Benford, Steve et Gabriella Giannachi. 2011. Performing Mixed Realities. Cambridge: MIT Press.
Article ReMix
Immersion et présence dans les dispositifs de réalité mixte
Cet article examine le concept d’immersion dans des dispositifs de réalité mixte. Il s’agit de penser cette métaphore récurrente d’abord en tant que mode de relation au monde, puis en tant que mode d’engagement dans les configurations artistiques médiatisées par les technologies. Afin d’aborder ces deux questions, je cernerai de plus près divers types d’immersion en relation avec le concept de présence. J’appuierai cette réflexion sur quelques cas de figure, allant de l’immersion dans des dispositifs cinématographiques ou de réalité virtuelle jusque dans des dispositifs de réalité augmentée en espace urbain. En fin de parcours, j’envisagerai la plongée dans les systèmes symboliques contemporains qui construisent des communautés virtuelles à travers les interfaces du cyberespace, d’où émerge la notion d’immersion sociale. Ces dispositifs supposent la combinaison de plusieurs modalités de la présence, en générant ainsi quelques figures de l’immersion. J’entends par réalité mixte la conjonction de notre présence physique dans le monde et de notre présence subjective sur le plan mental, ainsi que la modulation de ces deux types de présence par les technologies qui les médiatisent.
Le concept d’immersion renvoie à un puissant sentiment d’absorption physique, mental et émotionnel, soit dans une situation de la vie ordinaire, soit au sein d’une représentation. Cette impression est générée par des modalités à la fois perceptuelles (visuelles, auditives, kinesthésiques) et mentales (imaginaires)1Cette définition de l’immersion que je reprends ici a été formulée par Bernard Guelton lors de son séminaire tenu en 2011 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Voir son article dans le présent ouvrage.. Qu’elle soit utilisée dans son sens littéral, comme action de plonger un corps dans un liquide, ou encore de façon métaphorique, la notion d’immersion engage le corps dans l’espace. Cette métaphore spatiale suggère de penser les systèmes immersifs comme un milieu qui entoure le sujet humain, ou encore un environnement. Elle peut être envisagée également dans ses manifestations au sein des pratiques artistiques faisant appel aux puissances de l’imaginaire, que ce soit chez les contemporains ou chez leurs précurseurs. Le type d’immersion qui en résulte nous renvoie à l’espace symbolique par lequel nous plongeons au sein de ces œuvres pour nous y absorber mentalement: d’abord les œuvres littéraires, cinématographiques ou théâtrales, et ensuite les dispositifs où intervient l’interactivité: jeux vidéos, installations, parcours performatifs en espace urbain ou jeux de réalité alternée. Ces derniers dispositifs interactifs génèrent des situations d’immersion performative, basées sur l’agir du sujet dans son environnement, alors que l’interaction au sein des contextes en ligne et hors-ligne crée un espace intersubjectif d’immersion sociale. On voit que la métaphore de l’immersion peut se décliner de plusieurs manières, selon les contextes. Ces types d’immersion peuvent se croiser à des degrés divers au sein des dispositifs de réalité mixte.
Immersion et présence
La question de l’immersion dans les environnements médiatisés par les technologies numériques engage de façon centrale le concept de présence. Cette notion transdisciplinaire fait appel tant aux recherches en sciences cognitives qu’au discours esthétique. Dans cette dernière perspective, la présence renvoie à des états de choses ou à des événements présents dans l’environnement d’un être humain et perceptibles de façon sensuelle. Autrement dit, le sentiment de présence est un produit de l’esprit en situation d’expérience sensible. L’intensification de la présence au monde est au cœur même de la perception esthétique, elle en est le fondement sur le plan phénoménologique. Elle désigne une attention augmentée qui, en retour, transforme notre perception du monde. La présence implique la réflexivité, qui nous conduit à nous pencher sur notre qualité d’existence au sein de l’expérience sensible. En premier lieu, le concept d’immersion renvoie donc à une perspective anthropologique fondamentale, ou à une phénoménologie de la présence qui nous incite à nous interroger sur notre situation dans le monde et notre manière d’y être engagé.
Dans la perspective des sciences cognitives, si la présence désigne un phénomène de l’esprit qui est donc subjectif, elle repose d’abord sur notre condition originaire, celle d’une expérience physique qui engage le corps. Nous sommes d’abord plongés dans le monde par le biais de notre corporéité, que l’on peut qualifier de présence incarnée. Sur le plan du dispositif physique, on parle d’immersion sensorielle. Le sentiment d’immersion module la présence en tant que facteur par lequel nous nous sentons absorbés dans une situation donnée. C’est la relation du corps à l’espace dans l’environnement physique qui détermine un premier paramètre de l’immersion, modulé par la perception et la sensation. La question de l’immersion conduit d’abord à une réflexion sur l’appréhension et la compréhension de cette expérience corporelle du monde, en tant que sujet percevant et agissant. L’ensemble des avancées sur les espaces immersifs montre le caractère déterminant de l’activité du sujet selon un mode performatif, à la fois pour l’exploration d’environnements physiques et la localisation spatiale du corps. Il s’agit d’un enjeu scientifique majeur de la recherche sur les environnements immersifs, tels qu’ils se reflètent dans les travaux portant sur la cognition spatiale par exemple. Ceux-ci s’interrogent sur les relations entre la corporalité, l’action et l’environnement spatial2Voir l’article d’Alain Berthoz dans le présent ouvrage de même que l’ensemble de ses travaux.. Fonctionner dans l’espace, se mouvoir dans l’environnement, trouver sa route, tracer une trajectoire ou manipuler les objets du monde se lient à la survie et constituent donc les actions les plus fondamentales pour un sujet en situation d’expérience au sein d’un environnement, avant leur inscription dans un espace symbolique.
Ainsi, les processus associatifs de la signification, qui sont liés aux affects ou aux mémoires à la fois individuelles et collectives, ne sont pas désincarnés. Ils se construisent à travers l’expérience du monde et ils émergent de la corporéité, siège à la fois des émotions et de l’esprit. Même si, d’un point de vue analytique, il peut sembler utile de séparer les immersions physique et mentale pour mieux les examiner, dans les faits, on ne peut pas facilement les détacher, car elles sont inextricablement liées à l’expérience sensible du corps dans l’environnement et à notre façon de construire des représentations. Pour le sujet en situation d’expérience, qui agit dans un milieu donné, les deux séries de facteurs (corporels/matériels et mentaux/symboliques) contribuent au sentiment de présence. Cette manière d’envisager l’immersion et la présence repose sur la notion d’esprit incarné: il n’y a pas d’esprit sans corps, il n’y a pas présence d’imaginaire sans le substrat corporel qui en détermine les conditions de possibilité. Comme le soulignent Bertrand Gervais et Mariève Desjardins, «le corps est notre unique réalité. Il est, pour les uns, l’incarnation de la conscience et, pour les autres, notre ultime seuil, ce dont nous ne pouvons nous libérer» (2012: 9). Ce sont les expériences sensorielles dans le monde qui déclenchent l’émergence du sens sur le plan symbolique.
Immersion, attention et présence dans les dispositifs médiatisés
Une autre façon d’envisager l’immersion est de se pencher sur l’état d’absorption au sein des dispositifs technologiques, ce qui met en jeu une forme de présence médiatisée. Le concept de présence a suscité des travaux importants dans le domaine des sciences cognitives ainsi que des interfaces homme-machine. Dans un tel contexte, le sentiment de présence renvoie alors à l’intensité de l’expérience vécue ou à l’immersion optimale dans l’expérience médiatisée par le dispositif technologique. Globalement, ces recherches impliquent deux catégories de la présence: celle de la présence physique, qui renvoie au sens d’être physiquement localisé dans un espace médiatisé par une interface numérique, et celle de la présence sociale, qui réfère au sentiment d’être ensemble dans un espace partagé. Les perspectives de recherche sur la présence physique dans les environnements médiatisés, comme ceux dits de «réalité virtuelle», par exemple les CAVEs (Computer Aided Virtual Environment), partent du principe que ceux-ci peuvent être si convaincants sur le plan de la perception qu’ils conduisent à un fort sentiment d’immersion. Un premier type de recherches scientifiques à partir de tels dispositifs immersifs se base sur la fidélité et le réalisme: selon cette approche, plus l’expérience médiatisée est réaliste sur le plan perceptuel, immersive et interactive, plus l’expérience de la présence devient convaincante (Ijsselsteijn et Riva, 2003).
Les nombreuses recherches scientifiques sur la présence montrent qu’il s’agit d’un phénomène complexe, multidimensionnel, dans lequel les facteurs attentionnels jouent un rôle crucial. Pour Varela, «le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l’organisme agit, bouge, se reproduit, rêve, imagine. Et c’est de cette activité permanente qu’émerge le sens de son monde et des choses.» (1998) Plus largement, dans cette perspective issue des sciences cognitives, nous sommes présents là où notre attention nous porte, que ce soit dans un environnement physique réel ou encore par le biais d’un dispositif de représentation ou de simulation. Dans un contexte médiatisé par les technologies, l’attention oscille alors entre plusieurs niveaux de réalité: entre la matérialité du dispositif et la création d’espaces imaginaires qui en façonnent la dimension symbolique. C’est le phénomène de l’attention qui module le degré de présence au monde et par extension, le sentiment d’immersion dans ces multiples dimensions de l’expérience. Par exemple, tel que le rapportent Mestre et Fuchs (2006), des expériences sur de grands brûlés ont été conduites dans un dispositif technologique de réalité virtuelle, à l’université de Washington à Seattle, par Hunter Hoffman. Comme la douleur ressentie par ces patients ne peut pas être soulagée par des drogues analgésiques, ces expériences tentent de l’atténuer sur le plan de leur perception subjective. Pour cela, une situation ludique immerge les participants dans un monde de glace par le biais d’un environnement virtuel, à la fois visuel et sonore, en créant l’illusion qu’ils volent dans cet univers glacé. Comme le mentionnent Mestre et Fuchs, la situation implique une stimulation de plusieurs modalités sensorielles, ainsi que l’isolation du monde extérieur. En se concentrant sur l’environnement qui les immerge, les participants oublient la sensation physique de brûlure. Leur attention se déplace du monde réel vers l’univers simulé, conduisant à l’atténuation subjective d’une douleur pourtant qualifiée d’insupportable. L’attention est focalisée vers la situation virtuelle plutôt que la situation physique. La coexistence des deux aspects physique et mental par le biais du dispositif demeure très complexe. Dans de nombreuses recherches en psychologie expérimentale, il a été démontré que la perception est lacunaire et modulée par l’attention. Dans les environnements médiatisés, c’est ce phénomène complexe du déplacement de l’attention que l’on peut appeler «présence». Pour Mestre et Fuchs, la présence définit donc «la réponse subjective à l’immersion3Daniel Mestre et Philippe Fuchs situent leur analyse de l’immersion dans le contexte des dispositifs de réalité virtuelle, impliquant un casque d’immersion enfermant le système perceptuel dans une simulation informatique. Pour ces deux chercheurs, le concept de réalité virtuelle est ambigu, car il désigne à la fois l’appareillage technologique permettant l’expérience et la construction subjective que celle-ci implique. De cette ambiguïté découlerait également le flou conceptuel entourant les notions d’immersion et de présence. Ces auteurs proposent donc de situer l’immersion du côté objectif de l’environnement physique, alors que le sentiment de présence se situerait du côté subjectif de l’investissement mental de l’individu. Le sentiment de présence en tant que tel relève de la subjectivité. Cette conception distingue l’immersion de la présence. Cependant, dans une autre perspective, nombre d’auteurs comme Marie-Laure Ryan ou Jean-Marie Schaeffer, par exemple, ne font pas clairement cette distinction et parlent donc d’immersion fictionnelle.». Ces recherches démontrent que le sentiment de présence dans un environnement médiatisé par les technologies de réalité virtuelle est augmenté lorsque l’environnement est immersif et saillant sur le plan perceptif, et lorsque la sélection attentionnelle est dirigée vers l’environnement médiatisé. Elles mettent en évidence le rôle central des mécanismes de l’attention pour engendrer un sentiment de présence. C’est le phénomène de l’attention qui module le sentiment d’immersion ou encore le degré de présence au monde artificiel dans lequel le sujet est plongé.
Immersion et illusion de présence
Dans les dispositifs où intervient une médiation technologique, la notion de présence ne renvoie plus seulement à un donné phénoménologique définissant notre situation originaire, mais au processus de médiatisation incessant qui modifie notre rapport au monde. L’institution du langage, fondement anthropologique de notre relation avec notre environnement, introduit déjà une première forme de distance reposant sur le jeu de la présence et de l’absence. En effet, la fonction même du langage est d’amener à la présence la chose absente. Elle induit ce qu’on peut qualifier non pas de présence pure, mais d’effet de présence4Pour un développement de la notion d’effet de présence, voir Bourassa (2013).. Il en est de même pour toute représentation symbolique engageant un système de signes. Ces effets reposent sur une illusion de présence. Depuis les premiers balbutiements du langage jusqu’aux dispositifs technologiques contemporains, le processus de sémiotisation du monde s’est étendu toujours davantage en construisant notre relation à l’environnement. En ce sens sémiotique, l’effet de présence détermine non pas le sentiment ressenti dans un dispositif immersif, mais bien l’illusion construite par la situation de présence-absence. Dans une interface Web, par exemple, l’effet de présence se déploie à travers la substitution de l’un des modes de la sensorialité, permettant son extension et la modulation de la présence à distance. L’immersion dans un tel système repose donc sur un effet de présence en tant que mécanisme de substitution.
Cette perspective induit la question de la transparence du médium, censé s’effacer au profit du représenté; elle est porteuse d’une forte charge utopique. Ainsi, le concept de présence a été défini par Lombard et Ditton (1997) comme étant la sensation de non médiation d’une expérience médiatisée: «Une illusion de non médiation se produit quand une personne échoue à percevoir ou à reconnaître l’existence d’un médium […] et répond comme si le médium n’était pas là […]5«An “illusion of non mediation” occurs when a person fails to perceive or acknowledge the existence of a medium […] and responds as he/she would if the medium were not there. […] “nonmediated” here is defined as experienced without human-made technology.»». Cette affirmation relève d’une quête utopiste qui voudrait toujours imiter de plus près le monde par la simulation minutieuse des réalités perceptuelles, jusqu’à en abolir les différences. Ultimement, il s’agirait de faire basculer la frontière sémiotique entre la situation physique réelle et l’expérience simulée. Ce désir n’est pas récent: en 1877, soit un siècle avant les débats entourant le concept de réalité virtuelle, un collaborateur de la revue Scientific American écrivait: «Il est déjà possible par d’ingénieux dispositifs optiques de projeter des photographies stéréoscopiques sur un écran devant un public. Ajoutez le phonographe parlant pour contrefaire leurs voix, et ce sera difficile de pousser plus loin l’illusion de la présence réelle6«It is already possible by ingenious optical contrivances to throw stereoscopic photographs of people on screens in full view of an audience. Add the talking phonograph to counterfeit their voices and it would be difficult to carry the illusion of real presence much further.» «The Talking Phonograph», Scientific American, vol. 37, no 25 (22 décembre 1877), p.384-385. Cet article a été réimprimé dans Nature, vol. 17, no 427 (3 janvier 1878), p.190-192. (Bourassa 2010: 168)». Depuis l’invention des frères Lumière jusqu’aux récents dispositifs de réalité virtuelle, cette recherche utopique traverse l’histoire des médias7Pour un développement critique sur cette question, voir Bourassa (2010).. En effet, l’idéal d’immersion sous-tend l’imaginaire cinématographique depuis ses débuts. Ce fantasme a précédé l’invention du cinématographe et se prolonge dans les rhétoriques entourant le concept de réalité virtuelle. «On pourrait relire l’ensemble de l’histoire du cinéma comme la quête de l’immersion ou l’illusion de présence, que plusieurs stratégies esthétiques ou technologiques ont tenté de réaliser» (Bourassa, 2010). L’idéal d’immersion suppose alors d’éliminer la conscience du média, dans une esthétique de «l’interface sans interface» (interfaceless interface, selon Bolter et Grusin, 1999). Du dispositif cinématographique aux réalités virtuelles jusqu’aux projections directes sur la rétine de l’œil, il s’agit d’augmenter l’illusion de présence au moyen du réalisme perceptuel, en faisant disparaître le cadre de l’écran ou en saturant la perception par des interfaces multisensorielles. En poussant plus loin cette rhétorique, le dispositif d’immersion idéal engendrerait une illusion si forte qu’elle conduirait à l’oubli de la condition même dans laquelle le sujet est plongé. Pour Baudrillard, les simulacres se substituent progressivement au contact direct avec la réalité, ce qui induit une disparition progressive des frontières séparant les leurres du réel. Le fantasme d’immersion poussant le degré d’illusion à son extrême et l’inquiétude qu’il soulève se révèle dans la trilogie The Matrix, des frères Wachowski, qui est même devenue sa représentation paradigmatique8Le film The Matrix contient une allusion directe au livre de Baudrillard portant sur les simulacres.. Dans cette trilogie, l’humanité est captive d’une immense hallucination collective qui l’asservit à une génération de machines intelligentes. Le mécanisme illusionniste devient si parfait que le sujet humain n’a plus conscience de sa condition réelle d’asservissement au sein du dispositif. Certains sujets réussissent à s’évader en prenant conscience du leurre: «On pourrait imaginer un personnage baigné dans le monde platonicien des idées qui chuterait subitement dans le monde phénoménal de la corporalité pour en mesurer le poids ontologique: la fuite de Néo hors de l’illusion rejoue en sens inverse l’avertissement socratique de cette déchéance qui conduit l’âme vers sa prison sensorielle dans l’oubli de la “réalité”, soit le monde idéel» (Bourassa, 2010). Ici, le dispositif d’illusion est devenu si efficace qu’il implique la disparition de la conscience même du dispositif; c’est «l’interface sans interface» parfaite. On sait que la rupture des frontières ontologiques ou l’affaiblissement de la distance critique constituent les principales objections adressées aux systèmes de représentation immersifs ou à la fiction, en remontant jusqu’à l’inquiétude platonicienne face aux simulacres. La condamnation de l’immersion qui a traversé l’histoire repose sur une racine commune: on l’accuse d’affaiblir les frontières entre le réel et la fiction, ou de déstabiliser les catégories ontologiques qui les séparent.
Cette façon d’envisager l’immersion, qui suppose un affaiblissement de la frontière sémiotique entre le réel et sa représentation, a été contestée à plusieurs reprises. Bien que le sentiment subjectif d’absorption conditionne notre expérience cinématographique, le spectateur contemporain n’est pas dupe. En tenant compte du cadre pragmatique qui entoure et définit la fiction, il sait parfaitement que la créature représentée à l’écran, contenue dans le cadre, n’en sortira pas subitement pour venir le dévorer. Autrement dit, dans la représentation cinématographique, la frontière sémiotique entre le réel et les mondes fictionnels contenus par les limites de l’écran est étanche9Ce n’est probablement pas ce que les spectateurs du film Batman ont ressenti, lors de la récente tuerie dans un cinéma d’Aurora, aux États-Unis.. Ce savoir, qui demeure toujours présent en arrière-fond de la représentation, est même la condition nécessaire de l’abandon dans la suspension volontaire de l’incroyance propre au dispositif fictionnel. Il faut donc envisager le sentiment d’immersion, conçu ici comme un engagement intense dans la fiction, en tant que processus sémiotique qui agit par degré et par alternance, sans atteindre le pôle extrême d’une perte de repères ontologiques ou d’une disparition de la conscience du dispositif.
Le dispositif cinématographique met en place une stratégie immersive qui suppose l’immobilité et l’oubli partiel du corps ainsi que la mise en veilleuse du monde extérieur afin de canaliser l’attention sur la représentation. Ici, la situation de réception dans la salle obscure, où le niveau de motricité est minimal, tend à abaisser l’attention portée vers le corps propre. Par contre, le percept auquel le sujet est soumis stimule fortement l’imaginaire, situation comparable à l’état onirique. L’ensemble des traits composant l’univers imaginaire dans lequel est plongé le spectateur, tout comme l’identification aux personnages, devient alors un puissant moteur de l’immersion fictionnelle. Mais si elle l’atténue pour un moment, elle ne fait pas disparaître la conscience réflexive du corps propre. L’attention qui génère le sentiment de présence agit en alternance, entre la perception de la situation réelle du sujet, assis confortablement dans son siège, et son abandon dans l’illusion fictionnelle. Le spectateur doit d’abord construire un monde mental, il se livre à un travail de sémiotisation du donné perceptif qui conduit à une immersion progressive dans l’univers proposé. Mais l’immersion fictionnelle n’implique pas la mise en parenthèse du monde physique où se situe le spectateur, qui continue toujours à ressentir les affects de son corps, qu’ils soient d’ordre physique ou émotionnel. Autrement dit, le corps sentant et percevant n’est pas inhibé par l’immersion dans la fiction. La conscience des limites représentationnelles et du cadre pragmatique qui les définit agit toujours, même s’il y a identification du spectateur au sein de l’illusion fictionnelle. De même, devant une illusion d’optique par exemple, celle-ci demeure même si le spectateur sait bien qu’il s’agit d’un leurre. La conscience de l’illusion n’élimine pas le percept et l’immersion dans un tel mécanisme se distingue de la tromperie10Pour un développement de cette question, voir l’article de Bruno Trentini dans le même ouvrage.. Pour être engagé dans une fiction, il faut le vouloir. L’immersion fictionnelle est donc le résultat d’un processus de sémiotisation qui n’implique pas la mise entre parenthèses du monde, même si les conditions de la salle obscure ou de l’immobilisation du corps dans une posture passive peuvent la favoriser dans une certaine mesure.
L’immersion conçue comme une absorption nous englobant dans une situation de totale immédiateté, d’où serait absente la distance critique, ou dans laquelle la conscience du corps disparaîtrait, est donc contestable. L’engagement dans une activité ou dans un monde imaginaire, que l’on qualifie d’immersion, est fluctuant: on peut être plus ou moins engagé dans un processus, et la situation immersive devient plutôt un attracteur de l’attention agissant de façon instable, à partir d’une conscience scindée. Celle-ci module une alternance de l’attention entre le système de représentation et la situation physique réelle, qui ne disparaît pas au profit d’une illusion perceptive. L’immersion est constamment traversée de ruptures, dans l’oscillation de la conscience entre la représentation et l’environnement physique où se situe le corps sentant. Cette façon d’envisager le processus d’immersion ouvre la porte à une conception qui ne dépend pas d’un dispositif fusionnel, mais bien d’une mise en tension dynamique de deux situations s’imbriquant l’une dans l’autre. On verra que les dispositifs de réalités mixtes en espace urbain adoptent de tout autres stratégies afin de générer le sentiment d’immersion. Ils proposent un continuum d’expériences ouvertes à de multiples modalités d’être et d’agir.
Immersion et dispositifs de réalité mixte dans l’espace urbain
Certains dispositifs performatifs peuvent être le support de pratiques artistiques qui jouent sur la frontière entre le réel et l’imaginaire. Ils investissent les lieux urbains en faisant appel à la mobilité du corps dans un contexte localisé et en établissant une relation avec un espace en ligne ou encore avec un système de géolocalisation. Ces dispositifs ne referment pas l’œuvre sur elle-même dans un contexte de réception institutionnalisé, comme une salle de cinéma ou de théâtre, mais l’insèrent plutôt dans le flux même de la vie urbaine. Ils impliquent une autre stratégie immersive, qui suppose une tension dynamique entre plusieurs modes de présence, où intervient la performativité.
Par exemple, les performances urbaines géolocalisées, telles que développées par le groupe Blast Theory, se développent à la fois en situation d’immersion physique dans la ville et par l’intermédiaire d’Internet ainsi que des outils de géolocalisation. Dans une performance intitulée Rider Spoke (2007), Blast Theory propose un parcours pour cyclistes situé dans l’espace urbain, qui se base à la fois sur une esthétique du jeu et sur les technologies mobiles. Développé en collaboration avec le Mixed Reality Lab de l’université de Nottingham, ce dispositif a été d’abord mis en œuvre à Londres, en 2007, puis, par la suite, dans d’autres villes comme Athènes, Brighton, Budapest, Sydney et Adelaide. Muni d’un ordinateur portable installé sur les guidons de sa bicyclette et d’une paire d’écouteurs, le participant déambule seul, dans la nuit. Il est invité à se perdre dans le dédale des rues de la ville, à la recherche d’un lieu caché où il pourra déposer sa réponse à une question posée au préalable, question qui l’invite à une réflexion sur son vécu. Au long de son parcours, il enregistre un message personnel à un endroit spécifique, en laissant une trace de sa mémoire individuelle. Le dispositif mobile installé sur la bicyclette est un système de positionnement qui identifie les lieux où il se trouve, conserve sa voix en la connectant au lieu spécifique où a eu lieu l’enregistrement, signale les actions à faire dans des endroits précis, ou encore déclenche les messages laissés par d’autres participants. Ainsi, le jeu consiste à laisser sa trace dans cet espace urbain devenu ludique et à chercher les réponses laissées par les autres cyclistes à des questions similaires portant sur leur vécu.
Se tisse dans l’espace urbain une cartographie collective basée sur un jeu de questions et de réponses, une toile vocale ajoutant une couche émotionnelle à la ville et recouvrant le parcours expérientiel des cyclistes; l’espace est accessible seulement aux participants, mais déborde du solipsisme supposé par les dispositifs basés seulement sur l’écoute d’un baladeur, dans l’espace privé. Il s’agit d’un effet de présence construit autour de l’expérience du participant qui traverse un réseau de présences vocales, telle une couche invisible superposée à la ville réelle. Ces traces affectives émergent à un détour du parcours, dans un jeu de cachette collectif où chaque participant vient déposer ses secrets. Se construit alors un espace hybride de réalité mixte, entre l’espace privé où se situe la dimension imaginaire et l’espace public où se déploie le parcours. Le dispositif proposé par Blast Theory se base sur l’action du sujet qui performe l’œuvre en actualisant, par son déplacement dans le territoire urbain, les voix narratives jusqu’alors en dormance dans l’espace virtuel. L’expérience à la fois physique et mentale du participant transforme la pratique d’un lieu en un dispositif ludique. Par la mobilité du corps augmentée d’un espace symbolique au moyen d’une technologie portative, le parcours dans l’espace urbain devient une expérience immersive.
La situation immersive ne dépend plus alors de la mise entre parenthèses du monde, qui fait de l’acte artistique un événement autonome, ou qui intensifie le sentiment de présence en enfermant le sujet dans un monde clos. Au contraire, elle opère plutôt une transformation de la perception mondaine, en se situant dans l’environnement bien physique d’une cité. Nous sommes donc loin des dispositifs immersifs de réalité virtuelle, du cinéma aux environnements comme les CAVEs (Computer Aided Virtual Environment), qui cherchent à générer un état immersif en isolant le sujet du reste du monde. Le sentiment d’immersion joue sur l’attention augmentée du participant, stimulée par son interaction dynamique avec l’environnement physique de l’espace urbain, qui est combiné à un espace imaginaire dans une situation expérientielle. La conscience du corps ne disparaît pas, puisqu’elle est nécessaire au participant afin de naviguer dans la ville. Il y a plutôt alternance par degré entre la conscience du corps en mouvement, immergé dans l’environnement réel, et l’engagement dans l’imaginaire. Ce cas de figure exemplifie une stratégie d’immersion qui ne repose pas sur un dispositif visant l’abstraction de l’information sensorielle provenant d’un contexte extérieur, mais repose plutôt sur la conjonction entre un espace urbain réel et une construction imaginaire au sein d’un dispositif capable de générer un puissant sentiment d’engagement. La performance agit dans l’arène du monde. Dans de tels dispositifs, le sentiment d’immersion est généré par la force de l’imaginaire, capable de transformer la perception de l’espace urbain. C’est l’engagement dans l’action, doublé d’une transformation esthétique de l’espace urbain, qui crée les conditions immersives. Ce processus sémiotique construit une réalité alternative engendrant un fort sentiment de présence à partir de l’environnement ordinaire de la Cité, dans une mise en tension entre la situation physique réelle et l’écoute dynamique qui se greffe à l’exploration du territoire.
Le dispositif s’appuie également sur un autre facteur d’engagement dans la construction intersubjective au sein d’un espace partagé. C’est sur cette dimension participative des espaces immersifs dans les systèmes symboliques que je me pencherai maintenant.
Immersion sociale dans les systèmes symboliques contemporains
Les environnements numériques en ligne ouvrent de nouvelles modalités de la présence au monde, d’autres façons de nous y absorber. Ainsi, les réseaux du cyberespace construisent des communautés virtuelles et médiatisent nos interactions. Le milieu techno-culturel contemporain constitue pour le sujet un environnement symbolique, d’où émerge un sentiment d’immersion sociale dans un système de représentation aux frontières poreuses, composé de myriades d’actions singulières. La présence sociale définit l’impression d’être ensemble dans un espace partagé, par le biais de l’interaction entre un ou plusieurs partenaires à distance: on parle alors de co-présence.
Dans les travaux scientifiques, plutôt que de focaliser sur le réalisme ou la fidélité de la simulation dans les systèmes de réalité virtuelle, une autre perspective de recherche cherche plutôt à définir comment le facteur social influence notre sentiment de présence dans un univers médiatisé par les technologies (Ijsselsteijn et Riva, 2003). Dans les univers en ligne du cyberespace, l’interaction sociale médiatisée par une interface ludique au sein d’un contexte fictionnel ainsi que la relation du joueur avec des personnages virtuels contribuent fortement à l’impression de présence. Dans cette perspective, l’immersion interactive est un inducteur de présence plus important que le réalisme de la représentation ou de la simulation. Les recherches sur la présence dans de tels contextes intersubjectifs soulignent le rôle que le cadre culturel joue dans le sentiment d’immersion au sein d’un espace en ligne et la génération du sentiment de présence qui en découle. Ici, la présence ne dépend pas tant du réalisme perceptif de l’environnement simulé que de la possibilité d’agir au sein de l’environnement et de la richesse des interactions sociales qui s’y déroulent. Elle est alors envisagée comme une construction sociale.
Ce déplacement de la question du réalisme de la simulation vers celui de la présence sociale est issu de l’émergence et de la prolifération des médias sociaux sous forme d’échanges courriel, de dispositifs de communication mobiles, des environnements de clavardage sur Internet, ainsi que des environnements en ligne partagés. Dans les interfaces en ligne, les relations interpersonnelles sont prises en charge par des avatars ou des agents qui les médiatisent. Ces recherches mettent en évidence l’importance de l’action dans les environnements numériques du cyberespace: elles mettent l’accent non seulement sur l’apparence de l’avatar, mais également sur son comportement11Voir à ce sujet l’article de Nikoletta Kerinska sur les agents intelligents dans ce même ouvrage.. Dans les situations quotidiennes, l’action est déterminée par les buts, qu’ils soient individuels ou collectifs, ainsi que par l’effort combiné de plusieurs acteurs en interaction. L’immersion dans les environnements en ligne dépend donc fortement de la création et du partage d’un tissu culturel, qui rend signifiant l’environnement où se situent les interactions entre les personnes. Les situations en ligne se greffent à l’environnement hors ligne pour en étendre la portée culturelle, dans une alternance incessante entre les deux contextes où se joue la réalité mixte.
Si la métaphore de l’immersion désigne une relation du corps à l’environnement spatial ou encore l’absorption dans une activité mentale intense, par extension, elle renvoie également à l’espace culturel dans lequel le sujet humain est plongé. Comme l’affirme Peter Sloterdijk, «L’homme n’est pas seulement ce qu’il mange, mais aussi ce qu’il respire et ce en quoi il plonge. Les cultures sont des situations collectives d’immersion dans l’air et dans les systèmes de signes12Dans sa trilogie des sphères, Sloterdijk développe en profondeur le concept de sphère en le considérant comme un concept anthropologique fondamental, et qu’il décline dans ses multiples manifestations sur les plans topologiques, sémiologiques et philosophiques. On retient de cette vaste réflexion l’idée d’un milieu englobant, qui nous immerge, celui de l’espace humain, dans lequel Sloterdijk réalise une plongée. Voir également l’article de Bertrand Gervais dans le présent ouvrage.» (2005: 149). Ainsi, l’individu est entouré d’un environnement à la fois physique et culturel dans lequel il interagit en permanence. «L’existence est caractérisée par une immersion dans un élément dernier […] Dis-moi en quoi tu es plongé, et je te dirai qui tu es», affirme le philosophe. En dessinant une figure récurrente aux multiples variantes, le concept de l’immersion marque de manière fondamentale notre façon de nous représenter le monde sur le plan symbolique. Il s’agit d’une métaphore définissant notre rapport au monde et notre façon de nous y situer. L’approche phénoménologique conçoit l’espace comme espace humain, habité de significations cognitives, affectives et motrices, où l’individu est en cause. L’espace peut se penser de façon métaphorique, comme le territoire d’une collectivité agissante. Les lieux symboliques naissent de la rencontre entre le sujet et le monde; ils se partagent dans l’intersubjectivité, d’où émerge par la suite l’espace social. L’immersion dans les systèmes de signes, pour reprendre l’expression de Sloterdijk, qui sont à la fois les produits de l’activité mentale de chaque individu ainsi que des cultures en tant qu’agglomérats, se greffe de façon irréductible à la matérialité du monde et de notre corps sentant. Les cultures constituent un milieu dans lequel est plongé le sujet et dans lequel il agit.
En suivant Sloterdijk, les racines anthropologiques du concept d’immersion sont anciennes. Sur le plan de l’organisme individuel, elles remontent à la première expérience du corps fœtal plongé dans le liquide amniotique, et sur le plan collectif, à l’interrogation millénaire sur la constitution de l’univers et la place du sujet dans le monde: historiquement, depuis les premiers modèles grecs dans l’Antiquité jusqu’aux innombrables représentations des figures de la sphère, les images du monde en tant que milieux circulaires dans lesquels nous sommes immergés représentent l’incarnation d’une totalité. La rhétorique sur l’immersion dans une sphère englobante, conçue comme une matrice dont on ne pourrait pas s’échapper, reconduit l’idéologie millénaire portée par la vision platonicienne du monde, et son influence ayant traversé l’histoire des idées, jusqu’à la Renaissance, où la conception d’un univers infini, sans bords, l’a progressivement remplacée. «Une théorie des lieux, des situations, des immersions se met timidement en marche», nous dit encore Sloterdijk (2005: 20). Sa réflexion veut dépasser la conception métaphysique incarnée dans cette métaphore récurrente, qui persiste encore aujourd’hui dans les discours sur la globalisation, pour la remplacer par celle de l’écume, composée de multitudes de bulles individuelles générant une pluralité d’espaces aux dimensions multiples, se croisant et s’interpénétrant. Ici, dans l’ébranlement de la vision métaphysique du monde héritée de Platon et qui s’est fissurée à partir de la Renaissance, le pluralisme dépasse les visions unitaires ou globalisantes; la sphère totalisante est remplacée par les mouvements désordonnés des écumes, structures instables aux innombrables sphères décentrées, auxquelles on peut associer une autre métaphore aquatique, figure de la mobilité, celle du flux13Au sujet du concept de flux et de sa relation à l’immersion, lire les articles de Carl Therrien, Luc Larmor, Bertrand Gervais et Gregory Chatonsky dans le présent ouvrage.. Cette métaphore conceptuelle nous permet de penser la complexité de l’espace contemporain dans lequel nous sommes appelés à agir. Émerge ainsi une autre conception de l’immersion dans les systèmes techno-culturels ou les espaces symboliques, qui prend en compte ses mécanismes d’entrée et de sortie, ses alternances, ses tensions et ses instabilités. En nous éloignant d’un modèle totalisant, il faut penser la notion d’immersion dans les situations de réalité mixte.
Le concept de réalité mixte rend compte de nos multiples modalités de présence dans les mondes en ligne et hors ligne, qui s’interpénètrent pour offrir de nouvelles stratégies d’immersion. Il implique un changement de paradigme, remettant en question la façon d’envisager le cyberespace comme une transcendance désincarnée ou encore comme une totalité, postures typiques des analyses de première génération portant sur l’immersion dans les environnements virtuels générés par les nouvelles technologies. Sloterdijk relève comment Marshall McLuhan décrit la sphère englobante initiée par la découverte de l’électricité: «La simultanéité électrique du mouvement d’information produit la sphère globale vibrante de l’espace auditive [sic], dont le centre est partout et la circonférence nulle part» (2005). Ainsi, «McLuhan postule une sphère hybride, tribale et globale, qui nous inclurait “tous” dans une même membrane universelle». Par la suite, la métaphore du cercle contenant une multitude de centres et dont la circonférence est absente, provenant de Nicolas de Cues à l’époque médiévale, sera reprise maintes fois pour décrire le cyberespace comme un espace ubiquitaire et globalisant, par exemple, dans la métaphore encyclopédique de Wikipédia. La prolifération incessante de l’information, qui dessine une hypermnésie à l’échelle planétaire, nous déborde et, sous la métaphore de l’immersion, pourrait s’assimiler à un sentiment de noyade. Il faudrait plutôt concevoir ce système médiatique et culturel comme une figure de l’écume, qui suppose une multitude fragmentaire où, à l’échelle phénoménologique de l’individu, de par sa finitude, toute tentative totalisante suivant la conception de l’omnisphère serait vouée à l’échec. Il nous faut donc imaginer de nouvelles métaphores, comme l’écume, pour rendre compte de nos relations à l’environnement des systèmes de signes contemporains.
En somme, notre exploration du cyberespace, conçu comme un environnement dans lequel nous sommes plongés, ne peut se penser en dehors de son ancrage dans le substrat mondain, en relation étroite avec l’expérience individuelle du sujet et l’espace symbolique de collectivités agissantes. Le cyberespace ne se referme pas sur lui-même, il ne repose pas sur un principe d’isolation sensorielle ou sur une rupture avec le continuum du monde, mais se greffe plutôt aux situations quotidiennes en s’y intriquant pour construire un contexte de réalité mixte. Il ouvre de multiples espaces symboliques, traçant un vaste territoire dans lequel nous sommes plongés. Nos présences médiatisées dans le cyberespace contribuent à créer un environnement d’action vécu dans l’intersubjectivité, qui se greffe de façon irréductible à l’environnement physique. Sur le plan phénoménologique, ces divers modes de présence se vivent davantage sous la métaphore instable de l’écume que sur celle de l’immersion dans une totalité englobante dont on ne pourrait s’arracher. Si le cyberespace engendre un sentiment d’engagement, il faudrait le concevoir comme lacunaire, temporaire, fait d’arrêts et de ruptures. Le concept de réalité mixte rend compte de cette expérience fragmentaire du monde, où les formes multiples de notre présence s’enchevêtrent dans notre expérience sensible. Il nous aide à penser l’hybridité de notre condition d’existence dans l’espace contemporain.
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- 1Cette définition de l’immersion que je reprends ici a été formulée par Bernard Guelton lors de son séminaire tenu en 2011 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Voir son article dans le présent ouvrage.
- 2Voir l’article d’Alain Berthoz dans le présent ouvrage de même que l’ensemble de ses travaux.
- 3Daniel Mestre et Philippe Fuchs situent leur analyse de l’immersion dans le contexte des dispositifs de réalité virtuelle, impliquant un casque d’immersion enfermant le système perceptuel dans une simulation informatique. Pour ces deux chercheurs, le concept de réalité virtuelle est ambigu, car il désigne à la fois l’appareillage technologique permettant l’expérience et la construction subjective que celle-ci implique. De cette ambiguïté découlerait également le flou conceptuel entourant les notions d’immersion et de présence. Ces auteurs proposent donc de situer l’immersion du côté objectif de l’environnement physique, alors que le sentiment de présence se situerait du côté subjectif de l’investissement mental de l’individu. Le sentiment de présence en tant que tel relève de la subjectivité. Cette conception distingue l’immersion de la présence. Cependant, dans une autre perspective, nombre d’auteurs comme Marie-Laure Ryan ou Jean-Marie Schaeffer, par exemple, ne font pas clairement cette distinction et parlent donc d’immersion fictionnelle.
- 4Pour un développement de la notion d’effet de présence, voir Bourassa (2013).
- 5«An “illusion of non mediation” occurs when a person fails to perceive or acknowledge the existence of a medium […] and responds as he/she would if the medium were not there. […] “nonmediated” here is defined as experienced without human-made technology.»
- 6«It is already possible by ingenious optical contrivances to throw stereoscopic photographs of people on screens in full view of an audience. Add the talking phonograph to counterfeit their voices and it would be difficult to carry the illusion of real presence much further.» «The Talking Phonograph», Scientific American, vol. 37, no 25 (22 décembre 1877), p.384-385. Cet article a été réimprimé dans Nature, vol. 17, no 427 (3 janvier 1878), p.190-192. (Bourassa 2010: 168)
- 7Pour un développement critique sur cette question, voir Bourassa (2010).
- 8Le film The Matrix contient une allusion directe au livre de Baudrillard portant sur les simulacres.
- 9Ce n’est probablement pas ce que les spectateurs du film Batman ont ressenti, lors de la récente tuerie dans un cinéma d’Aurora, aux États-Unis.
- 10Pour un développement de cette question, voir l’article de Bruno Trentini dans le même ouvrage.
- 11Voir à ce sujet l’article de Nikoletta Kerinska sur les agents intelligents dans ce même ouvrage.
- 12Dans sa trilogie des sphères, Sloterdijk développe en profondeur le concept de sphère en le considérant comme un concept anthropologique fondamental, et qu’il décline dans ses multiples manifestations sur les plans topologiques, sémiologiques et philosophiques. On retient de cette vaste réflexion l’idée d’un milieu englobant, qui nous immerge, celui de l’espace humain, dans lequel Sloterdijk réalise une plongée. Voir également l’article de Bertrand Gervais dans le présent ouvrage.
- 13Au sujet du concept de flux et de sa relation à l’immersion, lire les articles de Carl Therrien, Luc Larmor, Bertrand Gervais et Gregory Chatonsky dans le présent ouvrage.