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«Les hommes maigres sont de rudes hommes». Étude des fictions viriles dans «Le Ventre de Paris»

Soline Asselin
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Article paru dans Le jeune homme en France au XIXe siècle: contours et mutations d’une figure, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert, Nathanaël Pono et Solène Thomas (2016)

La toile est exposée au Petit Palais à Paris.

La toile est exposée au Petit Palais à Paris.
(Credit : commons.wikimedia.org)

Dans Le Ventre de Paris, Émile Zola met en scène un éternel jeune homme, Florent, qui refuse l’institution du mariage et l’embourgeoisement par idéalisme et naïveté politiques. Or, qu’advient-il lorsqu’un individu, malgré lui ou par choix, ne parvient pas à incorporer les codes du monde adulte? Le destin tragique de Florent, dont le corps obstinément maigre est le constant rappel de son anticonformisme, illustre les mécanismes punitifs qui entourent le devenir homme.

La Révolution française s’inscrit dans le refus d’un pouvoir paternel; en tranchant la tête du roi, c’est tout un peuple qui se proclame comme fraternel, c’est tout un peuple qui doit redéfinir les codes et les normes d’une société autrefois basée sur le rang de naissance (Rauch: 297). Les secousses de la Révolution se répercutent dans l’ensemble du XIXe siècle. Les changements sociaux, politiques, économiques et scientifiques transforment les façons d’appréhender les individus, leur corps et leur genre. Car le peuple qui se déclare libre, égalitaire et fraternel se trouve aux prises avec la réalité de cette déclaration. Les femmes investissent les sphères autrefois réservées aux hommes, néanmoins elles resteront exclues d’une participation politique, sous prétexte que «la loi est parole d’homme» (31). Une nouvelle classe bourgeoise tente de se légitimer dans sa position, au détriment de l’idéal égalitaire. Ainsi, un nouveau système de valeurs et de codes se crée pour renforcer les hommes et la classe bourgeoise dans leurs privilèges. Le jeune homme devient élément clé de ce nouveau système, d’autant que la jeunesse représente ce moment où les normes corporelles et comportementales sont apprises et intégrées.

Ces nouveaux paradigmes ont comme effet de déplacer les récits littéraires vers la ville qui devient un espace éminemment politique, car elle agence et organise les destins dans une logique du social. Le Ventre de Paris (1873) d’Émile Zola reprend cette dimension urbaine, en cadrant le récit dans le quartier des Halles, symbole de la modernisation et du développement économique de la capitale. Roman à l’intrigue ténue, ce troisième livre de la série des Rougon-Macquart met en scène le retour de Florent à Paris, après huit années passées au bagne. Agissant à son corps défendant comme élément perturbateur de la quiétude des Halles, Florent exacerbe les tensions et conflits par sa présence qui échappe à l’ordre du quartier. À partir de ce personnage, je tenterai de tracer l’esquisse du jeune homme, non pas d’en donner une définition exhaustive, mais bien d’en cerner les contours, la forme, et ce dans son rapport au monde adulte et bourgeois. Pour le circonscrire, je m’intéresserai plus particulièrement au corps du jeune homme, à ses déterminations sociales, ainsi qu’à la manière dont ce corps est saisi et transformé par les discours.

Je m’attarderai d’abord à la systématisation des corps qui découle du stéréotype de la virilité qui domine le XIXe siècle et à sa réinterprétation dans Le Ventre de Paris sous la forme d’une opposition entre les Gras et les Maigres. J’analyserai ensuite la figure de Florent, en regard de ses relations avec le couple Quenu-Gradelle, mais aussi dans sa double construction narrative qui à la fois ébranle et reconduit le stéréotype de la virilité. Pour terminer, je me pencherai sur l’exclusion de Florent et son rôle de paria, dans un rapport à la politique révolutionnaire idéaliste.  

 

La systématisation des corps

Le Ventre de Paris met en scène des corps gras et des corps maigres. Ces deux pôles sont à la base d’une organisation systématisée des corps, intimement liée au stéréotype de l’homme viril qui domine le XIXe siècle. Ce stéréotype se base d’abord et avant tout sur la glorification de la puissance génitale, de laquelle découle un modèle qui situe la virilité dans le corps et les manières d’être et d’agir socialement. Comme l’explique l’historien des mœurs George L. Mosse dans L’invention de la virilité moderne (Mosse: 216), la fin du XVIIIe siècle opère un tournant dans la manière dont on conçoit la virilité puisque le corps est désormais perçu en tant qu’élément révélateur des qualités intrinsèques de l’individu. Depuis le Moyen Âge, le corps était considéré comme un simple réceptacle pour l’âme. En affirmant l’unité du corps et de l’esprit, la pensée des Lumières charge symboliquement les corps: on attribue au corps masculin une force et une droiture qui témoigneraient d’une âme solide et d’une capacité à protéger les plus faibles. L’homme viril serait cet individu mûr inspiré du modèle grec (216), au sommet de sa puissance sexuelle, longuement défini dans les dictionnaires scientifiques et les encyclopédies (Adelon et al.: 1812-1822). Pour accéder à cette virilité caractéristique du monde adulte, le jeune homme doit s’endurcir physiquement et moralement, en plus d’intégrer les valeurs propres à son époque. Ainsi, les conceptions de la virilité au XIXe siècle transforment le corps en vecteur du devenir homme.

De ce fait, comme le montre Mosse, le regard devient outil de classification des individualités (Mosse: chap. 5). La théorie de la physiognomonie de Johann Kaspar Lavater (Lavater: 418) illustre avec exemplarité l’importance du visuel à l’époque moderne. Le philosophe offre une grille d’observation des traits physiques à partir de laquelle le caractère des individus peut être déduit. Ainsi, il statuera que «plus un être humain est vertueux, plus sa beauté est grande; moins il est vertueux, plus il est laid» (Mosse: 31). La moralité et le physique type sont présentés comme interdépendants et le lien entre les deux, indéniable. De là découlent en partie les conceptions de la virilité au XIXe siècle. Elles agissent comme cadres sociaux qui enserrent les corps dans des catégories figées. Ceux-ci deviennent les actants d’un récit privilégié que se raconte la société pour maintenir sa cohésion et qui permet de diviser à nouveau les individus non plus selon la naissance, mais selon une réussite sociale et économique lisible sur les corps.

On retrouve cette normalisation des corps en système dans Le Ventre de Paris. Le roman accorde une importance déterminante au visible, à cette inscription de l’intime à la surface des corps. Les individus sont divisés en deux groupes qui révèlent une appartenance sociale et morale commune: les Gras et les Maigres. Pour paraphraser Lavater, il serait possible de dire que la norme corporelle mise en scène dans le roman est la suivante: «plus un être humain est gras, plus il est honnête; plus il est maigre, plus il est fourbe». À propos de cette division, Marie Scarpa affirme:

Les deux catégories emblématiques définissent d’abord des espèces, au sens naturel du terme, que l’on reconnait avant tout à leur apparence extérieure, à leur physique. Ce sont, dans un premier temps, des corps, et plus précisément les corpulences qui permettent les distinctions. Ce qui signifie un rapport à la nourriture, à l’acte de manger, extrêmement différent d’une catégorie à l’autre (on voit bien la matérialité d’un tel système), et qui génère ensuite toute une attitude devant la vie (Scarpa: 43).

C’est effectivement par la relation à la nourriture que se joue la division entre les Gras et les Maigres. L’excès ou le manque alimentaire sont la manifestation d’une situation économique qui détermine la position des individus sur l’échiquier social. Le thème de la nourriture parcourt la littérature du XIXe siècle, en tant que lieu commun qui «valide le mode de vie bourgeois et son centrement sur la famille et l’économie» (Sicotte: 10). Dès 1830, Balzac affirme: «Les auteurs s’inquiètent peu de l’estomac de leurs héros. C’est à mon avis ce qui discrédite le plus ces ouvrages. Mange-t-on dans René? Peignez donc l’époque et à chaque époque on a dîné» (Balzac in Aubin: 1). Dans Le Ventre de Paris, ce thème de la nourriture devient le moteur du récit et l’estomac des héros, un outil de classification. 

 

La systématisation des corps selon leur corpulence parsème l’ensemble du roman, par le biais d’une attention particulière portée à la physionomie. Elle sera théorisée socialement et esthétiquement par le peintre Claude Lantier qui dira que c’est là tout le «drame humain», la division «en deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et jouit» (Zola, 1971: 273), signifiant ainsi que la position sociale des Gras se construit au détriment des Maigres. La classification entre Maigres et Gras n’est pas, comme ce sera le cas dans Germinal, une opposition tranchée entre classes propriétaire et ouvrière (Scarpa: 121). Dans Le Ventre de Paris, les Gras et les Maigres cohabitent dans le quartier des Halles et proviennent tous et toutes de milieux populaires et ruraux. La nouvelle classe bourgeoise des Gras se caractérise par son travail acharné et son sens de l’épargne, et c’est en ce sens qu’elle se qualifie d’honnête. C’est ce que résument les idées de la charcutière, Lisa, à savoir «que tout le monde doit travailler pour manger; que chacun est chargé de son propre bonheur; qu’on fait le mal en encourageant la paresse; enfin, que, s’il y a des malheureux, c’est tant pis pour les fainéants» (Zola, 1971: 98). Les Gras sont ceux et celles «qui ne se laissent pas maigrir de soucis, en bonnes gens qui tiennent à bien vivre» (105). La corpulence traduit ainsi une forme d’individualisme; le confort personnel est prisé dans une logique d’économie et de travail. Les corps deviennent dans le roman les représentations d’une classe sociale qui se fonde sur une adhésion commune à un système de valeurs, de pensées et sur une manière excessive de jouir de la nourriture. De cette division caricaturale entre les corps nait un système d’exclusion et de domination que je tenterai d’illustrer en étudiant le personnage de Florent en tant que «jeune homme» et ses relations avec le couple Quenu-Gradelle. 

 

Le jeune homme: Florent

La disproportion entre les ventres exubérants et les ventres creux n’est pas sans rappeler les longues silhouettes des jeunes hommes et les corps bombés des bourgeois présentés dans les caricatures de Gavarni (Thérenty, 2005), et dont la corpulence divisait jeunesse et âge d’homme. Dans Le Ventre de Paris, le contraste corporel entre le couple Quenu-Gradelle «habillé de blanc et Florent, tout habillé de noir» (Zola, 1971: 106) ne représente pas seulement une tension de classe, mais également une division entre âge adulte et jeunesse. Florent n’est pas un jeune homme à proprement parler; il a effectivement près de quarante ans. Il se trouve cependant dans l’inachèvement propre à la jeunesse, refusant les institutions du mariage et du travail, ce qui l’exclut de facto du monde adulte et bourgeois. Il est aussi, selon les paroles de son ami Claude, le roi des Maigres. Son corps est aux antipodes de ceux de son frère et de sa belle-sœur. Les descriptions abondantes des corps de Quenu et de Lisa, le rappel constant de leur «santé grasse», de leur peau rosée et de leurs vêtements blancs font ressortir le flou qui entoure le corps de Florent, dont la «longue figure, mince et flottante» (63) semble insaisissable. Les descriptions glissent autour de lui, le laissant imprécis. Son corps est ponctué par les mêmes adjectifs –maigre, noir, long, mince– tandis que celui de Lisa, par exemple, est sans cesse redéfini dans ses courbes et les détails vestimentaires qui les mettent en valeur.

La vie de Florent est marquée par deux moments qui ont brisé son devenir homme; le premier lorsqu’il abandonne ses études en droit pour s’occuper de Quenu et le second lorsqu’il se fait arrêter près d’une barricade et qu’il est condamné à l’exil. À l’inverse, le moment où Quenu et Lisa deviennent adultes est simple et bref. Le rite de passage à l’âge adulte s’accomplit par l’accès à la sphère socio-économique et à celle de la sexualité1Cela renvoie à ce que Zola affirme dans la préface de la première édition de La Curée (1872): «Dans l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, La Curée est la note de l’or et de la chair». On peut voir le passage à l’âge adulte dans Le Ventre de Paris comme cet accès «à l’or et à la chair», bien que dans ce roman ces deux données soient figurées, c’est-à-dire que l’or passe par la nourriture et la chair, par la naissance de l’enfant.. Les deux jeunes gens découvrent l’héritage de l’oncle Gradelle, décédé quelques semaines auparavant: «naturellement, ils parl[ent] de l’avenir, de leur mariage, sans qu’il [ait] jamais été question d’amour entre eux. Cet argent sembl[e] leur délier la langue» (Zola, 1971: 101). Ainsi Quenu et Lisa deviennent-ils adultes quand, «le magot rangé et le lit refait», «ils descend[ent] paisiblement. Ils étaient mari et femme.» (102). Le réel mariage, un mois plus tard, et le déménagement dans une boutique plus luxueuse et moderne confirment leur inclusion dans la nouvelle classe bourgeoise. La naissance de leur fille vient attester la réussite charnelle du mariage. De ce moment où ils accomplissent le rite de passage à l’âge adulte, la vie du couple coule sans encombre «au milieu de cet air gras, de cette prospérité alourdie» (105).

Du côté de Florent, le rite de passage à l’âge adulte n’est jamais accompli totalement. La première rupture dans son devenir homme est celle où il prend en charge son demi-frère et «remet à plus tard toute ambition» (90). Il se trouve à prendre la place non pas d’un père, mais bien d’une mère pour son frère. Florent traitera Quenu «comme une grosse fille paresseuse» (91), lui «évit[ant] jusqu’au menu soin de l’intérieur, c’était lui qui allait chercher les provisions, qui faisait le ménage, la cuisine» (91). Ne s’accordant aucun plaisir, Florent «goût[e] toutes les joies amères du dévouement» (94) et «port[e] la même redingote pendant huit ans» (91), dans un abandon et un désintéressement total de lui-même et d’une possible ascension sociale. La deuxième rupture, lorsqu’il est envoyé au bagne pendant huit ans, imprime définitivement sur son corps son statut de maigre, car du moment de son arrestation jusqu’à son retour à Paris, «la faim ne l’[a] plus quitté» (56). Seuls subsistent ses «deux grands yeux bruns, d’une singulière douceur», dans un «visage dur et tourmenté» (49). La souffrance et la faim s’inscrivent physiquement sur lui, marques indélébiles du passé qui ne se laisse pas oublier.    

Le vocabulaire généralement associé au «féminin» prédomine dans le roman lorsqu’il est question de ce personnage. Ainsi il est décrit comme un individu au «caractère tendre» (90), «doux comme une fille» (375), qui «s’évanoui[t] comme une femme» (353) à la vue de pigeons que l’on saigne. Même dans son espace intime, sa chambre «ne sen[t] pas l’homme» (264). D’emblée, le stéréotype de la virilité est ébranlé dans ce roman qui met en scène une faiblesse masculine généralisée. Comme le montre Marie Scarpa, les femmes dominent les hommes non seulement dans l’espace économique du marché, mais également dans la sphère privée (Scarpa: 203-207). Le couple Quenu-Gradelle illustre cette domination féminine; Lisa gère les finances, prend les décisions concernant la boutique et assure la vente au comptoir. Quenu en «éprouv[e] presque du respect pour sa femme, qui, selon lui, “[est] une forte tête”» (Zola, 1971: 104). Les femmes trônent dans le marché, et la lutte pour les clients passe non seulement par l’exubérance de leur chair, mais également par la maîtrise des codes de la parole. Au centre de ces femmes, Florent est suivi par «des appels, toute une trainée d’offres et de caresses» (115) auxquels il ne sait ni réagir ni répondre. Objet du désir, il est toutefois incapable de retourner ce désir, car «ses os de maigre [ont] une angoisse au contact des poitrines grasses» (199). Il échoue de ce fait à prouver sa virilité charnellement, en jeune homme qui «trait[e] d’ordinaire les femmes en homme qui n’a point de succès auprès d’elles» et qui «dépens[e] en rêve trop de sa virilité» (198). La narration présente Florent non seulement comme efféminé, mais également comme impuissant. Loin de correspondre au stéréotype de la virilité, il en devient le contre-exemple, renvoyé du côté des femmes – «tenez, vous n’êtes pas un homme» (313) –et même de celui des enfants– «vous n’y voyez pas plus clair qu’un enfant de cinq ans» (314).

Il serait possible d’affirmer que la narration renverse le stéréotype de la virilité, puisque les femmes sont celles qui dirigent les Halles, les hommes leur étant soumis, tout comme les Gras dominent les Maigres. Cependant, le texte déploie un deuxième niveau de discours, composé des commérages et des racontars du marché. Ces paroles agissent à contresens de la narration principale et rejouent les dichotomies en les inversant de la sphère privée à la sphère publique. Ce sont ces discours qui donnent au roman son amplitude urbaine: «c’est le chaos de la ville moderne, c’est cette multiplicité des paroles et des pensées inscrites sur les choses, déformant les corps» (Rancière: 33-34). La ville est effectivement au cœur des romans de la seconde moitié du XIXe siècle, transformant la «promenade bucolique empreinte d’introspection» en «balade sociologique dans la grande ville» (Sicotte: 12). Le Ventre de Paris prend place dans les Halles nouvelles, «[ce] fort colosse de fonte, [cette] ville nouvelle si originale» (Zola, 1971: 70), décrite comme «machine moderne, hors de toute mesure» (72). Ainsi, aux descriptions minutieuses des étalages de fruits, de légumes, de charcuteries, de fromages, et de leurs procédés de fabrication, s’ajoutent les corps et leurs voix démultipliées.

Le roman met en scène cette prolifération des discours, caractéristique de la ville, qui entoure Florent de phrases vides le transformant en cliché de la virilité. Par exemple: «les hommes maigres sont de rudes hommes», «les maigres, je m’en défie, c’est capable de tout» (197), «ces hommes maigres sont de fiers hommes… vous savez quand un homme […] veut [une femme], il en ramasserait par terre» (302), etc. Ces phrases réaffirment une virilité qui se base sur la vigueur sexuelle de Florent, qui serait l’amant de Lisa et des deux sœurs poissonnières, les Méhudin. C’est à même le corps de Florent que se construisent ces «fictions viriles», ce qui rejoint ce qu’Elizabeth Grosz avance dans son ouvrage Volatile Bodies, à savoir que le corps fonctionne comme surface inscriptible, une sorte de carnet sur lequel les normes, valeurs et codes culturels et sociaux s’écrivent et se lisent. Le corps serait donc un espace de création de sens, travaillé et déformé par les discours.

Les fictions viriles épaississent le corps de Florent d’une couche de paroles qui brouillent la frontière entre la réalité et le mythe. Elles sont alimentées par Mlle Saget, l’œil des Halles, qui veille à consacrer la hiérarchie des Gras sur les Maigres. La vieille fille invente et colporte les histoires sexuelles de Florent, en échange de quelques provisions dans les boutiques: «et elle aurait continué pendant des journées, enfilant les phrases vides, s’amusant extraordinairement à des faits coupés menus, sans aucun intérêt» (333). Elle découvrira le passé de forçat de Florent, qu’elle s’empressera de répandre:

Ce fut d’abord un récit écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas; puis les versions diverses se fondirent, les épisodes s’allongèrent, une légende se forma dans laquelle Florent jouait un rôle de Croquemitaine. Il avait tué dix gendarmes, à la barricade de la rue Granéta; il était revenu sur un bateau de pirates qui massacraient tout en mer; depuis son arrivée on le voyait rôder la nuit avec des hommes suspects dont il devait être le chef. (310)

Ces fictions «virilisent» Florent qui devient un pirate, un tombeur, un héros que les habitants des Halles doivent dénoncer, par peur de représailles, et parce qu’ils sont des honnêtes gens. Ainsi, les délations se multiplient au bureau du gendarme, et tranquillement se constitue un dossier épais qui incrimine Florent sur la foi de ces discours. Le passé du jeune homme, écrit sur son visage et trahi par sa maigreur, est dévoilé au grand jour, confirmant aux yeux de tous qu’il «ne peut pas seulement engraisser, le malheureux, tant il est rongé de méchanceté» (233). Le corps de Florent devient simulacre. Il est altéré par une norme qui se grave et devient récit, «un texte articulé sur du réel et parlant en son nom, c’est-à-dire une loi historiée et historicisée, racontée par [un] corps» (De Certeau: 12). La double construction du personnage, par la narration et par les discours, montre que l’intime et le social ne coïncident plus, qu’il y a inadéquation entre l’être et le paraitre de Florent. Il devient cet espace où se jouent les antagonismes, et où la surdétermination du corps en tant qu’il révèlerait une vérité sur l’identité du jeune homme mène à son exclusion.   

 
«[Les Halles] entassaient leurs masses géométriques; et, quand toutes les clartés intérieures furent éteintes, qu’elles baignèrent dans le jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine à vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple» (Émile Zola, Le Ventre de Paris, p.72)

 
«[Les Halles] entassaient leurs masses géométriques; et, quand toutes les clartés intérieures furent éteintes, qu’elles baignèrent dans le jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine à vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple» (Émile Zola, Le Ventre de Paris, p.72)
(Credit : wikipedia)

Le corps du paria

Le Ventre de Paris est donc l’histoire d’un double échec: un échec politique et celui du devenir homme de Florent. À son arrivée à Paris, il possède une nouvelle chance de sortir de la jeunesse. Comme Lisa le lui dit: «à votre âge, les enfantillages ne sont plus permis, vous avez fait des folies, eh bien, on les oubliera, on les pardonnera. Vous rentrerez dans votre classe, dans la classe des honnêtes gens, vous vivrez comme tout le monde, enfin.» (Zola, 1971: 148) Pendant quelques mois, Florent «s’abandonn[e] peu à peu, arriv[e] à goûter à la béatitude de cette vie réglée» (162), et pendant cette courte période, il parvient à se faire partiellement accepter, notamment grâce à sa casquette galonnée, signe de son emploi comme inspecteur maritime. À ce moment, il remplit l’impératif économique, une des deux conditions du devenir adulte et bourgeois. Le mariage aurait scellé son inclusion définitive dans les Halles.

Le devenir gras dans le roman, c’est-à-dire l’embourgeoisement et l’empâtement progressif, appartient au domaine de la raison et de l’âge adulte. Comme le montre Sergio Luzzatto (Luzzatto: 209-275), la révolution est propre à la jeunesse, non pas une jeunesse qui se caractérise par un âge particulier, mais qui se définit par le refus des codes du monde adulte. Ces codes sont visibles dans les corps qui ont intégré une norme, une règle sociale. Ainsi que le soutient Michel de Certeau, c’est par le redressement d’un excès ou d’un déficit que les corps sont corrigés et modelés; «les aliments […] leur imposent une forme, un tonus qui ont valeur de carte d’identité» (De Certeau: 11). La nourriture est instrument de modélisation sociale et économique dont le corps devient la représentation. L’engraissement «fait dire le code aux corps» (11), c’est-à-dire que la norme s’y inscrit, les transformant «en tables de la loi, en tableaux vivants des règles et coutumes, en acteurs du théâtre organisés par un ordre social» (11). Le devenir gras prouve non seulement l’appartenance au monde adulte et à une classe bourgeoise, mais traduit aussi l’incorporation de codes, de normes et de lois qui conforment les corps. 

En refusant l’embourgeoisement, Florent témoigne d’un rejet des codes sociaux qui se manifeste par le biais de la politique: «fatalement, Florent revint à la politique. Il avait trop souffert par elle, pour ne pas en faire l’occupation chère de sa vie. » (Zola, 1971: 192)  La politique agit comme tiers dans le rapport du personnage au monde, elle est cette croyance quasi religieuse qui transcende son quotidien, à laquelle il se rattache dans un «bel aveuglement de fanatique» (326). La politique agit comme contrepoids aux souffrances de Florent. Pour contrer l’amertume de sa vie prometteuse gâchée, il «entr[e] dans la république comme les filles désespérées au couvent» (94). La fuite vers l’idéalisme, vers un monde meilleur et plus humain, prend la place des aspirations charnelles et sociales du jeune homme. En effet, la politique revêt pour lui une «jouissance toute sensuelle» (206), elle est un «refuge de justice et de vérités absolues» (94). La politique fait office d’échappatoire à son mécontentement. Ce sont toutefois ses pensées politiques qui, l’amenant à refuser la facilité de la vie bourgeoise, le condamnent. Claude Lantier le lui rappellera:

Vous êtes un artiste dans votre genre, vous rêvez politique; je parie que vous passez des soirées ici, à regarder les étoiles, en les prenant pour des bulletins de vote à l’infini… Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et de vérité. Cela est si vrai que vos idées, de même que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois […] Ah! grand poète que vous êtes! (325) 

Claude met en lumière le manque de réalisme des propos de Florent, tout en reconnaissant que ses idées font peur à une classe qui suit une politique du confort (Zola, 1966). Comme le dit Lisa à son mari: «tous les gouvernements sont les mêmes, d’abord. On soutiendra celui-là, on en soutiendrait un autre, c’est nécessaire. Le tout, quand on est vieux, est de bien manger ses rentes en paix, avec la certitude de les avoir bien gagnées» (Zola, 1971: 221). Le désinvestissement politique de Lisa est proportionnel à la satiété de son estomac. Lorsque ce confort sera menacé par la présence de Florent, notamment parce que les clients délaissent la boucherie, et que son honnêteté est remise en question, elle n’hésitera pas à dénoncer son beau-frère pour rétablir cette paix grasse et sereine qu’elle souhaite pour sa famille.

Ironiquement, le roman présente Florent dans sa douceur et ses idéaux, tout en lui réservant un châtiment digne d’un dangereux criminel: «il se laissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup» (95). L’opposition entre la philosophie humaniste et la thèse célèbre de Hobbes, «l’homme est un loup pour l’homme», est ici reprise. Florent incarne une pensée humaniste qui se révèle dans sa volonté d’éduquer et d’autonomiser les êtres. La joie de Florent, «son rêve secret de dévouement, était de vivre toujours en compagnie d’un être jeune, qui ne grandirait pas, qu’il instruirait sans cesse, dans l’innocence duquel il aimerait les hommes» (184). L’humanisme soutient que l’homme est plus qu’un corps, qu’il est un esprit aux potentialités illimitées, tandis que la thèse de Hobbes renvoie à l’idée que l’homme est le pire ennemi de lui-même. Les Halles représentent cette dernière conception, elles sont le torrent de la consommation des corps qui luttent pour leur satisfaction. L’opposition entre culture et nature, entre tradition –position plus humaniste– et modernité –position du droit naturel–, se trouve illustrée par le séjour de Florent dans le quartier des Halles et par le traitement qui lui est réservé.

Le rejet du «roi des Maigres» par la société des Halles prend appui sur le corps de Florent qui devient contretype, faille et marge par son refus de l’engraissement. De ce fait, Florent occupe le rôle du paria. Le paria «n’est pas seulement l’exclu qui subit la logique d’un système, il est le rejeté d’un ordre qui par son rejet se confirme et se consolide.» (Nancy: 265) Ainsi, la dénonciation collective de Florent permet aux Gras de se réaffirmer dans une logique où leur honnêteté est mise de l’avant. Indigeste dans le ventre gras de Paris, Florent devient une maladie qui attaque l’insouciance des honnêtes gens. L’étalage de la charcuterie se fane, on «plai[nt] [Quenu], on le trouv[e] moins gras, bien qu’il [soit] énorme; d’autres au contraire l’accus[ent] de ne pas maigrir de la honte d’avoir un frère comme le sien» (Zola, 1971: 327).  Le physique de Florent devient «la cause de tout» (356); grain de sable dans l’engrenage de l’ordre social. Le passage du paria exhibe au grand jour la pourriture qui se trouve sous les Halles, il révèle la noirceur qui s’y trouve, celle de ces caves sans lumière où sont engraissés les animaux à abattre. De ce fait, son rejet n’est pas uniquement un retour au normal, au débordement des corps, mais un réel «triomphe du ventre» (377). La trahison collective exprime la cohésion du système des corps; l’exclusion traduit la force de la norme. Par celle-ci, c’est tout le corps social qui se voit allégé du poids de sa propre représentation.

 

Conclusion

Pour conclure, il serait possible d’affirmer que Florent est un personnage qui n’évolue pas. Il est enserré par les discours qui font de lui une fiction du mâle dominant, cependant que la narration principale montre un jeune homme identique à celui qui entre à Paris couché sur un lit de légumes. Incapable de jouer le rôle qu’on attend de lui, Florent bouleverse momentanément l’ordre du quartier, en montre les dessous, mais sans réellement avoir d’impact à long terme sur cet ordre. Après son expulsion, la «guérison» des Halles est rapide, et la présence de Florent est décrite comme un «malaise d’une année» (p.373) qui sera oublié sitôt que «le complot des Halles» cessera de faire la une des journaux.

Le roman se termine sur une phrase de Claude Lantier, «quels gredins que les honnêtes gens», renvoi à l’ouverture d’un article de 1872 dans lequel Zola entame sa critique politique par: «ce sont des gens terribles, que les “honnêtes gens”» (Zola, 1966: 111). Inspiré du contexte politique de la fin du XIXe siècle, et plus particulièrement des événements de la Commune de Paris (1871), Le Ventre de Paris trace un portrait du triomphe des honnêtes gens, de la victoire du ventre. Le ventre, personnification des Halles, est cet espace où sont condensés les indices d’une pourriture sociale. Les Halles sont «la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l’Empire» (Zola, 1971: 193). Le corps du jeune homme, en ce sens, est un espace où se rejouent non seulement les valeurs et les codes du stéréotype de la virilité, mais aussi les règles d’une idéologie dominante. Le roman met de l’avant l’aspect construit des stéréotypes et des savoirs reliés au corps, ainsi que la rigueur des procédés punitifs qui s’y rattachent. La vision du monde présentée dans le roman est toutefois loin de glorifier la figure du révolutionnaire, au contraire, Florent est présenté comme un idéaliste dont la volonté d’insurrection est vouée à l’échec face aux pulsions qui gouvernent les habitants des Halles et leur désir insatiable de nourriture. Cependant, si le jeune homme du Ventre de Paris est inachevé, c’est parce qu’il représente l’éternel recommencement des luttes et des revendications de la jeunesse contre la normalisation et la répression des Gras. 

 

Bibliographie

Zola, Émile. 1873. Le Ventre de Paris. Paris: Gallimard, 470p.

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    Cela renvoie à ce que Zola affirme dans la préface de la première édition de La Curée (1872): «Dans l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, La Curée est la note de l’or et de la chair». On peut voir le passage à l’âge adulte dans Le Ventre de Paris comme cet accès «à l’or et à la chair», bien que dans ce roman ces deux données soient figurées, c’est-à-dire que l’or passe par la nourriture et la chair, par la naissance de l’enfant.
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