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Par les flots (la corrélation immersive)

Grégory Chatonsky
couverture
Article paru dans Figures de l’immersion, sous la responsabilité de Renée Bourassa et Bertrand Gervais (2014)
 

Auteur inconnu. Année inconnue. «Virtusphere»
 

Auteur inconnu. Année inconnue. «Virtusphere»
 
(Credit : Virtusphere)

«Je parle pour les gens habitués à trouver de la sagesse dans la feuille qui tombe, des problèmes gigantesques dans la fumée qui s’élève, des théories dans les vibrations de la lumière, de la pensée dans les marbres, et le plus horrible des mouvements dans l’immobilité. Je me place au point précis où la science touche à la folie, et je ne puis mettre de garde-fous.» (Balzac, 1990: 73)
 
L’immersion s’est imposée comme un important concept pour appréhender le numérique dans la culture populaire1Le succès de la Kinect et les promesses de la Leapmotion, tout autant que du casque Oculus, doivent être mis en relation avec un retour de l’imagerie propre à la réalité virtuelle. comme dans les recherches académiques. Or cet usage n’est pas nouveau, il remonte à l’époque de la médiatisation de la réalité virtuelle dans les années 80 et 90. C’est à ce moment que ce terme fut fréquemment utilisé pour décrire l’expérience des dispositifs technologiques qui promettaient une plongée dans les mondes virtuels et une confusion entre la réalité et les simulacres. C’était déjà le risque dénoncé par Philippe Quéau: «Les images virtuelles ne sont jamais seulement des images, juste des images, elles possèdent des dessous, des derrières, des en-deçà et des au-delà, elles forment des mondes […]. Celles-ci figurent le monde à leur façon et même le reconfigurent. Mais elles peuvent aussi le défigurer. C’est pourquoi il faut veiller, réellement veiller.» (Quéau, 1993: 9)

L’immersion ainsi dramatisée mobilise, d’une part, l’esthétique en tant que perception et, d’autre part, l’ontologie, au sens du discours sur l’être qui s’est constitué au fil de l’histoire de la métaphysique2L’indétermination de la notion d’ontologie n’est pas un défaut dans sa définition, mais est liée à la nature même de son objet, qui est la catégorie philosophique la plus générale qui soit. Si l’ontologie a des liens avec les notions de réel, de réalité, de monde et d’étants, elle ne s’y identifie pas. Avec l’ontologie il s’agit de questionner l’être dans sa généralité: la façon dont ce qui est est, ce qu’on dit de quelque chose quand on dit qu’il est..

Malgré les apparences, cette époque n’est pas révolue, car les propos tenus aujourd’hui par les théoriciens de l’immersion, même s’ils ont su intégrer pour une part les critiques qui leur avaient été adressées3Ces critiques restent peu nombreuses. On peut citer Gervais (2007) ainsi que Wiesing (2008)., réitèrent un certain nombre de difficultés. Dès lors, il semble difficile d’aborder l’immersion dans les arts numériques en occultant son passé récent et en estimant que nous serions sortis d’une période précritique. Il s’agit d’opérer une cartographie de ce concept afin de mettre à jour ses soubassements philosophiques. Un tel retour réflexif sur l’immersion, tel que cette notion fut développée il y a plusieurs décennies, n’est donc pas une simple critique historique sur une période passée et dépassée, mais un parcours historial qui concerne un passé aux déterminations toujours présentes parce qu’il contient encore des possibilités futures (Heidegger, 1986).

Il importe de préciser que notre analyse questionnera une tendance fort ancienne des idéologies de l’immersion existant antérieurement aux technologies contemporaines4Il faudrait s’interroger sur la réalité même de cette antériorité qui est peut-être le fruit d’un discours a posteriori reconstruisant un fil conducteur conduisant logiquement jusqu’à nos technologies. La continuité historique défendue par Grau, débutant aux origines préhistoriques, est problématique, car elle repose sur une conception implicite de la Vorstellung. On peut tout du moins remarquer que le trouble ontologique provoqué par l’imitation, la ressemblance, la mimésis et le simulacre a fait l’objet d’une analyse canonique à propos de Zeuxis dans le livre X de La République de Platon., qui a pour fantasme une fusion en même temps qu’une perte des repères. Il faut dès à présent distinguer l’immersion comme expérience avérée ou imaginaire et l’immersionisme, c’est-à-dire les théories qui font de l’immersion un élément décisif. Dans un premier temps, j’analyserai les caractéristiques et les implications de l’immersionisme fort tel qu’il fut développé au cours des années 80 et 90, puis celles de l’immersionisme faible qu’on peut reconnaître dans certaines approches contemporaines. Je montrerai que malgré leurs différences, ces deux théories ont une structure commune, que j’appelle la palpitation, et une conception esthétique partagée, l’adhésion. Celle-ci se fonde en dernier ressort sur une certaine idée de la relation entre le sujet et la réalité qui précède, et de loin, l’apparition des technologies que nous connaissons, et c’est justement pour cette raison que la tonalité absolue des théories immersives est structurelle et non pas accidentelle. L’enthousiasme conjuratoire5Ce concept permet de décrire l’ambivalence affective des discours sur la réalité virtuelle, qui sont en même temps fascinés et effrayés par leur objet (Derrida, 2006). Pour son application aux technologies, voir Chatonsky (1995). que suscite ce concept, cette fascination et cette crainte mêlées est le symptôme d’un affect plus profond concernant nos conceptions philosophiques. Dans un second temps, j’analyserai l’immersion en tant qu’expérience, pour savoir si elle est un champ d’expérience possible. À travers l’analyse d’expériences communes, l’immersion sera considérée comme une construction idéologique simplifiant la complexité indécomposable de notre expérience. Ceci permettra d’élaborer une analyse matérialiste des technologies. Enfin, à la suite de ces critiques portées sur l’immersionisme tant comme théorie qu’expérience, j’introduirai une nouvelle théorie basée sur les flux, permettant de respecter la continuité tumultueuse de l’expérience. Si les flux partagent une dimension aquatique avec l’immersion, ceux-ci relèvent d’une logique fort différente parce qu’ils transforment la métaphysique implicite de l’immersion.

 

L’immersionisme

L’immersionisme constitue un cadre conceptuel qui place en son cœur l’expérience de l’immersion pour expliquer le fonctionnement de la perception et de notre relation au monde. Il nous faut comprendre en premier lieu ce que signifie l’immersion en son sens le plus courant pour espérer saisir les motifs de cette théorie, car on aura beau affiner autant qu’on voudra ce concept, il restera attaché à sa définition originelle.

Par immersion, on entend habituellement l’«action de plonger un corps dans l’eau ou dans quelque autre liquide»6Définition d’immersion. En ligne: http://www.cnrtl.fr/definition/immersion (Site consulté le 7 décembre 2011), et ce mouvement descendant n’est pas partiel, mais tend essentiellement vers son accomplissement. Ainsi, on parle de l’immersion d’un sous-marin pour désigner son entrée pendant une longue période sous l’eau. Il importe de comprendre que l’immersion ne concerne pas une entrée limitée dans un milieu, mais une plongée qui fait progressivement disparaître de la surface le corps considéré, et c’est pourquoi elle est attachée à l’enfouissement. Elle suppose au moins deux acteurs, un corps et un milieu. Deux autres sens doivent être relevés: l’immersion est l’action de jeter un être vivant à l’eau pour le tuer et, par extension, le fait de se fondre dans quelqu’un ou quelque chose. Par exemple, comme l’affirme Maeterlinck, «le retour en Dieu, la fusion, l’immersion totale dans le divin, n’est-ce pas le retour, la fusion, l’immersion dans l’infini qui nous attend après la mort?» (Maeterlinck, 1936: 18)

Marker, Chris, Année inconnue. «Second Life»

Marker, Chris, Année inconnue. «Second Life»
(Credit : Marker, Chris)

Appliquée à la réalité virtuelle, l’immersion signifie qu’il est possible de se plonger entièrement dans un univers virtuel en mobilisant tous nos sens par l’intermédiaire d’une série d’interfaces conglomérées. Plus on est enseveli dans la réalité virtuelle, plus celle-ci est considérée comme convaincante: «Le cyberspace était partout où je regardais —au-dessus, en dessous et derrière moi. Je n’étais pas simplement un observateur. J’étais à l’intérieur.» (Rheingold, 1993: 140) Nous avons alors le sentiment d’être là, parce que «c’est là sans être là»7Il y aurait tout lieu de s’interroger sur la relation entre cet être-là et le Dasein heideggerien.. L’une des conditions de cette immersion est la parfaite adéquation entre nos mouvements et ce qui nous apparaît, de sorte qu’on peut croire appartenir à un monde, celui-ci fût-il simulé. Être au monde est le fruit d’une corrélation entre le sujet et l’objet, entre la perception et ce qui subsiste hors de nous8C’est le fameux «Veritas est adaequatio intellectus et rei» de Leibniz déconstruit par Heidegger. (1983: 43-51). Nous nous sentons au monde parce que notre perception et ce qui est perçu sont synchronisés et cet ajustement exprime un rapport de causalité et d’inclusion entre l’intériorité et l’extériorité. On comprend en quoi l’immersionisme de la réalité virtuelle des années 80 et 90 peut être qualifié de fort. Il propose un lien entre l’expérience, les artifices technologiques et l’être-là. Les noms donnés à des mondes persistants, comme Le Deuxième Monde (1997-2001) et Second Life (2003), tendent le fil conducteur d’un simulacre qui s’étend du monde à l’existence et qui semble engager l’expérience même de la réalité. L’immersionisme fort est naïf et précritique, il révèle en creux certains fondements des développements industriels: la technique n’est pas simplement instrumentale, mais concerne notre relation au monde.

La réalité virtuelle doit être considérée comme une ontotechnologie, c’est-à-dire comme un artefact qui transforme notre conception de la réalité. Cet immersionisme promet non seulement «la fin de l’art» (Lévy, 1992: 53), par la réalisation complète du simulacre, et «la perte de la réalité» (Quéau, 1993: 36) par notre descente dans les mondes numériques, mais aussi, finalement, une crise sans précédent et un grand état de confusion. On peut le classer en deux catégories: l’immersionisme enthousiaste, dont les représentants sont Pierre Lévy, Howard Rheingold et Philippe Quéau, et le conjuratoire, avec Jean Baudrillard et Paul Virilio. Les uns promettent une libération sans borne, tandis que les autres prévoient une aliénation sans précédent; les uns envisagent l’immersion comme un approfondissement, les autres comme un étouffement. Mais l’opposition de ces deux postures n’est qu’une apparence, parce qu’elles utilisent en fait les mêmes structures de raisonnement. Si elles mettent en scène l’entrée dans le monde virtuel, celle-ci ne peut se conclure que sur notre sortie, qui survient au moment où nous enlevons le casque pour revenir à la réalité, transformant la preuve ontologique en une expérience subjective. En effet, pour déterminer ce qui existe réellement, il suffit de percevoir une différence d’intensité lorsque nous enlevons le casque et le gant de données. La corrélation entre le sujet et l’objet devient alors plus riche que dans le monde virtuel. L’immersionisme fort n’a jamais impliqué une simple entrée dans le monde numérique, mais un mouvement d’entrée et de sortie d’une situation dite immersive, où se jouent une adéquation et une inadéquation entre un sujet et un monde. Ce mouvement, que je qualifie de palpitation, relève de cette alternance entre immersion et émersion, qui peut être qualifiée, dans l’immersionisme fort, d’externe ou d’ontologique parce que c’est la sortie hors du monde artificiel, le retour à la réalité, qui constitue une prise de conscience.

Auteur inconnu. Année inconnue. «Virtusphere»
 

Auteur inconnu. Année inconnue. «Virtusphere»
 
(Credit : Virtusphere)

L’immersionisme a évolué pour intégrer des remarques qui lui avaient été adressées et pour remédier à sa tonalité absolue. On peut caractériser l’immersionisme actuel comme étant faible, parce qu’il ne défend plus l’hypothèse d’une confusion absolue entre le réel et le simulacre, mais il a pour objectif d’analyser les différents états immersifs. S’appuyant souvent sur les recherches en sciences cognitives9Il faut remarquer que les sciences cognitives sont souvent utilisées comme argument d’autorité dans le domaine de l’esthétique numérique, puisque nombreux sont ceux qui y font référence comme à des faits avérés. Il y a tout lieu de douter de cette conception réaliste de la science, en particulier dans un domaine expérimental aussi paradoxal que l’être humain, qui est tout à la fois sujet et objet. Si les sciences cognitives dans leur diversité sont intéressantes, elles sont parfois surdéterminées philosophiquement et ne sauraient constituer l’argument dernier des raisonnements sur l’esthétique, mais devraient tout au plus être considérées comme des discours parmi d’autres discours., de nouvelles configurations s’y développent. On préfère parler d’effet de présence10Se reporter à l’analyse Gervais (2007). et d’adhésion (Virole, 2008), en distinguant ce qui relève de l’immersion empirique et de l’immersion technologique (Bystrom, Barfield, et Hendrix, 1999). L’immersion correspond à des expériences dans des environnements dont les dimensions nous permettent d’y pénétrer, d’y être dedans (Maniglier, 2010: 59). Les immersionismes faibles tentent de remédier au caractère totalisant de l’immersion en transformant la palpitation externe, soit le passage du monde virtuel au monde réel, en une expérience interne ou esthétique qui consiste à sortir du sentiment immersif au moment même de son expérience par la réflexion et la mise à distance du sujet qui perçoit. C’est au cœur de l’immersion que nous ressentons l’émotion d’être au-dedans et au-dehors, et surtout, la sortie n’est plus définitive, nous revenons vers le dedans selon des cycles si proches que l’immersion devient émersive et l’émersion, immersive (Benayoun, 2012). Cette palpitation cyclique est l’immersivité. L’immersionisme faible déplace le lieu de rencontre entre le sujet et le monde. La rencontre n’est plus une identification, mais une régulation, c’est-à-dire qu’on ne parvient jamais à atteindre la totalisation de l’immersion, mais on continue d’en viser la possibilité, au moins à titre d’idéal régulateur11L’idéal régulateur permet de poser une hypothèse sans la présenter comme certaine parce qu’elle échappe à l’expérience, c’est le fameux «als ob». (Kant, 2001).

Malgré leurs différences, les immersionismes fort et faible partagent, à travers deux modes distincts de palpitation, l’une externe et l’autre interne, une approche semblable, qui est explicite d’un côté et implicite de l’autre. Il est temps d’analyser cette racine commune de l’immersionisme et d’en comprendre les implications. À cette fin, reportons-nous au discours des sciences cognitives, qui analysent souvent l’immersion comme une adhésion12La littérature sur l’adhésion en neurosciences est importante. On se référera à l’ouvrage de Bressan (2011) pour un condensé des relations entre ce concept et l’esthétique..

Auteur inconnu. «Sensorama, 10 janvier 1961».

Auteur inconnu. «Sensorama, 10 janvier 1961».

L’adhésion est l’action de s’attacher très étroitement à une chose, c’est aussi la reconnaissance de l’autorité d’une loi, d’un gouvernement, du contenu théorique et pratique d’une doctrine, d’une croyance, et enfin, c’est la soumission sans réserve à la réalité13Définition d’adhésion. En ligne: http://www.cnrtl.fr/definition/adh%C3%A9sion (Site consulté le 7 décembre 2011). L’adhésion suppose une adéquation entre une conscience et un objet, que l’accent soit mis sur la subjectivité ou sur le dispositif technologique14On retrouve le débat entre une définition subjective et objective de la présence dans Slater (1999).. Or, la constitution du sujet comme de l’objet est problématique et ne peut pas être supposée comme déjà donnée. On comprend mieux dès lors l’usage qui est fait de l’émersion dans l’économie de ces discours, puisque cet arrachement signale en creux ce dont on a été séparé. Dans l’immersion, il y a l’arrivée, le sentiment d’être là, qui se déploie en fonction d’un départ, d’une rupture avec une réalité déterminée, le sentiment de ne plus y être (Taeyong et Biocca, 1997). C’est pourquoi l’immersionisme faible reste finalement attaché sans le savoir à un horizon ontologique. La palpitation entre l’immersion et sa sortie, quelle que soit sa subtilité, est une des formes de la nostalgie de la présence. L’immersionisme s’applique donc à quelque chose de précis, à la réalité virtuelle et à ses dérivés, à un contexte technologique déterminé, à des usages et des désirs, tout en se soutenant d’un affect très ancien. L’adhésion immersive est une forme de corrélationisme. Par ce terme il faut entendre, à la suite de Quentin Meillassoux, les théories héritées de la critique kantienne, qui consistent 

à disqualifier toute prétention à considérer les sphères de la subjectivité et de l’objectivité indépendamment l’une de l’autre, non seulement il faut dire que nous ne saisissons jamais un objet «en soi», isolé de son rapport au sujet, mais il faut soutenir aussi que nous ne saisissons jamais un sujet qui ne soit pas toujours-déjà en rapport à un objet […]. D’une façon générale, le «pas de danse» du moderne, c’est cette croyance en la primauté de la relation sur les termes reliés, croyance en la puissance constitutive de la relation mutuelle. (2006: 18-19)

La source de l’immersionisme est le corrélationisme parce que l’immersion est fondée sur la primauté de cette relation, qui permet non seulement le sentiment d’être-là, mais aussi l’illusion d’un monde. C’est parce que la relation est antérieure au sujet et à l’objet qu’il est possible de nous stimuler pour la simuler15Partant des recherches de Crary (1992), j’avais proposé le terme s(t)imulation pour désigner la solidarité entre ces deux sphères.. C’est du fait de ce fondement que l’immersionisme crée une solidarité entre la perception et la constitution ontologique, qui engage l’objectivité d’un monde. Cette relation est acceptée comme allant de soi parce que la modernité estime qu’

il serait naïf de penser le sujet et l’objet comme deux étants qui subsisteraient par eux-mêmes et auxquels la relation qu’ils entretiennent viendrait s’ajouter par ailleurs. Au contraire, la relation est en quelque sorte première: le monde n’a son sens de monde que parce qu’il m’apparaît comme monde, et le moi n’a son sens de moi que parce qu’il est le vis-à-vis du monde, celui pour qui le monde se dévoile. (Huneman et Kulich, 1997: 22)

C’est cette primauté de la relation qui oblige à ménager une structure d’entrée et de sortie, de présence et d’absence. 

 

L’immersion

Si les deux immersionismes relèvent d’un même fondement corrélationiste, qu’en est-il de l’immersion elle-même, en tant qu’expérience dans des dispositifs numériques? La caractéristique de ces dispositifs, allant de la réalité virtuelle aux jeux, en passant par l’usage quotidien d’Internet et certains environnements artistiques, n’est-elle pas la plongée et le retrait du monde environnant? N’est-ce pas là une expérience partagée par chacun et relayée par les médias de masse16Je ne saurais ici dresser le panorama de tous les articles de presse qui traitent de la question du numérique sous l’angle de l’immersion et du retrait du monde. Ces textes souvent caricaturaux ont toutefois le mérite de rendre explicites les structures et l’affect de l’enthousiasme conjuratoire dont j’ai parlé. C’est particulièrement vrai pour le jeu vidéo critiqué comme un risque de passage à l’acte entre l’esthétique et l’ontologie. Une amusante compilation des arguments peut se trouver dans Fleurot (2012).? Certains artistes ne parlent-ils pas spontanément d’immersion pour désigner un dispositif dont on ne saisit plus les limites17L’expérience immersive fut au cœur du récit médiatique du Leviathan (2011) d’Anish Kapoor. L’artiste explique lui-même que «cette sculpture est une immersion totale dans une dimension physique et mentale inexplorée». (2011) Je souligne. On trouve un autre exemple de la prégnance contemporaine du discours immersif avec la Satosphère, développée à Montréal par la Société des arts technologiques.? Pour approcher l’immersion, il faut se fier à une méthode empirique. En effet, en tant qu’expérience intime, aucune mesure quantitative ne peut nous assurer de sa réalité, puisqu’il faut nécessairement la corréler à un état psychique et vérifier cette corrélation auprès du sujet (Cassou-Noguès, 2012: 65-68).

Chatonsky, Grégory. 2003. «Readonlymemories»
Source: http://chatonsky.net/project/readonlymemories

Chatonsky, Grégory. 2003. «Readonlymemories»
Source: http://chatonsky.net/project/readonlymemories
(Credit : Xpo Gallery)

Les systèmes de réalité virtuelle sont emblématiques de l’immersion forte et on ne saurait les écarter comme dépassés, parce qu’ils continuent d’inspirer de nombreuses recherches tant industrielles qu’artistiques. Ils constituent un imaginaire qui travaille en arrière-plan notre époque et sont le symptôme d’une lignée technique (Simondon, 2001: 43) qui détermine la logique des innovations. Or, dans la relation entre le dispositif et l’état psychique, il y a une dimension matérialiste que la plupart des théories de l’immersion occultent et qui est la gravité des technologies. Si en physique la gravité est le phénomène d’attraction d’un corps vers le centre de la Terre, elle doit être entendue ici comme la lourdeur matérielle des objets technologiques, lourdeur pouvant aller jusqu’au dysfonctionnement. Ne pas la prendre en compte, c’est purement et simplement scinder l’expérience avec d’un côté la représentation et de l’autre la matérialité. La gravité intègre ces deux éléments non comme une alternance entre deux états antagonistes, mais comme un continuum permettant de décrire au plus proche notre perception: nous ne cessons de ressentir le dispositif, sa lourdeur, son adhésion défaillante, parce que la perception n’est pas seulement une projection dans une représentation, mais également une mémoire, et induit une aperception des mouvements du corps (Henry, 1965). Les questions de l’illusion et de l’être-là de la présence sont mal posées lorsqu’on les développe selon le plan d’une intériorité subjective; on prend alors la corrélation au pied de la lettre en n’en voyant que les résultats escomptés. Du fait de la nature simulatrice de la réalité virtuelle, celle-ci produit une expérience différentielle qui répond à notre réflexivité. Pour qui a essayé de tels dispositifs, le sentiment de déception et de décalage entre l’effet attendu et la sensation expérimentée est grand. Cette dernière est d’ailleurs travaillée par son anticipation. Nous ne sommes jamais au-dedans ni au-dehors, ce qui entre en contradiction avec la signification même de l’immersion, qui suppose à un moment donné une plongée en profondeur, une percée. Cette sensation ne peut-elle pas être considérée comme une membrane, c’est-à-dire un tissu muni de la propriété chimique de fonctionner comme une limite dotée d’une perméabilité sélective, de sorte que l’intériorité et l’extériorité restent entièrement relatives? Le concept d’immersion semble inadapté à rendre compte de cette ambiguïté sensorielle parce qu’il tend à découper le mouvement18On pourrait appliquer la critique bergsonienne de la décomposition du mouvement à la palpitation immersive qui effectue exactement la même opération. Henri Bergson démontre avec force que quelque soit la subtilité de la découpe, elle passe toujours à côté du mouvant lui-même parce qu’elle se fonde sur des éléments séparés qu’elle met ensuite en relation. (2003). La palpitation suppose deux états distincts qui préexisteraient à cette sensation, à la manière d’un accident arrivant à une «substance». La palpitation est discrète et quantitative, elle se compose en réalité d’unités additives et reste déterminée par le concept d’unité. Notre expérience ne résulte pas d’une agrégation d’éléments séparés, mais elle est en même temps hétérogène et indécomposable. Elle ne se compose pas d’unités données et ne peut donc changer sans transformer également ses parties, ce pour quoi elle doit nécessairement changer de nature lorsqu’elle se divise dans l’aperception, ce qui ne cesse de se produire dans la sensation même.

Avec la réalité virtuelle, nous faisons surtout l’expérience d’un dispositif, c’est-à-dire d’une situation qui s’étend spatialement bien au-delà du cadre de la représentation, parce qu’elle intègre l’avant, l’après, l’espace parcouru, la salle, le rituel selon lequel un médiateur nous équipe et nous explique le fonctionnement du dispositif utilisé. On peut être saisi par la proximité entre les immersions technologiques et les attractions d’une fête foraine19La relation entre les dispositifs immersifs actuels et les loisirs organisés de façon commerciale et industrielle n’est pas accidentelle. Comme l’a démontré Jonathan Crary, ce sont ces centres qui vont appliquer à grande échelle les sciences expérimentales et un certain régime construit de l’attention (2001). On peut par ailleurs remarquer que c’est souvent lorsque l’art contemporain se rapproche de l’industrie du voyage et de la culture qu’il a recours à un discours de l’immersion, qui promet une expérience totale. (Michaud, 2004), qui nous annoncent quelque chose d’extraordinaire. L’expérience de l’immersion n’est pas celle d’un sujet isolé s’enfonçant dans le dispositif, elle consiste aussi à observer celui qui expérimente. Cette dimension proprement voyeuriste n’est absolument pas anecdotique, parce que celui qui jouit n’est pas seulement celui qui observe, mais aussi celui qui se sait observé. Il faut d’ailleurs remarquer qu’une grande partie des dispositifs immersifs permettent seulement à un nombre restreint de personnes de les utiliser simultanément, laissant les autres dehors, en attente20Ainsi la file d’attente à la Biennale de Venise 2011 pour entrer dans l’installation immersive de James Turrell nommée Ganzfeld Apani, était en soi un spectacle., aménageant parfois ce moment par des dispositifs d’observation, dans cette autre position produite par le dispositif lui-même et qui est l’anticipation: on se murmure à soi-même «Bientôt, ce sera mon tour». Il y a donc une mise en scène de l’immersion dont il faut prendre en compte tous les éléments sans en privilégier aucun d’avance. Cette mise à plat du dispositif matériel et de l’expérience subjective met à mal la palpitation immersive et émersive.

Ce qui est vrai pour les immersions numériques l’est aussi pour d’autres formes. Ainsi, lorsque je suis dans une salle de cinéma, je semble vivre une expérience décomposable en deux moments. M’enfonçant dans l’obscurité, je me dis que j’y suis, c’est-à-dire que je suis immergé dans la fiction, j’ai partiellement oublié le monde qui m’entourait pour entrer dans ce monde de fiction. Au moment même où je me le dis, j’émerge, et réapparaissent mes voisins, les fauteuils et la salle, le filet de lumière de la projection, l’arrière-fond du monde. Mais ce mouvement est un effet du discours, parce que sa surface d’inscription est construite après-coup au moment de l’émersion; ce décalage révèle une inadéquation structurelle. Ainsi, et malgré les apparences, l’expérience cinématographique du spectateur ne se décompose pas selon la palpitation d’une entrée et d’une sortie, mais comme une bande de Mobius dans laquelle la preuve de l’immersion fait défaut. Chaque sensation est un fragment qui ne peut être conçu comme un appel vers une totalité préexistante ou à venir. Au couple de l’immersion et de l’émersion comme partie et tension vers une totalité perdue que le désir vise à restaurer, se substitue la trame d’un fragment complet, mais non totalisable. C’est le rapport même entre la partie et le tout qui a changé (Deleuze et Guattari, 1972: 50-52). On ne peut considérer l’expérience dans ces dispositifs comme une alternance entre deux états distincts de la conscience. Les conditions perceptives sont indissociables des conditions réflexives qui produisent des séries de différences. Si on peut en parler, c’est parce que l’expérience est dédoublée et mémorisée, l’expérience n’est pas enfermée sur elle-même. On achète un billet pour entrer dans une salle, non seulement pour voir et entendre un film, mais aussi pour être ému de cette présence-absence de ces autres anonymes nous entourant. Ce qui nous entoure est cette réciprocité des sensibilités, parce que nous sommes oublieux tout autant qu’oubliés par ceux qui sont là.

Chatonsky, Grégory. 2011. «Notre mémoire» [Vue de l’exposition Biennale d’art contemporain de Montréal]
Source: http://chatonsky.net/projects/notre-memoire

Chatonsky, Grégory. 2011. «Notre mémoire» [Vue de l’exposition Biennale d’art contemporain de Montréal]
Source: http://chatonsky.net/projects/notre-memoire
(Credit : Commissaire: Paule Mackrous, Courtoisie: Xpo Gallery)

Si le mouvement réflexif nous décale de notre expérience perceptive, qui ne saurait ainsi être la simple émersion d’une immersion, à quoi peut-on le rattacher? La sortie la plus radicale et la plus courante, en même temps que sans doute la plus occultée, la forme la plus insistante de la gravité est l’incident technique par lequel les conditions de l’immersion deviennent temporairement ou définitivement impraticables. L’appareillage n’est tout simplement plus opérationnel, il est, comme on dit, out of order21L’incident est un élément de production positif dans de nombreuses démarches artistiques, comme le prouve l’usage du glitch et de nombreux défauts fonctionnels. Voir Chatonsky (1996).(Deleuze et Guattari, 1972: 13-14) Une habitude nous amène à exclure ces incidents de l’appréhension de l’expérience, comme s’il y avait d’un côté le fonctionnement instrumental régulier des technologies et de l’autre un événement contingent qui, du fait de sa nature accidentelle, n’aurait pas à être pris en compte. Or, ce qui nous arrive dans l’incident est une expérience fondamentale au regard de l’immersion et de la relation entre perception et monde. Comme l’a analysé Heidegger (1980: 9-48), lorsqu’une technique cesse de fonctionner, c’est le monde en tant que monde qui revient. Je fais alors face à une matière que j’avais oubliée dans l’usage, par exemple un amas de plastique et de fils nommé ordinateur, mais c’est aussi tout le réseau de renvois instrumentaux, qui va de la prise électrique jusqu’au barrage hydro-électrique ou à la centrale nucléaire. Lorsqu’un ordinateur cesse de fonctionner, ce n’est pas seulement un ensemble de fonctions utilitaires qui se retirent, c’est le monde qui se dévoile dans son autonomie, ce qui peut provoquer de la frustration et de la colère, c’est-à-dire de l’incompréhension. Lorsque l’incident arrive, c’est une forme qui s’effondre et le monde en tant que matière qui revient, cet arrière-plan qui existait toujours dans l’usage, mais qui avait été occulté. Cette expérience, déliant ce qui est perçu de ce qui est, disloque de l’intérieur le corrélationisme de l’immersion, c’est-à-dire l’inextricabilité du sujet et de l’objet, et la préexistence de la relation sur ses constituants. Il faut se souvenir de l’expérience de la perte de données sur un disque dur, ressentir tout ce que nous perdons là, cette délégation massive de la mémoire vivante à un support matériel22Se reporter à la distinction entre rétentions primaires, secondaires et tertiaires élaborée dans Stiegler (1998a et 1998b), cette intimité qui est hors de nous23Cette externalisation de l’intimité est l’un des ressorts de ce qu’il est convenu de nommer le Web 2.0, consistant à déléguer aux individus la constitution de la mémoire partageable. On trouvera des éléments de réflexion dans Leroy-Gourhan (1965: 75). et sur laquelle nous n’avons plus de prise, puisque nous ne pouvons plus récupérer ces données. En ce sens, l’incident ne saurait être considéré comme un accident qui arriverait à une prétendue «substance» fonctionnelle, elle fait bel et bien partie de sa réalité et en constitue l’ouverture vacillante. De la même manière, l’émersion n’est pas un accident qui arrive à l’immersion. Émersion et immersion sont toujours portées à la limite l’une de l’autre. Le récit de l’immersion révèle l’idéologie qui détermine notre relation quotidienne aux technologies. Elle oppose fonctionnement et incident, forme et matière, en se reposant sur une tradition hylémorphique analysée par Gilbert Simondon24Il y a une solidarité entre l’ouverture de l’objet technique et son indétermination, concept que Simondon déplace à partir d’Heisenberg, qui défie une relation univoque à la fonction. (2001). À y regarder de plus près, on comprend que l’émersion est envisagée comme un événement qui arrive à l’immersion, l’une étant contenue dans l’autre, l’événement étant intégré à un ordre de réalité plus haut, les états demeurant immersifs pour cette raison. Ceci va avec le refoulement de la gravité matérielle et de la déception de l’expérience numérique. Pour envisager véritablement cette dernière, il faut révolutionner notre manière de penser la technique en incluant dans l’essence de celle-ci l’incident, c’est-à-dire ne pas envisager la technique comme un écoulement continu auquel arrive parfois de l’extérieur des interruptions, mais comme un ensemble de turbulences, constitué en même temps de continuités et de discontinuités.

Chatonsky, Grégory et Dominique Sirois. 2012-2013. «Télofossiles». [Vue de l’exposition au Musée d’art contemporain de Taipei. http://chatonsky.net/projects/telofossiles]

Chatonsky, Grégory et Dominique Sirois. 2012-2013. «Télofossiles». [Vue de l’exposition au Musée d’art contemporain de Taipei. http://chatonsky.net/projects/telofossiles]
(Credit : Xpo Gallery)

Lorsqu’un incident intervient, on cherche d’ailleurs la plupart du temps une cause externe et on s’interroge pour savoir ce qui est arrivé. La conception instrumentale de la technique semble le fondement nécessaire de l’immersion on imagine mal une immersion dans un tas de métal débranché–, tant et si bien qu’on jette les techniques devenues inutilisables, soit parce qu’elles sont obsolètes, soit parce qu’elles sont cassées. Une technique ainsi mise à la poubelle est placée hors du circuit du monde humain, hors de toute possibilité de commerce. Mais une technique brisée ne disparaît pas pour autant dans sa matérialité, c’est simplement sa corrélation aux utilisateurs humains qui s’effondre. Je pianote sur le clavier, les mots s’enchaînent. Il y a certes des arrêts ponctués de lectures et de recherches sur Internet, mais je cherche un rythme fluide. J’espère sans doute que cet enchaînement de mouvements digitaux sera à même de provoquer une connivence avec le possible lecteur. Brutalement, l’affichage se fige, il ne répond plus aux ordres de mes doigts, la relation entre les interfaces d’entrée et de sortie fait défaut. Je ne sais ce qui s’est passé, je ne vois que le résultat, l’impossibilité de continuer. J’essaie certaines combinaisons de touches réputées magiques, rien n’y fait. En désespoir de cause, je relance l’application en espérant qu’une sauvegarde automatique a su préserver le temps dépensé à travailler. La version qui apparaît a plus de deux jours, il manque des pages et des pages. Dans quelle situation suis-je au juste? Je suis pris dans une double impossibilité: je ne peux réécrire ce que j’avais écrit parce que la première fois ne saurait se répéter à l’identique dans une seconde. Je ne peux pas non plus faire abstraction de ce que j’avais écrit et faire comme si de rien n’était. Je ne peux donc ni me souvenir ni oublier, d’une manière analogue au rapport entre l’immersion et l’émersion. 

L’immersion repose sur une idéologie qui est profondément enracinée dans notre relation quotidienne aux technologies. Pour qu’il y ait immersion, il faut qu’il y ait un fonctionnement sans accrocs du dispositif machinique. L’émersion, quant à elle, relève d’un incident, c’est-à-dire d’une interruption dans la continuité instrumentale, que ce soit du fait du débranchement du dispositif, d’un sursaut de conscience ou d’une panne. La palpitation apparaît alors comme l’alternance d’états, à la manière d’un moteur qui ne cesse de démarrer et de s’arrêter, de tousser. Mais cette modulation instable ne saurait déconstruire la hiérarchisation entre le fonctionnement et l’incident, entre la «substance» et l’accident, entre la partie et le tout, puisque l’émersion est ce qui arrive à l’immersion et non l’inverse. L’immersion constitue dans son indemnité la nécessité, tandis que l’accident est la contingence d’une série d’événements. On aura beau compliquer la relation entre l’immersion et l’émersion, on gardera les traces de cette hiérarchie. La dialectique entre la présence et l’absence n’est pas une palpitation véritable, parce qu’elle reste le symptôme d’une nostalgie de la fusion, ce moment aussi imaginaire soit-il dans lequel nous ne faisons plus qu’un avec le monde. L’incident, dont la contingence définit le possible même des technologies, ne permet-il pas de penser une relation entre le monde et notre perception fort différente de celle proposée par l’immersion?

 

Les flux

L’immersion dans ses différentes formes, fortes et faibles, met en jeu une structure sous-jacente qui simplifie l’entrelacement de l’expérience. Si elle se réfère à la posture d’un corps dans un milieu aquatique, c’est qu’elle privilégie le sujet sur ce qui le situe, la perception sur ce qui est. Or, un autre concept, lui aussi d’usage courant, fait référence à l’élément liquide, mais se réfère à l’état des choses, ce sont les flux. L’affect qui lui est rattaché est le débordement, parce que si l’immersion est dépendante de l’action d’une personne, être débordé consiste au contraire en une passivité qui est réceptive à l’extériorité, par exemple à des flux. J’aimerais à présent développer les raisons pour lesquelles ceux-ci diffèrent essentiellement du corrélationisme immersif et peuvent apporter un précieux éclairage sur le domaine que nous souhaitons étudier.

Le débordement est un sentiment que nous expérimentons quotidiennement: il y a trop d’informations, de choses à faire, de personnes à rencontrer, de bruit dans la ville, de pollution, de livres et d’innovations technologiques, de projets à réaliser et d’expositions à visiter. Le propre du débordement, c’est de s’appliquer indifféremment à des choses qui appartiennent à des quantités et à des qualités différentes. En ce sens, il constitue une urgence indéterminée dont nous ne parvenons pas à repérer la cause, et c’est pourquoi il affecte le monde en tant que monde. N’est-il pas en même temps au-dessus de nous, parce qu’il nous submerge, et en dessous puisqu’il ne cesse de gronder comme un flot tumultueux sur lequel nous avons de la difficulté à conserver notre équilibre? Il importe de remarquer que le débordement ne relève pas seulement d’une logique de l’excès, car dans la pauvreté d’une panne, par exemple, nous le ressentons. Il ne faut pas vouloir d’avance résoudre cette indétermination, il faut s’y glisser afin de rester proche de l’expérience, «ne pas immédiatement résister, mais au contraire laisser le battement s’accomplir jusqu’au bout» (Heidegger, 1992: 129). Le sentiment excessif, du trop ou du pas assez, n’est pas sans rapport avec le sublime, initié par Burke et Kant, et qui n’a cessé de travailler l’esthétique contemporaine (Courtine, 2009). Le sublime témoigne d’un décalage entre ce qu’il y a à percevoir et ce qui nous permet de percevoir. Ce décalage va laisser des traces. Le suspens qui affecte la perception n’est pas un néant, la défaillance perceptive peut constituer en retour une perception réflexive des conditions de la sensation: le transcendantal est lui-même une expérience. Nous ne savons pas ce qui nous a touchés, mais nous savons qu’il y a eu une touche, selon la logique paradoxale du trauma (Lyotard, 1988: 34-35). Si la touche a lieu, c’est qu’il y a une différence entre ce qui touche et ce qui est touché, et que le défaut de corrélation n’implique pas le non-rapport entre les deux. Si nous sommes débordés aussi bien par un incident que par le fonctionnement technique, c’est que la logique du débordement est une logique du possible et non de ce qui est. Ainsi, nous n’utilisons pas simplement un logiciel, nous tentons d’être attentifs à ses possibilités. Ses fonctions ne sont pas nécessairement en adéquation avec des attentes préalables, elles peuvent produire de nouvelles actions qui n’ont pas été prévues par ses concepteurs. Dans cet univers du possible, la contingence et la nécessité ne s’opposent pas. On peut alors considérer le fil de l’expérience, la gravité comme la panne du dispositif technique, sans exclure aucune partie et sans la totaliser en retour. Cette nouvelle relation entre la contingence et la nécessité (Meillassoux, 2006) est le nœud de cette réflexion sur le numérique, parce qu’elle donne des éléments de réponse à la question de Bernard Stiegler, «comment les programmes peuvent-ils engendrer de l’indétermination, de l’improbable et de l’improgrammable? Répondre à ces questions suppose que soit développée une esthétique.» (1998: 58) Le débordement n’est pas seulement une impression, mais aussi une techno-logie, entendue comme un discours à propos de la technique. Il ne relève plus d’une logique de la palpitation qui fait alterner plusieurs états séparés les uns des autres; il a une structure indistincte, de sorte qu’on a du mal à isoler des parties, à tel point qu’on peut s’interroger non seulement sur la possibilité de sa décomposition, mais aussi sur la réalité de la composition. Lorsque nous utilisons une machine, lorsque nous pensons être plongés dans son usage, l’incident est présent comme une possibilité qui n’est pas simplement accidentelle et extérieure, mais constitutive de la temporalité de cette relation –et c’est pourquoi nous sommes toujours pressés. Le débordement nécessite de changer de structure, l’expérience n’est pas homogène, mais est un dispars25La notion de dispars a été largement développée par Deleuze à partir de sa lecture de Gilbert Simondon. (1968: 155-158).

Chatonsky, Grégory. 2006. «Dislocation II». [Vue de l’exposition au Musée d’art contemporain de Taipei. http://chatonsky.net/projects/dislocation/ii]

Chatonsky, Grégory. 2006. «Dislocation II». [Vue de l’exposition au Musée d’art contemporain de Taipei. http://chatonsky.net/projects/dislocation/ii]
(Credit : Xpo Gallery)

Ce qui nous déborde, ce sont les flux qui reconfigurent la relation entre la perception et le monde. Lorsque nous souhaitons parler d’un phénomène qui ne dépend pas de nous, que celui-ci soit écologique, énergétique ou économique, nous utilisons spontanément ce vocable. Les flux se présentent comme quelque chose d’autonome sur lequel nous n’avons pas de prise. Pour comprendre ce qu’est un flux26Voir Serres (1977). Cet ouvrage est un élément majeur pour construire un réalisme des flux., on peut se référer aux impressions provoquées par l’observation d’un ruisseau: le cours d’eau est à nos pieds et nous y plongeons le regard, nous observons les détails, grands et petits, leurs turbulences. Certaines disparaissent, d’autres influent le mouvement général du courant et, lorsque nous suivons l’un de ces tourbillons, nous ne pouvons anticiper s’il sera constitutif d’une causalité. L’évanouissement est sans cause, il suspend le moment d’observation. Nous nous perdons dans ces tumultes, nous ressentons notre propre perturbation. Ce plaisir sensible des flux que nous avons tous expérimentés n’est pas anecdotique, il est le signe de l’indistinction entre le dedans et le dehors, ce que l’immersionisme avait nommé l’immersion et l’émersion, mais ici l’espace n’est plus considéré comme un contenant, il est emboîté et ouvert, il est indécomposable parce qu’il est multiple et intensif. Il serait d’ailleurs difficile de vouloir s’immerger dans les flux, on s’y noierait. Il faut y plonger, faire le saut et apprendre à s’y mouvoir en nageant27La métaphore de la nage dans le flux des choses mouvantes est admirablement décrite par Bergson (2007: 657-659).. Si les flux nous permettent de penser un monde qui ne dépend pas de nous, ils résistent structurellement à l’absolu qui se cachait derrière la corrélation immersive. En effet, on ne peut pas totaliser les flux. Nous sommes obligés, avec eux, de rester dans le possible, parce que les relations entre le discret et le continu, les parties et le tout, le mouvement et l’arrêt, l’afflux et le reflux ne peuvent être anticipées, non pas seulement dans leur factualité, mais aussi quant à nos spéculations. La spéculation considère non pas les choses telles qu’elles sont, mais la possibilité qu’elles puissent toujours être autrement. Cette transformation du regard a des conséquences radicales sur la manière d’envisager l’ontologie, puisque, comme le considère Meillassoux,

Rien, en vérité, n’a de raison d’être et de demeurer ainsi plutôt qu’autrement –pas plus les lois du monde, que les choses du monde. Tout peut très réellement s’effondrer –les arbres comme les astres, les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques. Cela, non en vertu d’une loi supérieure qui destinerait toute chose à sa perte, mais en vertu de l’absence d’une loi supérieure capable de préserver de sa perte quelque chose que ce soit. (2006: 73)

Les turbulences des flux ne consistent pas en une absence d’ordre, mais en une absence de loi, c’est-à-dire qu’elles peuvent être chaotiques comme elles peuvent suivre un ordre, mais on passe de l’un à l’autre sans avertissement. Ce n’est donc pas le chaos du devenir héraclitéen, il s’agit d’un hyper-chaos qui met en faillite le chaos lui-même. La logique du possible fait de la contingence la seule nécessité, et c’est ainsi que la continuité empirique est produite plutôt qu’elle n’est présupposée. Avec les flux, la relation n’est pas une corrélation qui tend vers l’adéquation, elle peut également être au fil du temps le décalage, le retrait du fonctionnement, l’incertitude, le possible. La solidité n’est pas ici une solidarité, la relation ne se referme pas sur elle-même parce que les éléments ne se laissent pas décomposer.

Simon, John F. Jr. 1997. «Every Icon»

Simon, John F. Jr. 1997. «Every Icon»
(Credit : Numeral)

Si les formes prises par l’immersionisme en art sont connues, alliant l’art total, la viscéralité expérientielle et les environnements de grandes tailles dans lesquels on peut plonger28Si l’immersion doit être pensée d’un point de vue théorique, il faut aussi y réfléchir en regard des discours les plus courants tenus à son propos et qui doivent être considérés comme des symptômes. On peut remarquer en ce sens que, bien souvent, ce concept est utilisé pour désigner une relation directe entre le public et le dispositif artistique, selon un mode fusionnel qui semble occulter la gravité du dispositif et le continuum de l’expérience de l’œuvre., à la manière de Feed (2005-2006) de Kurt Hentschlager, qu’en est-il de l’art des flux29Voir Chatonsky (2007).? Ses deux principales caractéristiques sont l’infinitude et la variabilité. Par infinitude, il faut entendre les dispositifs qui nous placent face à un temps qui surpasse notre attention ou plus radicalement encore notre durée de vie, c’est-à-dire la possibilité de notre existence. Empire (1964) d’Andy Warhol est un flux cinématographique dont la durée et le caractère morne rendent son visionnement pénible et nous placent donc devant une chose autonome, tout comme l’est le bâtiment réel. En se promenant à Manhattan, on peut passer devant sans même l’apercevoir tant il ne dépend pas de notre présence. Ce film engage la relation entre la factualité et la contingence et une esthétique qui n’est pas immersive30La très belle exposition Empire, State, Building de la Société Réaliste au Jeu de Paume surjouait la documentation pour montrer cette solitude de l’objet architectural. (En ligne: http://www.jeudepaume.org/index.php?idArt=1369&lieu=1&page=article. Site consulté le 13 novembre 2013.).

Every Icon (1997) de John F. Simon Jr. est un logiciel représentant une grille de 32 par 32 pixels qui est parcourue systématiquement afin de faire apparaître toutes les images possibles dans ce quadrillage. Il faudrait passer des millions d’années pour expérimenter cette totalité, qui doit donc rester purement spéculative même si nous savons que le logiciel peut effectivement la réaliser. L’œuvre n’est pas infinie, elle est quasi-infinie, pour reprendre cette notion utilisée en physique, au sens où elle est plus grande que notre capacité à l’expérimenter. Paradoxalement, le flux numérique est absolu, mais se prémunit contre l’effectuation de cet absolu. Il y a la discrétion de chaque pixel, l’addition de ces éléments, mais l’impossibilité de les totaliser en une figure. Nous sommes placés devant une limite qui résiste tout aussi bien à l’immersion qu’à l’émersion. L’infinitude ne devient jamais un infini réalisé et c’est pourquoi elle répond à notre finitude. Every Icon est paradigmatique de la variabilité des flux numériques qui agencent calcul et contingence. En effet, le fondement de tout programme est la variable (n+1)e. Cette variable entraîne une variation, c’est-à-dire une forme matérielle, par exemple l’affichage d’un carré noir nommé pixel dans une grille. L’ensemble de ces variations au fil conducteur de la temporalité produit une variabilité, c’est-à-dire la perception d’un changement dont on ne peut prévoir le déroulement, mais que l’on sait régi par un certain ordre programmé. On passe ainsi de façon continue des signes mathématiques à la perception.

Ce passage entre l’infinitude des «signes» dépourvus de sens (Meillassoux, 2011) et la finitude chargée de signification, trouve une expression privilégiée dans la démarche de Roman Opalka qui a inscrit pendant près d’un demi-siècle sur des tableaux une série de chiffres. Il n’y a aucune isomorphie entre la factualité de son existence et l’usage de ces signes, la relation est donc elle-même arbitraire, mais quand on regarde ces tableaux, on voit réellement cette existence au-delà des anecdotes, dans sa contingence la plus radicale: une vie consumée à cela. La réduction numérique ne produit pas un nivellement de la trace existentielle, mais son intensification par décalage entre le référent et les signes. Il y a un parallélisme entre le temps passé à lire ces signes et le temps pris pour les inscrire. S’immerge-t-on dans l’existence du peintre, ou se meut-on dans un flux anonyme dénué du récit factuel et dont ne reste plus que la contingence? Les flux amènent un éclairage nouveau sur l’immersion et permettent de sortir de la corrélation entre le sujet et l’objet, car ils ne déterminent pas d’avance le mode de relation ni même l’existence d’un sujet ou d’un objet. C’est pourquoi ils s’articulent à la finitude en tant que celle-ci ne nous appartient pas et constitue une part indéterminée. The Outland (2009) de Fabien Giraud et Raphael Siboni pourrait synthétiser ce flux troublant l’immersion: il s’agit d’un simulateur sur plate-forme hydraulique. La boîte noire se meut en tous sens et émet des sons de moteur, mais personne ne peut y accéder, personne ne peut s’y immerger parce que la porte est fermée. La représentation est hors de notre portée. Le dispositif nous reste étranger. Il ne reste plus que le mouvement, fermé sur lui-même, de cet objet qui est semblable à une intériorité, mais sans subjectivité, signe sans doute d’une solitude (Chatonsky, 2013) de la machine avec laquelle précisément nous entrons en contact et qui nous émeut, touchant par la bande à cette autre solitude qui est la nôtre.

Giraud, Fabien; Siboni, Raphaël. 2009. «The Outland» [Simulateur fermé: plate-forme 6DOF, cabine en résine, structure en aluminium Coproduction Centre National des Arts Plastiques. Vue de l’exposition La Force de l’Art 02, Grand Palais, Paris, France, 2009.]
Photo: Marc Domage.
 

Giraud, Fabien; Siboni, Raphaël. 2009. «The Outland» [Simulateur fermé: plate-forme 6DOF, cabine en résine, structure en aluminium Coproduction Centre National des Arts Plastiques. Vue de l’exposition La Force de l’Art 02, Grand Palais, Paris, France, 2009.]
Photo: Marc Domage.
 
(Credit : Galerie Loevenbruck)

Une boîte fermée

L’immersion est régulièrement utilisée pour appréhender l’expérience dans les dispositifs numériques. Au-delà des formes qu’elle a pu prendre, l’immersion est redevable d’une structure sous-jacente commune qui s’incarne dans des formes technologiques temporaires, par exemple la réalité virtuelle, tout en appartenant à l’histoire de la métaphysique. En examinant l’immersionisme, nous avons vu des formes fortes et faibles. Les premières sont précritiques, elles estiment que le monde est réductible à la perception. Elles peuvent être enthousiastes tout autant que conjuratoires, les affects étant ici interchangeables, mais dans tous les cas elles entrent dans un dispositif pour aménager une sortie suivant une palpitation d’états successifs. L’immersion est alors fonction d’une émersion externe, c’est-à-dire dans le monde. L’immersionisme faible, plus courant aujourd’hui, défend l’hypothèse d’une adhésion qui palpite également, mais de façon cyclique et interne, c’est-à-dire dans la perception elle-même. On émerge non pas seulement en sortant du dispositif, mais dans le dispositif, de sorte que la palpitation devient essentiellement esthétique. L’immersion n’est certes jamais totalement réalisée, mais elle reste un idéal régulateur. Le point commun entre ces deux immersionismes est la corrélation entre le sujet et l’objet.

Une fois que cette racine commune a été détectée, on peut déconstruire l’immersion comme expérience. Car, au-delà de son apparente évidence, elle semble oublier son arrière-plan, qui est la gravité du dispositif technique. Pourtant, cette lourdeur ne cesse jamais d’être présente, et elle structure, fut-ce dans son occultation, notre expérience. Il n’y a pas une série d’entrées et de sorties, mais une membrane qui déconstruit les notions mêmes d’intériorité et d’extériorité. Par ailleurs, l’immersion refoule la part de voyeurisme dans les dispositifs numériques qui sont regardés par les futurs candidats à l’expérience. Cette réciprocité du visible et du voyant se retrouve dans l’expérience cinématographique, qui témoigne que la palpitation est une construction a posteriori qui en décomposant produit le décomposable. Enfin, l’immersion semble oublier que l’incident n’est pas un événement accidentel qui arrive à la «substance» technique, mais fait partie de son essence même. L’incident doit être considéré comme un événement déterminant de la technique parce qu’il fait revenir l’objet dans sa solitude et retourne la corrélation contre elle-même. L’importance donnée à l’immersion est le fruit de la distinction traditionnelle entre la technique et l’incident, la substance et l’accident, la nécessité et la contingence, distinction qui entre en contradiction avec la fluidité turbulente de nos expériences.

Pour suivre ces turbulences, on peut approfondir notre expérience du débordement et des flux. Ils sont fondés sur une rythmologie indécomposable, car ils sont influx, afflux et reflux, l’incident qui est retirement de l’instrumentalité peut aussi nous submerger. L’indétermination du débordement, son caractère décalé et traumatique permet de spéculer sur une autonomie au cœur de la perception. Il ne s’agit plus de s’immerger, mais d’être submergé par un possible et de faire de la contingence une nécessité. Par cette précarité essentielle, on propose un nouveau matérialisme qui articule les phénomènes humains et machiniques. La contingence se retrouve dans les programmes informatiques qui produisent de façon paradoxale ce qui ne peut être anticipé à partir du programmable. La contingence est hors-la-loi. Les flux se traduisent non seulement dans la perception, mais dans l’œuvre elle-même. On peut dès lors considérer un art des flux fort différent de l’art immersif, art qui ne tendra jamais, fut-ce hypothétiquement, vers une totalisation, mais vers une limite qui met en contact l’infinitude de certains dispositifs artistiques et notre finitude. 

 

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  • 1
    Le succès de la Kinect et les promesses de la Leapmotion, tout autant que du casque Oculus, doivent être mis en relation avec un retour de l’imagerie propre à la réalité virtuelle.
  • 2
    L’indétermination de la notion d’ontologie n’est pas un défaut dans sa définition, mais est liée à la nature même de son objet, qui est la catégorie philosophique la plus générale qui soit. Si l’ontologie a des liens avec les notions de réel, de réalité, de monde et d’étants, elle ne s’y identifie pas. Avec l’ontologie il s’agit de questionner l’être dans sa généralité: la façon dont ce qui est est, ce qu’on dit de quelque chose quand on dit qu’il est.
  • 3
    Ces critiques restent peu nombreuses. On peut citer Gervais (2007) ainsi que Wiesing (2008).
  • 4
    Il faudrait s’interroger sur la réalité même de cette antériorité qui est peut-être le fruit d’un discours a posteriori reconstruisant un fil conducteur conduisant logiquement jusqu’à nos technologies. La continuité historique défendue par Grau, débutant aux origines préhistoriques, est problématique, car elle repose sur une conception implicite de la Vorstellung. On peut tout du moins remarquer que le trouble ontologique provoqué par l’imitation, la ressemblance, la mimésis et le simulacre a fait l’objet d’une analyse canonique à propos de Zeuxis dans le livre X de La République de Platon.
  • 5
    Ce concept permet de décrire l’ambivalence affective des discours sur la réalité virtuelle, qui sont en même temps fascinés et effrayés par leur objet (Derrida, 2006). Pour son application aux technologies, voir Chatonsky (1995).
  • 6
    Définition d’immersion. En ligne: http://www.cnrtl.fr/definition/immersion (Site consulté le 7 décembre 2011)
  • 7
    Il y aurait tout lieu de s’interroger sur la relation entre cet être-là et le Dasein heideggerien.
  • 8
    C’est le fameux «Veritas est adaequatio intellectus et rei» de Leibniz déconstruit par Heidegger. (1983: 43-51)
  • 9
    Il faut remarquer que les sciences cognitives sont souvent utilisées comme argument d’autorité dans le domaine de l’esthétique numérique, puisque nombreux sont ceux qui y font référence comme à des faits avérés. Il y a tout lieu de douter de cette conception réaliste de la science, en particulier dans un domaine expérimental aussi paradoxal que l’être humain, qui est tout à la fois sujet et objet. Si les sciences cognitives dans leur diversité sont intéressantes, elles sont parfois surdéterminées philosophiquement et ne sauraient constituer l’argument dernier des raisonnements sur l’esthétique, mais devraient tout au plus être considérées comme des discours parmi d’autres discours.
  • 10
    Se reporter à l’analyse Gervais (2007).
  • 11
    L’idéal régulateur permet de poser une hypothèse sans la présenter comme certaine parce qu’elle échappe à l’expérience, c’est le fameux «als ob». (Kant, 2001)
  • 12
    La littérature sur l’adhésion en neurosciences est importante. On se référera à l’ouvrage de Bressan (2011) pour un condensé des relations entre ce concept et l’esthétique.
  • 13
    Définition d’adhésion. En ligne: http://www.cnrtl.fr/definition/adh%C3%A9sion (Site consulté le 7 décembre 2011)
  • 14
    On retrouve le débat entre une définition subjective et objective de la présence dans Slater (1999).
  • 15
    Partant des recherches de Crary (1992), j’avais proposé le terme s(t)imulation pour désigner la solidarité entre ces deux sphères.
  • 16
    Je ne saurais ici dresser le panorama de tous les articles de presse qui traitent de la question du numérique sous l’angle de l’immersion et du retrait du monde. Ces textes souvent caricaturaux ont toutefois le mérite de rendre explicites les structures et l’affect de l’enthousiasme conjuratoire dont j’ai parlé. C’est particulièrement vrai pour le jeu vidéo critiqué comme un risque de passage à l’acte entre l’esthétique et l’ontologie. Une amusante compilation des arguments peut se trouver dans Fleurot (2012).
  • 17
    L’expérience immersive fut au cœur du récit médiatique du Leviathan (2011) d’Anish Kapoor. L’artiste explique lui-même que «cette sculpture est une immersion totale dans une dimension physique et mentale inexplorée». (2011) Je souligne. On trouve un autre exemple de la prégnance contemporaine du discours immersif avec la Satosphère, développée à Montréal par la Société des arts technologiques.
  • 18
    On pourrait appliquer la critique bergsonienne de la décomposition du mouvement à la palpitation immersive qui effectue exactement la même opération. Henri Bergson démontre avec force que quelque soit la subtilité de la découpe, elle passe toujours à côté du mouvant lui-même parce qu’elle se fonde sur des éléments séparés qu’elle met ensuite en relation. (2003)
  • 19
    La relation entre les dispositifs immersifs actuels et les loisirs organisés de façon commerciale et industrielle n’est pas accidentelle. Comme l’a démontré Jonathan Crary, ce sont ces centres qui vont appliquer à grande échelle les sciences expérimentales et un certain régime construit de l’attention (2001). On peut par ailleurs remarquer que c’est souvent lorsque l’art contemporain se rapproche de l’industrie du voyage et de la culture qu’il a recours à un discours de l’immersion, qui promet une expérience totale. (Michaud, 2004)
  • 20
    Ainsi la file d’attente à la Biennale de Venise 2011 pour entrer dans l’installation immersive de James Turrell nommée Ganzfeld Apani, était en soi un spectacle.
  • 21
    L’incident est un élément de production positif dans de nombreuses démarches artistiques, comme le prouve l’usage du glitch et de nombreux défauts fonctionnels. Voir Chatonsky (1996).
  • 22
    Se reporter à la distinction entre rétentions primaires, secondaires et tertiaires élaborée dans Stiegler (1998a et 1998b)
  • 23
    Cette externalisation de l’intimité est l’un des ressorts de ce qu’il est convenu de nommer le Web 2.0, consistant à déléguer aux individus la constitution de la mémoire partageable. On trouvera des éléments de réflexion dans Leroy-Gourhan (1965: 75).
  • 24
    Il y a une solidarité entre l’ouverture de l’objet technique et son indétermination, concept que Simondon déplace à partir d’Heisenberg, qui défie une relation univoque à la fonction. (2001)
  • 25
    La notion de dispars a été largement développée par Deleuze à partir de sa lecture de Gilbert Simondon. (1968: 155-158)
  • 26
    Voir Serres (1977). Cet ouvrage est un élément majeur pour construire un réalisme des flux.
  • 27
    La métaphore de la nage dans le flux des choses mouvantes est admirablement décrite par Bergson (2007: 657-659).
  • 28
    Si l’immersion doit être pensée d’un point de vue théorique, il faut aussi y réfléchir en regard des discours les plus courants tenus à son propos et qui doivent être considérés comme des symptômes. On peut remarquer en ce sens que, bien souvent, ce concept est utilisé pour désigner une relation directe entre le public et le dispositif artistique, selon un mode fusionnel qui semble occulter la gravité du dispositif et le continuum de l’expérience de l’œuvre.
  • 29
    Voir Chatonsky (2007).
  • 30
    La très belle exposition Empire, State, Building de la Société Réaliste au Jeu de Paume surjouait la documentation pour montrer cette solitude de l’objet architectural. (En ligne: http://www.jeudepaume.org/index.php?idArt=1369&lieu=1&page=article. Site consulté le 13 novembre 2013.)
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