Hors collection, 01/01/2002

Vagabondages au pays des sables d’Isabelle Eberhardt: la figure de la «bonne nomade» et la dérive des lectures

Rachel Bouvet
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Au désert, nul ne peut se fixer, s’installer, sous peine de sombrer dans la folie ou dans le néant: on n’habite pas le désert, c’est lui qui nous habite. Étonnant renversement qui fait du lieu le plus aride de la planète l’un des terreaux les plus fertiles pour la pensée: est-ce dû au pouvoir d’attraction exercé par le vide? au «silence éternel de ces espaces infinis» qui selon les cas nous effraie ou nous libère de la parole? à la forme des dunes qui s’apparente à celle du corps? Toujours est-il que ce haut lieu de l’imaginaire semble se prêter naturellement au rêve, à l’échappée hors des sentiers battus. Isabelle Eberhardt apparaît comme une figure emblématique à cet égard. De nombreuses biographies racontent son refus de l’Europe, son départ à vingt ans pour l’Algérie, ses excursions à cheval dans le Souf ou dans le sud Constantinois; sa vie intéresse le public davantage que ses textes. Pourquoi? La réponse semble aller de soi: il s’agit d’un personnage d’exception, à la fois polyglotte, parlant et écrivant en russe, en français et en arabe; plutôt ambigu en ce qui concerne le genre, puisqu’elle se faisait passer pour un étudiant tunisien et employait à l’occasion le genre masculin dans son journal; adepte du soufisme, la doctrine mystique de l’islam, alors que son éducation reposait sur l’athéisme ; ayant délibérément tourné le dos à une civilisation sédentaire pour sillonner des contrées désertiques. Qui plus est, elle a péri noyée en plein désert, lors de la crue d’un oued. Ses écrits, sauvés des eaux mais maculés de boue par endroits, donc partiellement illisibles, ont été remaniés par son ami Victor Barrucand: difficile là encore de passer à côté de l’aspect anecdotique, qui conditionne la saisie même des textes, souvent considérés comme des traces qu’il suffit de suivre pour pouvoir reconstituer le parcours énigmatique de l’écrivaine. Or, les traces s’effacent dans le sable: c’est un leurre que de vouloir reconstituer sa vie, de s’évertuer à dresser des cartes. Les écrits sont l’indice à la fois de sa fascination pour le désert et de sa non-appartenance à une civilisation nomade, puisque son public était sédentaire. À la fois ce qui sépare et ce qui unit: autrement dit une zone frontière, qui ne peut être habitée que par la lecture. Il apparaît dès lors important de questionner le rapport aux textes, de se demander quelle place est réservée au nomadisme dans l’oeuvre, d’examiner attentivement les images issues de la lecture afin de débusquer les mirages qui se forment dès que l’on s’imagine marcher sur les pas d’une aventurière oubliée.

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Cet article est la version préliminaire de l’article publié dans Jean-François Chassay et Bertrand Gervais, dir. pub., Les lieux de l’imaginaire, Montréal, éditions Liber, 2002, p. 209-221.

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