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Mémoires d’outre-punk. L’écriture du rock chez Patrick Eudeline et Virginie Despentes

Sylvain David
couverture
Article paru dans Repenser le réalisme, sous la responsabilité de Bernabé Wesley et Claudia Bouliane (2018)

Shalom. 2006. «Punk not dead» [Graffiti]

Shalom. 2006. «Punk not dead» [Graffiti]
(Credit : Shalom)

La production romanesque de Patrick Eudeline et de Virginie Despentes est (presque) tout entière consacrée à la question du rock, avec une prédilection marquée pour le sous-genre du punk. Dans un cas comme dans l’autre, la musique n’est pas une simple trame sonore, une ambiance de fond: elle permet au contraire un accès privilégié à la psyché des personnages, offre un aperçu de leurs croyances et de leurs motivations. C’est cette fonction intradiégétique de la musique qui fait l’objet du présent article. J’y défends l’hypothèse comme quoi, chez Eudeline et Despentes, le (punk) rock et les valeurs esthétiques qui y sont associées font office de vision du monde, laquelle influe autant sur les trajectoires des personnages que sur les choix esthétiques des auteurs, sur leur poétique romanesque.
L’un des personnages de Patrick Eudeline se targue de posséder «[u]ne vision du monde! Comme un prisme… et puis tout passe au travers». (2004: 262) Il ajoute:
Pour [certains], c’est le rock. Une attitude de dandy, un engagement politique… Il te faut quelque chose en tout cas. Pour voir au travers. Une grille de lecture! Alors, celle-ci, elle est peut-être terrible, d’accord… mais grâce à elle, au moins, j’ai trouvé mes marques, dans tous les sens du terme. (262)
De tels propos revêtent une qualité éminemment métatextuelle, car l’œuvre au complet de l’auteur, si elle n’a pas toujours pour sujet immédiat le rock, n’en est pas moins traversée de références constantes à celui-ci. La narration du roman précise d’ailleurs: «Oui, tout se tenait. Comme le rock. C’était un ésotérisme à déchiffrer avec gourmandise, initiatique et exigeant. Tout cela lui offrait une légitimité, un fil conducteur. Une culture, en fait.» (211)
Si l’œuvre d’Eudeline marie constamment culture rock et «attitude de dandy», elle ne fait pas pour autant preuve d’un «engagement politique». Ceci est bien davantage le cas chez Virginie Despentes, autre auteure contemporaine à qui les remarques métatextuelles d’Eudeline peuvent aisément s’appliquer. Je propose donc de comparer ici ces deux «vision[s] du monde» rock, qui se déclinent l’une dans le sens d’un néo-dandysme, l’autre dans celui du militantisme et de la revendication. La comparaison entre les deux auteurs est facilitée par le fait que, lorsqu’ils évoquent la question du rock, tous deux témoignent d’une forte prédilection pour le sous-genre du punk, lequel en vient à informer l’entièreté de leur démarche.
Un regard rétrospectif
Tout d’abord, force est de constater qu’Eudeline et Despentes ne parlent du punk-rock qu’au passé. Si leurs personnages peuvent écouter des disques ou citer des groupes dans le présent de l’intrigue, ceux-ci sont toujours datés, renvoyant à un état antérieur de leur existence. Le rock a ainsi pour qualité de coller à un instant révolu, qu’il rappelle et définit tout à la fois[fn value=”1″]Une nuance s’impose dans le cas de Virginie Despentes: ses deux premiers romans comportent des références musicales qui correspondent davantage à l’époque de la diégèse.[/mfn]. De manière révélatrice (et un peu convenue), les auteurs évoquent à cet égard la Recherche du temps perdu: chez Eudeline, il est question d’«écouter [de] proustiennes madeleines en glorieuse mono» (2009: 207) alors que chez Despentes, «[t]elle la madeleine de Proust de base, 1969 [des Stooges] faisait défiler visages, décors, ambiances…» (2002: 50)
Ce décalage temporel a pour conséquence que les textes évoquent moins le rock en tant que tel, c’est-à-dire comme pratique artistique vivante ou comme mode de socialisation actif, que ce qu’il représente, ou, plutôt, a pu représenter. Les romans oscillent ainsi entre le point de vue nostalgique du fan vieillissant ou du musicien dépassé et l’approche socio-historique du commentateur culturel érudit qui ne peut que reconnaître la péremption de son corpus privilégié: «C’est toujours mieux avant. Forcément» (2009: 85), pontifie dès lors la narration eudelinienne.
Il en résulte que, dans les romans d’Eudeline et de Despentes, le rock (et tout particulièrement le punk-rock) se fait idéal perdu, dont le souvenir ou l’esprit demeure crucial aux personnages pour faire face au présent. C’est en ce sens que le rock peut former une «vision du monde», revêtant moins la fonction d’offrir une interprétation cohérente de l’univers social que d’en souligner certains dysfonctionnements en les confrontant à un imaginaire spécialisé, à une conception idéalisée de l’existence. Comme le résume de manière catégorique Despentes: «Soit tu t’es trompé quand tu écoutais Slayer à vingt ans. Soit tu te trompes de vie, aujourd’hui.» (2015: 77)
Conceptions divergentes du phénomène
Si Eudeline et Despentes posent un même regard rétrospectif sur les phénomènes musicaux évoqués dans leurs œuvres, ils ne partagent pas pour autant la même définition du punk. Eudeline, né en 1954, a connu la première vague du mouvement, où des groupes précurseurs comme les Stooges, le MC5 ou le Velvet Underground ont ouvert la voie aux Ramones, Television, Damned, Clash et autres Sex Pistols. Il a lui-même été, à la fin des années 1970, chanteur de l’éphémère Asphalt Jungle, l’une des premières formations punk hexagonales. Sa vision de la chose est conséquemment nimbée de drogues dures (dont il a été lui-même victime), de provocation flamboyante mais creuse et, surtout, d’une propension constante à mythifier le quotidien.
Despentes, née en 1969, est quant à elle contemporaine du mouvement alternatif français, où le «No Future» de la première heure cède le pas à l’anarcho-punk d’OTH, de Haine Brigade et, surtout, de Bérurier Noir. Elle s’est depuis rapprochée de ces derniers et a contribué à leur biographie autorisée. Sa conception du punk est dès lors plus positive que celle d’Eudeline, davantage ancrée dans des considérations socio-politiques si ce n’est un appel à l’action citoyenne.
Cet horizon de référence divergent, qui renvoie à des états socio-historiques distincts du mouvement punk, explique la dichotomie entre dandysme et engagement politique observable dans la vision du monde rock des deux auteurs. Pour Eudeline, cette culture musicale représente un vecteur d’évasion, une possibilité de fuir momentanément et maladroitement le réel:
Punk? Cela avait été de grands mots, à faire rêver sur les disques; mais, au quotidien, de petites choses guère glorieuses. Parce qu’il ne pouvait en être autrement, que la vie était ainsi. Un bricolage. Avec les moyens du bord. (2002b: 54)
Pour Despentes, il s’agit au contraire d’un appel à se braquer contre la collectivité, à en souligner les travers et déficiences: «Le punk rock était le premier constat de l’échec du monde d’après-guerre, dénonciation de son hypocrisie, de son incapacité à confronter ses vieux démons.» (2004: 50) Cet écart de perspective influe bien évidemment sur l’écriture et sur la finalité de leurs œuvres respectives.
Écrire le punk
Patrick Eudeline a été musicien. Il est également critique de rock, activité pour laquelle il est d’ailleurs bien davantage connu que pour ses romans. Cette double expérience se traduit dans sa manière d’écrire le punk. Rue des martyrs, dont l’intrigue est calquée ouvertement sur la vie et la disparition mystérieuse du chanteur français Alain Kan, décrit comme suit un enregistrement réalisé par le personnage principal:
Il avait enregistré ce disque chez Motors, fin 1976. Un simple 45 tours, bidouillé à l’arrache: Déréglée.
C’est de voir Gudule qui lui avait donné l’idée, depuis qu’elle s’était enfoncée dans la poudre, elle n’avait plus ses règles.
Et elle ne semblait ne plus rien ressentir. […]
Et donc il avait écrit ce Déréglée. Pour lui. Un machin sur deux accords. Avec une voix saturée et une batterie d’automate. Avec, derrière, un synthé bricolé, comme une sirène de police, qui hululait dans le lointain. Cela pouvait évoquer certaines expériences de Bowie, ou le Velvet de Lou Reed: il avait donc sauté de plain-pied dans le rock le plus underground. Comme on se noie, comme s’il voulait se racheter de toutes les couleuvres avalées. De ces disques de variété qu’il avait commis, pour lui comme pour les autres.
Il en avait vendu trois.
Mais il s’était assuré le respect des jeunes punks[fn value=”2″]Le morceau dont il est question ne va pas sans rappeler le 45 tours «Déréglée» (1977) de Marie-France, égérie de la scène punk parisienne de l’époque.[/mfn]. (163-164)
On note l’approche informée, à la fois historique et technique, de l’auteur: d’une part, il décrit plutôt bien (du moins par rapport aux poncifs du genre) les composantes du morceau en question; de l’autre, il situe les résultats dans un champ esthétique plus vaste. De ce point de vue, le rock se fait véritablement «culture» (Eudeline, 2004: 211).
Virginie Despentes part quant à elle de son expérience adolescente de fan de musique. À l’instar d’Eudeline, elle évoque ce qui fait l’intérêt des morceaux écoutés. Contrairement à lui, elle insiste moins sur leur fabrication ou leur inscription dans l’histoire du rock, mettant plutôt l’accent — ce qui est conséquent, vu la perspective d’amatrice de punk et non de critique professionnelle de laquelle elle écrit — sur les effets ressentis par l’auditeur. Bye Bye Blondie, récit ouvertement autobiographique d’un internement forcé en aile psychiatrique, évoque ainsi un titre de Bérurier Noir, consacré justement à la contention médicale et aux camisoles chimiques:
Arrivée chez elle, heureusement il n’y avait personne, elle s’était roulée en boule dans un coin, et là, fausse bonne idée ou vraie complaisance, elle avait mis «NADA», le 45 tours des Béru, sur sa platine. C’était de vieux tourne-disques, il suffisait de mettre le bras en position haute pour que le disque se remette tout seul au début, ad libitum. Jusqu’à ce que la nuit tombe, que ses parents rentrent du travail, «NADA», en boucle, pointe pénétrant le cerveau les viscères le moindre globule blanc, pour le charger de peur, de colère rentrée et de haine… (85)
Le roman précise, au sujet du groupe, quelques pages plus loin:
Cette musique qu’elle écoutait en boucle depuis plusieurs années avait deux effets contradictoires: un soulagement extraordinaire, défoulement et soulagement. Et, dans le même temps, ça appelait une angoisse extraordinaire, sans la résoudre, ça parlait de ça, être enfermé, être terrorisé, être dans le noir. (103)
On constate, d’une part, le regard rétrospectif porté par l’auteure — par le biais de son personnage — sur ce que peut vivre une adolescente troublée et ce qu’elle peut ressentir à l’écoute de certains morceaux fétiches. On constate, d’autre part, une volonté — opposée à celle d’Eudeline — de lier le rock à des sujets d’envergure (plutôt que de simples histoires de dope), d’en faire non pas un objet esthétique trash, mais l’expression, fut-elle allégorique, d’une critique sociale.
Cette disparité dans l’évocation du rock observable entre les deux auteurs a des répercussions à la fois dans l’écriture (au sens large) et sur la finalité de leurs œuvres. On peut même avancer que, de ce point de vue, ce qui est ainsi dit du rock revêt une dimension métatextuelle.
Une métatextualité punk (I)
Pour Eudeline, le punk est un avatar contemporain du dandysme. La flamboyance de la première vague du mouvement, où les codes ne sont pas encore figés et font preuve d’une certaine inventivité, représente pour lui un détournement esthétique significatif, une révolte par le style. Ceci se traduit dans ses textes par un souci du détail — que ce soit pour décrire des personnages, leur environnement, des pochettes de disques, des vidéos, des prestations scéniques — que ne renieraient pas un Georges Perec ou, surtout, un Bret Easton Ellis.
Pour le critique de rock devenu romancier, le punk est également un jalon significatif dans l’évolution de la contre-culture occidentale. Étant de la génération qui a vu le mouvement se créer de toutes pièces, il est conscient des origines et influences de celui-ci. Ceci se manifeste dans son œuvre par un constant name dropping de musiciens des années 1970 et de leurs prédécesseurs pop des années 1960, mais aussi, en ratissant plus large, d’écrivains et d’artistes — des romantiques aux surréalistes et au mouvement beat — qui ont fait preuve d’une provocation similaire.
Une telle remise en contexte historique et érudite, si elle situe bien l’esprit punk dans un imaginaire plus vaste, a pour conséquence — du fait que toutes les références convoquées sont issues du passé — de souligner encore davantage que le punk, selon Eudeline, est une valeur qui n’a plus cours dans le monde actuel. L’auteur cumule à ce sujet les références lettrées pour exprimer un sentiment de décalage. Les pochettes de disques de la jeunesse d’un personnage se font ainsi: «Autant de portraits de Dorian Gray. Autant d’images parfaites qui, elles, ne vieillissaient jamais où il s’enlisait comme tant d’autres.» (2002b: 102) De manière similaire, un autre protagoniste constate que:
le drame du vampire, le prix de sa survie, c’est de voir les modes de sa jeunesse, les choses de son temps, tout ce à quoi il tient, disparaître inexorablement. La solitude qui l’étreint alors, devant ce monde nouveau qu’il ne connaît plus, qu’il ne reconnaît plus, est sa punition. (2009: 201)
De telles associations invitent dès lors à rattacher l’activité d’écrivain d’Eudeline à la figure par excellence du poète: «Il était Orphée. Revenu du monde perdu, et qui raconte.» (2009: 286)
Ce repli nostalgique dans l’esthétisme et la mémoire, en guise de réaction à un univers extérieur jugé corrompu ou hostile, fait de la production d’Eudeline une forme actualisée du roman dit «célibataire» ou «fin de siècle». L’auteur fait d’ailleurs référence, dans presque tous ses textes, à l’aphorisme d’Oscar Wilde observant que «On est tous dans le caniveau… mais certains regardent vers les étoiles» (cité dans Eudeline, 2002b: 7[fn value=”3″]La citation sert ici d’exergue au roman.[/mfn]). Ce paradoxal mélange de trash et d’élégance, le tout teinté d’une nostalgie tenace, se manifeste de manière emblématique dans le passage suivant:
«Habit rouge» de Guerlain. Une odeur qui paradoxalement lui rappelait le punk rock, les amphétamines de cette époque, Captagon, Fringanor et Dynintel, et la sueur des petits matins en descente. Avec des images d’étreintes sauvages et tremblantes sonnées par l’alcool. «Habit rouge.» On avait trouvé un de ses amis morts… baignant dans les flaques de son sang mélangé à ce parfum, échappé d’une bouteille cassée. Oui, Habit rouge. Un parfum punk. (2002: 222)
De ce fait, l’exil intérieur — alimenté d’un juste mélange de dope et de souvenirs — des personnages d’Eudeline prolonge, au tournant du millénaire, la réclusion contemplative et désabusée d’un Des Esseintes.
Une métatextualité punk (II)
Pour Despentes, le punk est une prise de position politique. Les groupes qu’elle affectionne — contrairement à ceux prisés par Eudeline qui rejouent éternellement le rôle du «rebelle sans cause» —, invitent leurs auditeurs à se mobiliser avant que, comme le chantaient les Bérurier Noir, «tout ne soit perdu» (1987). Ceci se manifeste dans son œuvre par l’exploration de thèmes durs comme le viol, la prostitution, l’exploitation socio-économique, la précarité ou la manipulation des masses par une culture préfabriquée et insignifiante.
Pour la rescapée des galères de l’adolescence, le punk est également un révélateur privilégié de l’angoisse. Alors qu’Eudeline met l’accent sur la dimension initiatique du rock, la face cachée qu’il dévoile à des happy few, Despentes revient constamment sur l’exutoire que cette musique peut offrir aux unhappy many, sur la momentanée catharsis ainsi permise. Ceci se manifeste, de manière plus générale dans ses textes, par un constant souci du sentiment d’oppression ou de panique que peuvent ressentir les personnages dans des situations souvent banales du quotidien et les réactions violentes qui, inévitablement, en découlent.
Une telle dénonciation à la fois des dysfonctionnements de la société et des effets psychologiques induits par ceux-ci chez les individus les plus vulnérables fait du punk, chez Despentes, une rare valeur positive à opposer à la déroute ambiante. Alors que les personnages d’Eudeline ressassent la péremption de la culture de leur jeunesse et s’abîment dans une nostalgie opiacée, ceux de Despentes, s’ils constatent également un clash entre ce à quoi ils ont cru et ce que le monde peut désormais leur offrir, n’en tentent pas moins de vivre autrement, en faisant de leur credo punk passé un garde-fou existentiel. La description suivante d’une rockeuse vieillissante, qui «gard[e] la tête haute» en dépit de l’adversité, ne va pas sans rappeler la démarche d’écriture de Despentes et ce qui se dégage en général de ses textes:
Elle était un pur produit de l’aristocratie punk-rock: mal née, fauchée, survivant de boulots pathétiques, habitant dans les pires quartiers, mais s’écorchant les lèvres s’il fallait s’adresser à quelqu’un qu’elle n’aimait pas. Et il y en avait à foison, des gens qu’elle n’aimait pas. Soumise à un protocole sévère et complexe, elle se déchirait la panse dès qu’il s’agissait de se faire conciliante pour gratter un peu de thunes. Elle avait ce sens du dérisoire, une dignité de vieux pirate, et elle mettait un point d’honneur à être droite. Avoir une parole, garder la tête haute, le sens de l’amitié. Savant dosage de virilité nippone et de raffinement viking, elle avait ce réflexe, à chaque proposition, [de] la renverser pour la considérer à l’envers et en tirer le bon mot. (2002: 110)
Ainsi considéré, le punk est moins un repli nostalgique d’esthète déçu qu’un sursaut de dignité salutaire dans un monde en déroute.
Cette critique en règle de la société et ce souci de l’équilibre psychologique de l’individu qui y évolue font de l’écriture de Despentes une forme contemporaine du réalisme, tel qu’il se définit au XIXe siècle, ou plutôt, de sa variante naturaliste, si l’on comprend celle-ci comme une prise en compte à la fois du social et du biologique. Ce constat est plutôt banal, dans la mesure où la forme romanesque créée par Flaubert, Maupassant et Zola influe encore à bien des égards sur la littérature d’aujourd’hui. Il met toutefois l’accent sur la résistance esthétique que peut constituer la prose de l’auteure, laquelle adopte souvent le point de vue le plus cru et brutal possible, histoire, imagine-t-on, de sortir le lecteur de son confort et son indifférence. L’exemple emblématique de cette approche se situe dans les premiers récits despentiens, où s’accumulent les scènes pornographiques à l’encontre de toute bienséance: se profilent ainsi un univers («Cour des miracles sans éclat, ici le fétide n’a aucune connotation romanesque» [1999: 28]) et une démarche («Désir forcené de saccager quelque chose, quelque chose de sacré» [1999: 62]) où le refoulé social se voit exhibé avec une certaine provocation.
Un autre exemple, révélateur de par le clin d’œil qu’il fait à des préoccupations sociales passées, de l’approche «réaliste» ou «naturaliste» de Despentes se trouve dans la description initiale qu’elle fait de son dernier anti-héros romanesque, Vernon Subutex: «il avait été disquaire entre vingt et quarante-cinq ans. Dans son domaine, les offres d’emploi étaient plus rares que s’il avait travaillé dans l’extraction du charbon.» (2015: 10) À la lumière de ce qui précède, il est difficile de ne pas voir dans cette association inusitée entre le rock et la mine une référence tongue in cheek à des modèles antérieurs qu’il convient de transposer et de prolonger.
Une clé de lecture de l’époque?
La question se pose toutefois: tout ceci a-t-il le moindre intérêt pour un lecteur qui ne serait pas un fan fini de rock (et ne serait dès lors pas particulièrement sensible au vaste réseau interdiscursif qui sous-tend ces textes)? Pour ma part, j’avoue trouver ces récits intéressants pour le portrait empathique qu’ils offrent de punks vieillissants, lesquels n’arrivent pas toujours à faire coïncider les idéaux de leur jeunesse avec leur situation présente. Ils représentent de manière convaincante les rescapés du rock, un thème peu abordé, sinon de manière péjorative et caricaturale, en littérature.
De manière plus générale, toutefois, force est de constater que la déroute des personnages d’Eudeline et de Despentes résonne avec un naufrage social plus vaste. Pour les protagonistes d’Eudeline, le point de rupture est habituellement le tournant des années 1980. Il s’agit, d’une part, de l’époque où le sida a commencé à faire des ravages parmi les junkies: «[Il] avait vu son entourage tomber comme à Verdun… Sa jeunesse désormais, c’était un monument aux morts.» (2002b: 11) Il s’agit, d’autre part, du moment où la contre-culture électrique des années 1960, après un long déclin dont le chant du cygne fut le punk-rock, cède le pas à sa récupération quasi complète par l’industrie culturelle, qui en fait une forme de divertissement et de spectacle parmi d’autres: «La moindre Muzak samplée, les fringues des filles… Ce n’étaient que requiems et chrysanthèmes. Son adolescence éternellement recélébrée. Il lui fallait faire avec ça.» (2002b: 65)
Pour les personnages de Despentes, issus d’une autre génération, le point tournant se situe plutôt en 1989. Ceci les mène à idéaliser — ou, du moins, à considérer avec une nostalgie bienveillante — «le monde “avant” la chute du Mur, c’est-à-dire avant l’effondrement total de tout» (2002: 15). Cette perspective plus vaste, qui n’entre pas forcément en contradiction avec celle d’Eudeline, débouche sur une dénonciation de la société néo-libérale qui se prétend — à en croire Margaret Thatcher ou Francis Fukuyama — sans alternative: «C’était bon dans les eighties, le trip “je lève le poing, je fuck le system et vive l’anarchie…”» énonce avec suffisance le patron d’une compagnie de disques, «mais c’est plus ça maintenant le truc qui marche» (1998: 174). En d’autres mots, ce qu’Eudeline dit du rock, Despentes le dit de la société au complet.
Cette inscription des deux œuvres dans une réalité socio-historique plus vaste ne va pas sans rappeler une tension récurrente dans la littérature moderne. Eudeline, pour sa part, a voué l’entièreté de sa carrière — de musicien, de commentateur et de romancier — à l’impossible quête d’une forme de transcendance électrique. Il énonce ainsi, à titre de critique de rock:
On ne fait que courir après ça. Ce moment parfait où tout prend sens. Le punk-rock a commencé par l’exigence, l’idéalisme. Parce que certains ne pouvaient se satisfaire du rêve politique, que les sixties avaient ouvert une porte qui s’était refermée nous laissant au-dehors. (2002c: 232)
Son œuvre romanesque s’applique dès lors à fantasmer ce que pourrait être un tel son pur, sublime, autotélique, bref, à esquisser un «rock pour le rock» qui fait écho à l’art pour l’art de jadis.
Despentes, quant à elle, cherche à transposer la virulence critique et l’énergie mobilisatrice du punk à des enjeux contemporains. Elle explique ainsi, en son propre nom dans l’essai King Kong théorie, que «tout le concept du punk, [c’est de] ne pas faire comme on vous dit de faire» (116). Elle précise en outre: «Si je ne venais pas du punk-rock, j’aurais honte de ce que je suis. Pas foutue de convenir à ce point-là. Mais je viens du punk-rock et je suis fière de ne pas très bien y arriver.» (131) Son œuvre s’inscrit dès lors dans la filiation de la littérature engagée, au sens sartrien du terme, dans la mesure où elle cherche à «dévoiler» des réalités déplaisantes, souvent fondées sur l’expérience, dont le lecteur ne peut — en principe — plus se sentir innocent.
Bref, sous des aspects de récits pour initiés, les textes de ces deux auteurs offrent une variation originale sur les thèmes éminemment contemporains du dépassement, de l’absence, de l’exclusion et de la perte.
Une insuffisance néanmoins?
Par-delà l’intérêt thématique que peuvent avoir les romans d’Eudeline et de Despentes, il n’en reste pas moins que la forme retenue pour ceux-ci ne s’avère pas toujours à la hauteur de l’objet qu’ils se donnent. Le punk-rock, quoiqu’on puisse en dire aujourd’hui (et peu importe les incarnations prévisibles qu’il a pu prendre par la suite), fut, à l’origine, l’une des dernières véritables avant-gardes du rock, dont l’influence s’est fait ressentir tant au niveau musical que social. En d’autres mots, le punk a été un sous-genre qui a momentanément assailli le rock de l’intérieur en exacerbant sa forme et en radicalisant son propos. On peut dès lors présumer qu’une littérature qui se revendique d’un tel idéal artistique viendrait elle aussi remettre en question les codes établis.
Or, comme on l’a vu, Eudeline et Despentes prolongent les sous-genres existants du roman fin de siècle et du roman réaliste (ou naturaliste). On pourrait dire, à cet égard, qu’Eudeline, occupé à préserver le passé, (ré)écrit tout bonnement le type de romans qu’il aimait lire à l’époque. De même, on pourrait avancer que Despentes, dont les visées demeurent plus sociales que littéraires, cherche davantage à témoigner de situations problématiques qu’à renouveler la prose narrative. Il n’en reste pas moins que, si leurs textes évoquent plutôt bien le choc que peut provoquer l’écoute adolescente des Sex Pistols ou de Bérurier Noir, ils le font par leur contenu, par ce qu’ils disent, et non par leur forme, par la manière de l’exprimer.
Alors que des romans comme À la recherche du temps perdu ou La nausée, pour ne nommer que les plus connus, décrivent en détail une musique moderne ou jazz souvent fantasmée de toutes pièces, et ce, au point où l’évocation de celle-ci en vient à se confondre avec une métaréflexion sur l’écriture romanesque, chez Eudeline ou Despentes, les présentations de pièces musicales demeurent au niveau de l’esquisse, bouclées en quelques phrases et mettant l’accent davantage sur le musicien ou l’auditeur que sur le morceau en tant que tel. De ce fait, ce qui prédomine ici est moins la musique elle-même — bien qu’il en soit constamment question — que ce qu’elle peut représenter, la manière dont elle se fait grille de lecture, «vision du monde» (Eudeline, 2004: 262) permettant de conférer un surcroît de sens, si négligeable soit-il, à l’univers.
Une «vérité» en filigrane
Paradoxalement, c’est peut-être la survalorisation du punk-rock faite par les romans qui mène à son relatif effacement dans les textes. Mieux encore, cette positivité en filigrane serait constitutive du genre romanesque en son entièreté. Déjà, Mikhaïl Bakhtine observait, au sujet du roman réaliste du XIXe siècle, que la seule «vérité» à en émerger ne figurait pas dans les affirmations du héros ou de la narration, se manifestant plutôt en creux, dans ce qui n’avait pas autrement été raillé ou discrédité dans les discours entrecroisés (et souvent contradictoires) des personnages:
la vérité confrontée au mensonge n’est ici dotée quasiment d’aucune expression verbale directe, intentionnelle, d’aucun mot propre; elle ne trouve sa résonance que dans la révélation parodiquement accentuée du mensonge. La vérité est rétablie par la réduction à l’absurde du mensonge, mais elle-même ne cherche pas ses mots craignant de s’y empêtrer […]. (1987: 130)
Georg Lukács, quant à lui, considérait que l’objet même de la quête du héros romanesque était une «réalité» ou une valeur désormais obsolète dans l’univers de la diégèse. C’est dans le souvenir obstinément entretenu de cette authenticité perdue que résiderait l’éventuel contenu de vérité du texte. Suivant cette idée, l’«objectivité du roman» serait la constatation que «jamais le sens ne saurait pénétrer de part en part la réalité et que pourtant, sans lui, celle-ci succomberait au néant et à l’inessentialité» (1989: 84). Lucien Goldman revient sur cette pensée quelque peu abstraite en précisant que
les valeurs qui régissent l’œuvre ne s’y manifestent nulle part de manière explicite […]. C’est pourquoi la structure romanesque analysée par Lukács est une forme littéraire de l’absence. Et pourtant ces valeurs agissent effectivement dans l’univers de l’œuvre qu’elles régissent sur un mode implicite. (1989: 174)
Les «valeurs» en question ne seraient manifestes «que sur le mode particulier et insuffisant d’une exigence conceptuelle, éthique, d’un devoir être, et non pas en tant que réalité entièrement et effectivement vécue» (1989: 174).
En dépit de l’évidente distance temporelle et culturelle qui les sépare, de telles affirmations critiques sont particulièrement pertinentes pour les œuvres d’Eudeline et de Despentes et contribuent à expliciter davantage l’usage particulier des références musicales observable dans les textes. Le punk-rock, chez ces deux auteurs, se verrait ainsi survalorisé tout en demeurant minimalement dépeint dans la mesure où il s’agit moins d’un présent des personnages que d’un idéal disparu auquel ceux-ci tentent désespérément de se rattacher. L’esprit punk serait donc à la fois au centre du roman et dans ses marges, concept plutôt que pratique qui s’avère dès lors autant schème fondateur que point de fuite. On pourrait bien évidemment objecter à ceci que le punk-rock est si peu décrit dans ces textes — alors qu’il y est continuellement évoqué — du fait que ceux-ci paraissent en grande partie destinés à un lectorat spécialisé, qui comprendra sans plus de précision de quoi il est question. Il n’empêche que l’idée d’un «sens rythmique perdu», pour détourner une formule de Lukács, n’est pas étrangère au public présumé de ces livres qui, s’il peut encore, à l’instar des personnages mis en scène, repasser à l’infini les disques de sa jeunesse, a peut-être besoin du complément axiologique offert par la littérature pour en savourer toujours pleinement la teneur.
Un imaginaire problématique
Dans cette mesure, si Eudeline et Despentes prolongent un certain canon romanesque en actualisant les genres historiques du roman fin de siècle et du roman réaliste (ou naturaliste), ils en transposent par le fait même l’objet de la quête éternellement vouée — comme l’a maintes fois souligné la critique — à l’incomplétion. L’imaginaire du rock présente ainsi, chez ces deux auteurs, une dimension problématique: si on le valorise tant, c’est qu’il n’existe plus (à en croire les romans); si on cherche à ce point à en faire un idéal ou une ligne de conduite, c’est parce qu’on sent défaillir son influence et sa puissance intrinsèque. Eudeline semble bien conscient de cette aporie, prêtant notamment à un narrateur écrivain cet aveu d’absence d’originalité ou d’authenticité: «Mon roman était un cliché. J’étais moi-même un cliché. […] Je ne vivais pas dans le vrai monde. Je ne construisais rien, et même pas une œuvre. Un monde en toc. Mais, hélas, ce monde en toc était le mien.» (2013: 12) Despentes abonde dans le même sens, de manière encore plus ironique ou auto-dérisoire, en faisant observer de l’un de ses héros que: «ces gars du rock, […] ils réussissent à devenir direct séniles sans passer par la case maturité. Vernon [Subutex], comme d’autres, on sent bien que jamais dans sa vie il ne s’est posé la moindre question, sur rien.» (2015: 294)
Si une telle distanciation, ainsi observable dans les textes par rapport aux préoccupations obsessionnelles des personnages qu’ils mettent en scène, vient atténuer l’esprit de sérieux qui pourrait s’en dégager — lequel serait contraire à l’éthos même du rock par ailleurs valorisé —, elle n’en suggère pas moins une certaine impuissance, le constat implicite d’un échec programmé. Lukács considérait qu’un tel décalage narratif résulte de la conscience qu’a l’auteur de la faillibilité des projets de son héros dont il partage pourtant les aspirations, la fragile projection d’un ailleurs permise par la littérature représentant de ce fait «la plus haute liberté possible» (1989: 89) dans un monde fondamentalement dépourvu de sens. C’est cette problématicité de l’imaginaire littéraire du rock — du moins tel qu’il se manifeste chez Eudeline et Despentes — qui se voit ainsi soulignée à grands traits par les auteurs, alors même que les textes tentent de renouer, par le biais de la quête des personnages, avec une insouciance si ce n’est un cynisme originels.
«Punks not dead» [sic], clamait dès 1981 le groupe The Exploited, alors que l’impulsion initiale du mouvement paraissait épuisée. L’affirmation est sans doute juste, comme en témoignent les iroquois urbains encore observables dans le métro aujourd’hui, mais, si le punk a ainsi survécu à sa mort annoncée, c’est, tel que le suggèrent des romans comme Bye Bye Blondie ou Ce siècle aura ta peau, non sans y laisser une partie de sa substance, irradiant désormais de façon moins directe que rémanente, revêtant par le fait même une certaine qualité spectrale.
Bibliographie
Bakhtine, Mikhaïl. 1978. Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard, «Tel», 496p.

Despentes, Virginie. 2015. Vernon Subutex I. Paris: Grasset, 396p.

Despentes, Virginie. 2006. King Kong Théorie. Paris: Grasset.

Despentes, Virginie. 2006. Bye Bye Blondie. Paris: Le livre de poche, 256p.

Despentes, Virginie. 1998. Teen spirit. Paris: Grasset, 264p.

Despentes, Virginie. 1999. Baise-moi. Paris: Éditions Grasset et Fasquelle, 249p.

Despentes, Virginie. 1998. Les jolies choses. Paris: J’ai lu, 252p.

Eudeline, Patrick. 2013. Vénéneuse. Paris: Flammarion, 239p.

Eudeline, Patrick. 2009. Rue des Martyrs. Paris: Grasset, 312p.

Eudeline, Patrick. 2004. Soucoupes violentes. Paris: Grasset, 295p.

Eudeline, Patrick. 2002. Dansons sous les bombes. Paris: Grasset, 240p.

Eudeline, Patrick. 1997. Ce siècle aura ta peau. Paris: J’ai lu, 183p.

Eudeline, Patrick. 2002. Gonzo. Écrits rock 1973-2001. Paris: Denoël, «X-trême», 697p.

Goldmann, Lucien. 1989. «Introduction aux premiers écrits de Georg Lukács», dans La théorie du roman. Paris: Gallimard, «Tel», p. 156-190.

György, Lukàcs. 1916. La Théorie du Roman. Paris: Gallimard, 200p.

Bérurier noir. 1987. Descendons dans la rue. Abracadaboum.

The Exploited. 1981. Punks Not Dead. Punks Not Dead.

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