Article IREF

Chapitre 1. Méthodologie

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

1.1 Méthodes de collecte et d’analyse de données

Nous avons mené une recherche exploratoire essentiellement fondée sur la cueillette de données qualitatives. Dans un rapport produit en 2000, Citoyenneté et immigration Canada (CIC) soulignait le caractère limité de l’information disponible et la difficulté de recueillir des données précises sur la traite. Dix ans plus tard, nous considérons que ce constat est toujours en bonne partie valide. Certes, nous détenons un peu plus d’information, mais, que ce soit d’un point de vue statistique ou empirique, le portrait demeure incomplet et il est toujours extrêmement difficile de documenter le phénomène de la traite de manière exhaustive, particulièrement sur le terrain.

Notre démarche de recherche à visée compréhensive a nécessité le recours à diverses approches associées aux méthodes qualitatives. Nous nous sommes appliquées, d’une part, à cerner les processus et les dynamiques à l’œuvre dans le phénomène de la traite et, d’autre part, à comprendre les différentes facettes de l’expérience vécue par les femmes touchées par la traite au Québec afin de proposer des stratégies d’intervention adaptées.

Au moyen d’un bilan des écrits, nous avons fait un état général du sujet, documenté la question de la traite à l’échelle nationale et internationale, relevé les données statistiques disponibles et inventorié les principaux facteurs déterminants de la traite. Nous avons ajouté à cette démarche documentaire des rencontres avec des chercheures, des juristes, des professionnels et professionnelles, des fonctionnaires, des intervenants et des intervenantes qui nous ont permis d’enrichir l’état de la connaissance sur la question. Ces rencontres ont donné lieu à la production de notes de recherche. Au terme de cette étape documentaire, nous avons précisé les orientations conceptuelles de la recherche et procédé à la définition de nos premières catégories d’analyse. L’ensemble de cette démarche nous a permis d’élaborer des grilles pour les entrevues subséquentes auprès de différents informateurs et informatrices.

Dans un premier temps, nous avons procédé par réseaux concentriques d’investigation, partant de données générales sur le sujet pour arriver progressivement à l’identification des différentes catégories d’informateurs et d’informatrices que nous souhaitions interviewer afin de comprendre leur lecture ou expérience de la traite à des fins d’exploitation sexuelle et, dans certains cas, de cerner les moyens qu’ils mettent en œuvre pour la contrer.

Ces catégories d’informateurs et d’informatrices sont:

  1. des intervenants et intervenantes en milieu communautaire ou institutionnel travaillant auprès des jeunes, des personnes migrantes, racisées ou issues des communautés ethnoculturelles, toxicomanes ou prostituées;
  2. des personnes ayant un vécu dans l’industrie du sexe;
  3. des policiers et policières, principalement du Service de la police de la communauté urbaine de Montréal (SPVM) et de la Gendarmerie royale du Canada (GRC);
  4. des fonctionnaires des ministères Citoyenneté et Immigration Canada (CIC); Ressources humaines et développement des compétences Canada (RHDCC); Immigration Québec;
  5. des femmes victimes de traite ou possiblement victimes.

Au total, nous avons effectué 17 entrevues individuelles retranscrites sous forme de verbatim ainsi qu’une vingtaine de rencontres consignées dans des notes de recherche. Étant donné la diversité des milieux, nous avons adapté la grille d’entrevue à chacun d’eux et nous nous sommes appliquées à tenir compte de leur culture organisationnelle en ce qui a trait, par exemple, au partage et à la divulgation de l’information, à la stigmatisation, au contrôle social et à la définition du phénomène de la traite.

En ce qui concerne les entrevues auprès des victimes d’exploitation sexuelle, nous avons prévu des mesures de sécurité pour protéger les femmes interviewées ainsi que le personnel de recherche qui a mené ces entrevues. Compte tenu que notre recherche impliquait des sujets humains, nous avons obtenu un certificat de déontologie auprès du Comité d’éthique de l’UQAM qui précisait les règles et dispositions à prendre pour réaliser les entrevues, conserver et traiter le matériel recueilli.

On se rappellera que notre recherche vise aussi à outiller et à favoriser la concertation de groupes de femmes ainsi que des intervenants et intervenantes préoccupées par la question de la traite. Nous avons organisé deux rencontres de concertation des groupes de femmes du Québec afin de discuter des premiers résultats de la recherche et des enjeux concrets à partir desquels des pistes d’action ont été élaborées.

Pour l’analyse des données, nous avons procédé à des regroupements thématiques pour cerner la compréhension de la traite, ses liens avec la prostitution, les actions mises de l’avant dans différents milieux, et les priorités pour contrer le phénomène. Nous nous sommes intéressées aux perceptions, croyances, explications des personnes face à des situations réelles ou hypothétiques de traite prostitutionnelle. Nous avons été attentives aux thèmes émergents des entrevues elles-mêmes, ce qui a permis d’élargir notre compréhension de la traite et des processus de sa mise œuvre. Par une analyse de discours, nous avons pu relever différents arguments à partir desquels les répondants-es expliquent leurs choix, leurs positions et leurs actions.

Par cette approche, nous comptions également obtenir des renseignements qui nous permettraient d’accéder directement à des femmes victimes de traite. Compte tenu des difficultés rencontrées, d’autres stratégies de recherche ont été déployées: observation terrain dans un salon de massage, dans des bars de danseuses et au cours d’interventions policières à Montréal. Cela a permis de mieux documenter la question de la prostitution, et de nous mettre sur la piste de la traite locale (ou interne) à des fins d’exploitation sexuelle. Enfin, des prises de contact ciblées auprès des services de police municipaux ont facilité la rencontre avec des femmes prostituées victimes de traite au Québec pour des entrevues en profondeur. Nous avons utilisé la formule des récits de vie thématiques qui se limite à une période de vie de la personne interviewée. L’entretien se déroule avec une question de départ centrée sur l’expérience de la personne et, au besoin, l’intervieweuse a recours à des réponses reflets et à des relances. Cette méthode exige de la chercheure une attitude ouverte et empathique.

Nous avons recueilli au moyen d’entrevues les témoignages de trois femmes victimes de traite locale, et, au moyen d’une déposition vidéo, celui d’une quatrième victime. Nous avons également obtenu le témoignage d’une femme migrante dont certains éléments du parcours biographique et du récit nous amènent à soupçonner une situation de traite internationale à fins d’exploitation sexuelle. Nous avons aussi reconstitué trois trajectoires de femmes migrantes trafiquées, à partir d’une entrevue auprès d’une travailleuse dans un groupe communautaire, d’une déposition à la police et des données d’une enquête policière. Au total, nous avons analysé huit cas de femmes trafiquées ou prostituées dans l’industrie du sexe, ainsi que conduit des entrevues avec deux hommes y ayant occupé diverses fonctions.

Il ne saurait être question de prétendre à un échantillon représentatif qui couvre toutes les facettes du phénomène de la traite à des fins prostitutionnelles. L’approche qui a prévalu a consisté à interviewer toutes les femmes avec qui nous avons pu être mises en contact et qui étaient victimes, possiblement victimes, ou encore témoins clés de traite. L’ensemble des récits et témoignages recueillis nous a cependant permis de tracer un tableau assez éloquent des processus à l’œuvre et de nous rapprocher de l’expérience vécue par les victimes. L’ensemble de ces données originales confirme l’existence de traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale au Québec et étayent des connaissances qualitatives sur cette réalité.

 

1.2 Quelques précisions d’ordre épistémologique

Notre équipe de recherche est en affinité avec le courant féministe abolitionniste qui considère positivement les politiques mises de l’avant –notamment en Suède– pour démanteler l’industrie prostitutionnelle et soutenir les personnes prostituées dans une démarche de réinsertion sociale et économique (modèle scandinave). En ce sens, nous nous écartons d’une tendance «en pleine expansion» dans le domaine des recherches contemporaines sur la prostitution, dans lequel, comme le remarque fort justement Bindel:

[…] on peine à trouver une poignée de chercheurs qui s’écartent de l’opinion dominante, selon laquelle: 1) l’ «industrie du sexe» devrait être légalisée ou décriminalisée; et 2) la pénalisation des clients cause du tort à ceux et celles qui vendent des «services sexuels». Les auteur-es de la plupart des études parues au cours des dernières années concluent que la prostitution cause peu de tort aux personnes qui s’y adonnent, en dépit des milliers de témoignages de survivant-es de ce métier empreint de violence. (Bindel, 2010: non paginé)

En solidarité avec les femmes et les filles prostituées ici comme ailleurs, nous soutenons que pour atteindre l’égalité entre les sexes, nous devons travailler à la construction d’un monde libéré des pratiques de sexe tarifé. Tout en mettant en lumière les différents systèmes de d’oppression –patriarcal, capitaliste, raciste, colonialiste, hétérosexiste, etc.– dont ces femmes sont victimes, il nous apparaît prioritaire d’entendre leur parole telle qu’elles l’énoncent, de reconnaître leur agentivité1 Nous comprenons l’agentivité au sens de «puissance personnelle d’agir» (Ricœur, 2004), en lien avec la philosophie de l’action. Néanmoins, comme le soulignent avec justesse Falquet et Rabaud (2008 : 13): «[A]gentivité n’est pas synonyme de liberté et d’égalité pleines et entières: il ne faudrait pas minimiser les oppressions imbriquées qui pèsent sur elles de tout leur poids». et leur volonté d’action en tant que sujets politiques (Falquet et Rabaud, 2008). Ainsi, il n’est ici nullement question d’infantiliser ou d’inférioriser les femmes. Les groupes luttant contre la violence, comme les spécialistes en victimologie, notamment, savent bien que la reconnaissance du statut de victime, c’est-à-dire toute personne qui a subi un acte violent, constitue un élément important de la reconstruction du sens comme de la reconstruction de soi. L’absence de cette reconnaissance peut dissimuler un renvoi de responsabilité, comme elle peut exacerber le traumatisme, à cause du sentiment de solitude et de rejet qu’elle génère. Au demeurant, comme le souligne Christophe Gaudier (2005: 4-5), «Se dire victime, ce n’est ni geindre et se lamenter sur soi-même (Et quand bien même ! […]); c’est, bien plus, se saisir des moyens de la transformation de son sort». En ce sens, la notion de victime –et par extension l’idée de vulnérabilité– ne vise pas à maintenir la personne dans un état passif et ne stipule pas que cela soit permanent; elle constitue bien plus un point de départ pour l’action et la compréhension2 «Parler de vulnérabilité ne signifie pas qu’en raison d’une pathologie une femme attire ou provoque ce genre de situation, mais simplement que, vis-à-vis de ce type d’agression, certaines d’entre elles vont présenter une moins grande résistance. Parmi les vulnérabilités des femmes, certaines sont sociales, uniquement liées à leur position de femme, d’autres sont liées à leur histoire ou même à leur personnalité. […] Une fois le processus en place, celui-ci est maintenu par un système d’emprise. Ce n’est pas la personnalité de la femme qui crée ce type de relation, c’est la configuration de la relation qui constitue le phénomène». http://www.ordrepsy.qc.ca/pdf/PsyQc_Dossier_1.Hirigoyen_Sept05.pdf (consulté le 31 octobre 2012).

Enfin, comme le démontrent les travaux éclairants de Patrizia Romito (2006), refuser le terme «victime» a également des incidences sur l’occultation de la violence masculine à l’endroit des femmes. Plus globalement, ce rejet par une certaine rhétorique exprime «la haine généralisée des victimes dans la perspective néolibérale –puisque toute référence à la personne vulnérable révèle immédiatement une société injuste» (Stuart, 2011, non paginé). De même qu’en refusant de parler de victimes «les postmodernistes délogent tout examen des structures plus profondes et des différences de pouvoir qui affectent la vie des gens» (Stuart, 2011, non paginé), l’idéologie néolibérale réussit à «légitimer les inégalités de classe et la discrimination de sexe, car s’il n’y a pas de victime, il n’y a pas de coupable» (Stuart, 2011, non paginé).

L’approche abolitionniste postule donc que les femmes exploitées dans l’industrie du sexe doivent avoir accès à de véritables moyens pour ne pas y entrer et réussir à en sortir. Or, notre société dirige et enferme un certain nombre de femmes dans cette voie sans issue qui assure à l’ensemble des hommes des «services sexuels» à bon marché. Tout en respectant certaines pratiques de prévention auprès des femmes prostituées de la part d’intervenantes favorables à la décriminalisation du «travail du sexe», nous ne partageons pas leur position de libéralisation de la prostitution et de décriminalisation totale des proxénètes et des clients, laquelle participe selon nous à la promotion de l’industrie du sexe et à la reproduction des rapports de domination.

La communicologue Marianne Doury, qui s’est penchée sur la position du chercheur ou de la chercheure par rapport à son objet d’étude, qualifie de «brûlants» les objets sous-tendus par des enjeux idéologiques, politiques, économiques et affectifs. Ce sont des conditions où «…la neutralité du chercheur est impossible. On ne peut attendre de l’analyste de l’argumentation un clivage si accompli qu’il amène le chercheur à se détacher complètement de l’être au monde et livre ainsi une étude “ex machina”, non-située» (Doury, 2004: 151). Elle rappelle que les préférences des chercheurs et chercheures sont de toute façon perceptibles à travers leur analyse et qu’il ne sert à rien de prétendre disparaître comme sujet. Il est même peu souhaitable et risqué d’adopter une telle attitude.

Les penseurs et les penseuses héritières des théories postcoloniales comme Nicole-Claude Mathieu (1985) nous permettent de comprendre à quel point les enjeux sont complexes si l’on tient compte de l’aliénation des personnes dominées, tandis que, d’un point de vue féministe, on se doit d’accorder une place centrale à la parole des femmes, à la parole des opprimées. Face à ce défi à la fois politique, éthique et méthodologique, Marzano (2006) propose de privilégier une stratégie d’écoute afin que le sujet puisse se révéler à lui-même, sans pour autant que le chercheur ou la chercheure renonce à maintenir une distance critique:

… ne pas prendre au pied de la lettre la parole d’un individu ne signifie pas pour autant ne pas l’écouter, mais écouter ce qui est dit au-delà du simple énoncé; entendre ce qui est dit entre les lignes; rebondir sur cette parole en la renvoyant au sujet afin que «je» la confirme ou non. C’est pourquoi ce que l’on peut probablement faire face aux énoncés de «je», c’est de les réinterroger sans cesse, non pas pour mieux les comprendre, mais pour que «je» puisse entendre, lui, ce qu’il dit. […]. Mais de là à vouloir faire de sa parole une justification éthique de sa conduite, il y a, et il y aura toujours un chemin à parcourir. (Marzano, 2006: 225-226)

Dans le même ordre d’idées, en nous rapprochant du cœur de notre sujet et de la réalité des femmes vivant des situations de traite, nous avons été en contact avec des données bouleversantes du fait de la violence et du contrôle exercés sur les répondantes qui, dans certains cas, vont jusqu’à l’anéantissement de leur personne. Entendre des témoignages de traite est à la fois douloureux et révoltant. L’expérience conduit à la limite du tolérable parce que les récits nous atteignent à la fois comme chercheures et comme femmes. Ainsi, pour mener à bien notre recherche, nous avons aussi dû procéder à une forme de distanciation par rapport à nos propres sentiments et laisser parler nos répondants-es pour rendre pleinement compte de leurs propos y compris ceux qui ne cadraient pas avec notre point de vue, notamment sur la prostitution. Cette mise à distance visait à rendre pleinement compte des expériences, perceptions et explications de nos informateurs-trices, ainsi qu’à entendre des pistes novatrices de leur part qui ont influencé la formulation des recommandations.

  • 1
    Nous comprenons l’agentivité au sens de «puissance personnelle d’agir» (Ricœur, 2004), en lien avec la philosophie de l’action. Néanmoins, comme le soulignent avec justesse Falquet et Rabaud (2008 : 13): «[A]gentivité n’est pas synonyme de liberté et d’égalité pleines et entières: il ne faudrait pas minimiser les oppressions imbriquées qui pèsent sur elles de tout leur poids».
  • 2
    «Parler de vulnérabilité ne signifie pas qu’en raison d’une pathologie une femme attire ou provoque ce genre de situation, mais simplement que, vis-à-vis de ce type d’agression, certaines d’entre elles vont présenter une moins grande résistance. Parmi les vulnérabilités des femmes, certaines sont sociales, uniquement liées à leur position de femme, d’autres sont liées à leur histoire ou même à leur personnalité. […] Une fois le processus en place, celui-ci est maintenu par un système d’emprise. Ce n’est pas la personnalité de la femme qui crée ce type de relation, c’est la configuration de la relation qui constitue le phénomène». http://www.ordrepsy.qc.ca/pdf/PsyQc_Dossier_1.Hirigoyen_Sept05.pdf (consulté le 31 octobre 2012)
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