eux aussi par leurs pratiques sensori-motrices ou la pensée qu’ils se font de ces pratiques» (Hoyaux, 2003: 33). Deux lieux frappants se démarquent nettement dans le film, à savoir l’appartement de Sejra et l’appartement de Levy. Ce sont deux lieux pleins de joie et de bon goût, deux lieux pleins de convivialité et de confort psychique par opposition à l’espace domestique d’El Borj qui, détourné allégoriquement de sa fonction première, renvoie à un paradigme juxtaposant des valeurs contradictoires. Ce n’est point un havre de paix ou un lieu de sécurité, bien au contraire, c’est un espace de manque affectif et de solitude, un espace d’isolement et de face-à-face avec soi-même et avec l’autre, un espace de l’absence de communication.

Le réalisateur s’attarde alors, à divers moments du film, sur la complice association qui réunit Hachemi à deux figures de la marge. La première est celle de Levy, le vieux juif, ancien propriétaire de l’atelier de menuiserie. C’est à lui qu’Hachemi a été confié depuis son jeune âge pour apprendre le métier d’ébéniste. Une profonde affection semble les réunir telle que le souligne l’expression de leurs visages. D’ailleurs, Levy s’adresse à Hachemi en l’appelant mon fils, et Hachemi choisit Levy pour partager un moment de bonheur, mais aussi pour se confier et lui parler de ses malheurs. Une telle symbiose rappelle les dialogues et les discussions qui peuvent réunir un père et son fils. Or, à aucun moment du film, nous ne voyons Hachemi parler avec son père. Bien au contraire, la relation qui les unit est généralement «silencieuse», parfois conflictuelle. Un tel choix au niveau de la diégèse renvoie allégoriquement à une dialectique intérieure/extérieure où le personnage retrouve confort et bien-être auprès du vieux juif étranger et loin des siens (famille et société). C’est vers l’Autre différent culturellement et religieusement, vers l’extérieur social que s’est tourné Hachemi dans sa recherche d’un refuge. L’intérieur lui est hostile et porteur de dangers multiples. Il est grondé par son père, espionné par son frère aîné, violé par son coreligionnaire musulman, contesté par sa société.

La seconde figure de la marge est celle de Sejra, la vieille prostituée de la ville de Sfax vers laquelle se dirige Hachemi (ainsi que ses amis) à la recherche d’un instant de plaisir afin de dépasser son statut de minorité. La maison de Sejra constitue son ultime refuge, comme le souligne les dernières scènes où Hachemi va la voir et la supplier de le garder auprès d’elle. C’est chez elle qu’il s’est senti bien entouré et en parfaite sécurité, provisoirement dispensé de ses obligations de travail et de représentation sur la scène sociale. Il dialogue, rit, révèle ses malaises. De son côté, la prostituée lui prête une attention particulière, l’écoute, le réconforte et l’initie. Elle apparait comme «une mère de substitution pour le héros» (Kane, 2004: 193). Sejra est la confidente de Hachemi par excellence, à l’opposé de sa mère qui, malgré les multiples tentatives, n’arrive pas à comprendre et à expliquer les comportements de son fils.

C’est ainsi que Nouri Bouzid nous donne à voir deux personnages qui s’affirment par une analogie et un jeu de miroir entre l’image sociale du lieu qu’ils s’approprient et l’image sociale que les autres leurs assignent.Ils sont tiraillés entre les craintes inspirées par la déchéance sociale et celles dues à des traumatismes physiques et mentaux. Tout le problème d’Hachemi réside dans sa peur de ne pas pouvoir assumer son rôle de mâle dominant dans une société patriarcale. Sa peur passée (la peur de la gent masculine: le père et le contremaître Ameur) doublée de sa peur présente (la peur de la gent féminine: sa future femme) lui font redouter la possible faillite de sa future transmutation en homme par le biais du mariage traditionnel. Il ne réfléchit pas à la manière de pouvoir transformer sa vie, reste délibérément enfermé dans son cocon, limitant ses sorties et son contact avec le monde extérieur. Il se coupe du monde dans lequel il vit, refuse de communiquer avec sa famille et ses amis et s’exclut des préparatifs actifs de son mariage et de sa vie future.

L’enfermement du personnage est aussi bien physique que mental, subi et choisi, à la fois actif et passif, dénoncé et perpétué. Hachemi, par sa totale adhésion, voire soumission au groupe familial, est parfaitement conscient de son anéantissement, mais il est contraint d’entrer pleinement dans cette cage, pour plus de facilité matérielle et une prise en charge de sa vie. Il ne veut pas se risquer en dehors des chemins balisés par ses aïeux. Il préfère passer inaperçu et continuer à vivre dans l’ombre des traditions, sous la protection de son groupe familial, plutôt que de fonder sa vie sur une expérience personnelle.

Farfat, par contre, bien que son intimité et sa non virilité sont données à voir à tout le monde («Farfat n’est pas un homme», affiché sur les parois de la médina) choisit d’avancer dans sa vie et de se projeter dans l’inconnu. Se positionnant comme l’exemple parfait de l’individu asocial, souligné par l’inscription médisante qui affiche son passé dans l’espace public, mettant ainsi son corps à nu et en péril son existence, il continue malgré tout à côtoyer ses amis, à circuler dans la ville pour affirmer ses idées. Il préfère être l’acteur de sa vie et tente de reconquérir sa dignité et sa virilité face au large public qui l’a tant jugé. Il s’offre à notre regard à l’image d’un oiseau sautillant librement d’une terrasse à une autre, dans un monde d’hommes qui refuse de l’accueillir et de l’accepter en tant qu’être différent.

En effet, Farfat n’est pas ligoté par la morale à l’égard de la société masculine. Il porte en lui une énorme tare et, pour retrouver une place convenable dans cette société, il doit passer à l’acte. Devant cette foule qui l’a tant accusé, Farfat doit se venger pour se satisfaire, enfreindre pour s’affirmer, détruire pour se construire. Lui qui a été tant méprisé entre progressivement dans un processus de révolte qui l’amène dans la scène finale à abattre son patron Ameur en lui enfonçant un couteau dans les organes génitaux. Farfat voulait que son acte de révolte, voire de libération, soit commis sous le regard de tout le monde, comme l’a été son renvoi de la maison patriarcale. La scène de rébellion est vécue comme une décharge de rage résultant de l’univers de condamnations et d’accusations dans lequel il a toujours vécu. Son acte de rébellion est une action personnelle désespérée pour échapper à l’emprise du discours collectif.

C’est cette violence anthropologique que le réalisateur rend concrète et visible. Cette situation ontologique de l’être au monde rend les rapports aux autres incontournables, mais en même temps problématiques. Chaque individu est confronté à deux périls: celui d’être dominé et englouti par et dans l’autre, et celui de ne pouvoir se construire, faute de ne pouvoir établir un réseau de relations sur lesquelles s’appuyer. Chacun est ainsi pris dans une tension dialectique entre la nécessité d’accueillir l’autre et de s’en prémunir, recherchant à la fois le contact et la mise à distance, tentant de contrôler et de maîtriser ces interactions en les différenciant et en les hiérarchisant.

Toutes ces observations nous amènent à conclure que la médina, à travers les itinéraires aléatoires et l’errance des protagonistes qui la parcourent, est devenue l’espace d’une fragilité existentielle. Elle constitue ici l’expression cinématographique d’un flottement identitaire. La discontinuité (tant sociale que spatiale) de l’espace habité serait alors une source de remise en question et de réévaluation. Nous notons en fait que la mise en crise de l’espace domestique par le réalisateur est compensée par la mise en valeur des aspects positifs des autres espaces. Autrement dit, toute permanence tire sa pesanteur et sa force du changement qui potentiellement la conteste. Hachemi, en dépit de ses quelques fréquentations à la maison de Sejra, développe un lien affectif très fort le conduisant à adopter assez rapidement cet espace et à s’y attacher inconsciemment.

Sur cette base, nous pouvons dire que, dans le film, les lieux s’opposent et se conjuguent en un système complexe. Cette dynamique socio-spatiale agit comme une mise à l’épreuve du rapport construit des individus quant à l’espace habité. Il devient le support idéal de rassemblement et de concentration de valeurs contradictoires, le cadre où les évaluations normatives éclatent, se neutralisent ou s’adaptent. Une telle expérience spatiale conflictuelle peut conduire à une modification des pratiques, à une réévaluation de la signification du lieu, mais aussi à des logiques d’évitement qui, dans le temps, conduisent les individus à «déclasser» certains espaces, (l’espace domestique, dans notre cas), pour en favoriser d’autres qui  acquièrent, au fur et à mesure, ses qualités propres. C’est dire aussi que l’espace domestique n’est plus un lieu sacré, un lieu préservé à l’abri de toute intervention. De nos jours, les espaces public et privé s’entremêlent inextricablement et les prétendues qualités de ce dernier peuvent en franchir le seuil pour qualifier tout autre ailleurs.

Dans ce même ordre d’idées, nous rajoutons que l’appropriation d’un espace particulier s’articule autour d’une nouvelle dialectique qui oppose l’enracinement à l’errance. L’expérience des deux protagonistes montre que tout enracinement dans un lieu reste sous-tendu par un déracinement potentiel. Voulant s’identifier à un oiseau libre, Farfat, au bout de son expérience, construit son propre modeste chez soi au niveau des hauteurs de la médina. Hachemi, par contre, toujours indécis, erre d’un endroit à un autre à la recherche de ses propres repères tant sociaux que spatiaux. Les deux personnages refusent le statut du simple «acteur» spatial pour devenir chacun à sa manière l’«auteur» de son propre espace.

Cette vitalité dynamique engageant le personnage dans le mouvement dialectique d’entrer et de sortir montre bien que, loin des habitudes et des gestes quotidiennement répétés, l’espace domestique repose sur cette tension fondatrice de notre être qui nous pousse à quitter ce que nous sommes pour devenir nous-mêmes autrement.

Bibliographie

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Drissi, Asma. 2011 [10 janvier 2011apr. J.-C.]. « Le cinéaste que rien n’arrête. L’entretien du lundi: Nouri Bouzid (réalisateur) ». La Presse de Tunisie.

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Hoyaux, André-Frédéric. 2003. « De l’espace domestique au monde domestiqué. Point de vue phénoménologique sur l’habitation », dans Béatrice Collignon et Staszak, Jean-François (dir.), Espaces domestiques: construire, habiter, représenter. Paris : Édition Bréal.

Kane, Momar-Désiré. 2004. Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones. Paris : L’Harmattan.

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Moles, Abraham. 1972. Psychologie de l’espace. Paris : Casterman, 162p. p.

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Segaud, Marion. 2008. Anthropologie de l’espace. Paris : Armand Colin, 248 p.

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  • 1
    De Heidegger à Bachelard nous passons de l’ontologie du Dasein (être-au monde) à la phénoménologie de l’âme. Le premier parle d’un monde ambiant et public que le Dasein occupe, sans pour autant s’intéresser au fait que ce dernier construit autour de lui un monde privé-familial. De son côté, Bachelard, profondément marqué par l’individualisme et par l’idée de l’«être jeté au monde» développée par Heidegger, mais aussi conscient du mouvement dynamique de l’être, divise le monde en deux parties, dedans et dehors, sans pour autant étudier le couple spatial en rapport avec la communauté des humains.
  • 2
    Dans cet article, la référence exacte à l’ouvrage est: Bachelard, Gaston. 1998. Poétique de l’espace. Paris: Presses universitaires de France.
  • 3
    Dans un même contexte de temporalité, Ricœur parle du temps physique et du temps psychique. Le temps physique est le temps universel qu’on croit pouvoir compter grâce à une horloge. Le temps psychique est un temps distendu. Il correspond à un étirement du triple présent vécu par l’âme humaine: présent du passé (la mémoire), présent du futur (l’attente) et présent du présent (l’attention). Le temps psychique est le temps vécu que l’âme synthétise, ce dont elle se souvient, ce qu’elle voit et ce qu’elle attend.
  • 4
    Dans son exposé Être et Temps, Heidegger a, depuis 1951, défini l’habiter comme un être-là-au-monde, s’attribuant à tout lieu et à tout espace capable d’accueillir une vie humaine. Habiter n’est pas une activité, à l’instar d’aller au travail ou d’aller chercher les enfants à l’école, mais un concept qui englobe l’ensemble des activités humaines. C’est un «trait fondamental de l’être». Dans ce sens, le concept d’espace habité ou d’habitation existentielle ne vise pas fondamentalement la maison, mais le monde lui-même, c’est-à-dire que la maison n’est pas forcément l’espace existentiel de l’être humain, qui peut au final habiter partout et n’importe où. C’est dire aussi que l’espace habité ne peut pas s’identifier à un lieu fixe et inchangeable, entouré de quatre murs en béton essentiellement et prototypiquement représenté par la maison. L’individu peut séjourner partout, dans son logement, dans son lieu de travail, dans son lieu de voyage, dans le parc du quartier, dans l’aérogare… Cf. HEIDEGGER M., Être et Temps, tr. Par François VEZIN, pp.170-180.
  • 5
    Sur ce point, André-Frédéric Hoyaux note que «la sécurité ontologique ne s’arrime pas chez l’homme uniquement à l’aspect corporel de sa relation au monde, mais aussi à la richesse de sa relation à lui-même au travers du sens qu’il donne et se donne par ses relations aux espaces inconnus, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs à son corps, par ses relations, en chair, c’est-à-dire en tant qu’ils ont une présence corporelle, mais aussi en tant qu’ils représentent l’esprit de certaines choses auxquelles l’être au monde s’identifie». (Hoyaux, 2003: 35).
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