Entrée de carnet

Une esthétique de l’ensauvagement, ou les vertus transmissives de la contamination

Audrey Beaudoin
couverture
Article paru dans Ensauvagement du personnage et écriture ensauvagée, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2017)

L’auteur québécois y dépeint un univers cruel et morbide où sont exploitées des thématiques tels le meurtre, la torture, l’inceste et le viol avec une inquiétante récurrence. La narratrice, candide et ignorante, fait toutefois preuve d’un certain recul psychologique et adhère à ce monde chaotique. Les terribles réalités qu’elle expose dans son «grimoire» sont décrites avec une surprenante résilience, voire avec une profonde banalité, et le texte se trouve conséquemment chargé d’effets de distanciation qui le rendent d’autant plus troublant.Le récit tisse en outre un réseau de symboles étranges et recourt à un langage décalé qui dénote une certaine filiation avec les romans les plus notoires de Lewis Carroll. C’est néanmoins une Alice au pays des merveilles déphasée qui est mise en scène par Soucy. Car ce n’est pas, à la manière de l’héroïne créée par l’auteur anglais, son savoir académique qu’Alice Soissons, au fil du récit, met à l’épreuve, la jeune fille n’ayant reçu qu’une instruction relative. Et si la jeune femme s’avère elle aussi victime d’une confusion identitaire, ce n’est certainement pas son aventure à l’extérieur de chez elle qui lui permettra de se réapproprier une identité, à l’instar de la petite fille mise en scène par Carroll. Il semble en effet que cette Alice imaginée par Soucy procède d’un mouvement inversé. Issue d’un univers désordonné où règnent la mort et la folie, la quête de la protagoniste la mène en milieu institutionnalisé où l’on tente, sans succès, de lui conférer une éducation sexuelle et religieuse. Les écrits de la narratrice, qui témoignent de son incapacité à intégrer pleinement l’un et l’autre monde, laissent ainsi les marques de cette carence identitaire. Graduellement, le monde matériel décrit par Alice se trouve affecté par la pourriture et la décomposition, l’écriture est quant à elle souillée par une oralité qui, dans le domaine, supplante la littératie et la notion de corporéité se fond dans celle de textualité. La moisissure qui s’infiltre dans le domaine et attaque les objets de la connaissance laisse place à un imaginaire de la contamination qui, dans l’univers d’Alice, dégrade la matière aussi bien que les écrits. Ceci étant dit, il semble que cette contamination n’entrave pas le processus de transmission qui parvient tout de même à se mettre en œuvre dans le roman et que, au contraire, elle ait plutôt pour effet de le consolider. La logique même du texte se trouve effectivement soutenue par ce principe de dégradation. Le «testament» de la narratrice devient donc le lieu d’un ensauvagement qui résulte de ce renversement, puisque c’est paradoxalement la fiction qui constitue, pour Alice, la seule façon de s’inscrire matériellement, de fixer son identité et de faire l’objet d’une agrégation. 

Dans un domaine isolé derrière une pinède, à l’écart de toute civilisation, Alice rédige dans son «grimoire» les événements qui l’ont conduite à quitter sa demeure pour la toute première fois et à se confronter aux gens du village. La jeune fille et son frère, nouvellement orphelins depuis que leur père, seule figure d’autorité de la maison, s’est pendu dans sa chambre, se trouvent complètement démunis et cherchent à se procurer un cercueil afin de pouvoir mettre leur unique parent en terre. Aussi, Alice, qui se croit la plus intelligente des deux enfants, se résout-elle à affronter pour la toute première fois le monde extérieur. Les enfants n’ont toutefois pas reçu une éducation conventionnelle et la jeune fille peine à se faire comprendre des villageois lorsqu’elle tente d’accomplir sa mission. Celle-ci se solde donc par un échec, l’héroïne n’étant parvenue qu’à semer le chaos parmi les habitants du village qui, plutôt que de lui venir en aide, ont décidé d’envahir le manoir de M. Soissons, piller les trésors qu’il comporte et se saisir des orphelins.

C’est donc dans ce contexte d’énonciation particulier que prend forme la narration de La petite fille qui aimait trop les allumettes. L’urgence avec laquelle Alice, dissimulée dans la salle de bal, écrit les événements qui se sont produits durant la journée affecte la temporalité du récit, créant l’impression d’une parole vive retranscrite à mesure. Le conte romanesque laisse par conséquent ressortir des effets d’oralité qui se manifestent à la fois dans la narration qui se lie à un phénomène de vocalité, à la fois dans le fait que l’écriture d’Alice semble se trouver contaminée par un processus d’oralisation. Dans le roman de Soucy, c’est le système oral qui prend progressivement le pas sur la littératie et affecte autant les discours que les conceptions des personnages. Il s’opère donc, dans le récit, une trajectoire opposée à celle, plus communément acceptée, qui fait passer les sociétés orales à un système de l’écrit.  

Une certaine tendance au progressisme nous porte en effet à croire en une oralité primitive qui serait à l’origine des sociétés modernes. Cette idée n’est d’ailleurs que peu démentie par des anthropologues comme Jack Goody, qui a lui-même démontré, notamment dans ses ouvrages Pouvoirs et savoirs de l’écrit et La raison graphique: la domestication de la pensée sauvage, la façon dont les technologies de l’intellect transforment l’organisation du savoir et les structures mentales des cultures dépourvues d’écriture. L’oralité se conçoit la plupart du temps comme une situation qui aurait préexisté – ou qui survit péniblement – à l’avènement d’une littératie. Celle-ci, en comparaison, semble se construire sur un système beaucoup plus complexe. Jean-Marie Privat, en résumant la thèse de Goody, définit le concept de littératie comme

l’ensemble des praxis et représentations liées à l’écrit, depuis les conditions matérielles de sa réalisation effective (supports et outils techniques d’inscription) jusqu’aux objets intellectuels de sa production et aux habiletés cognitives et culturelles de sa réception, sans oublier les agents et institutions de sa conservation et de sa transmission. (Privat, dans Goody, 2007: 10)

Les différentes technologies générées par la culture écrite qui permettent l’accumulation, la documentation et la diffusion de connaissances se présentent ainsi comme le produit d’une évolution sociale qui affecte les activités cognitives des individus. 

Néanmoins, une thèse élaborée un peu plus récemment qui porte sur le mode de vie de populations d’Asie du Sud-Est tend à infirmer cette théorie évolutionniste. Dans son essai Zomia Ou l’art de ne pas être gouverné, James C. Scott se penche sur des peuples qui refusent de se subordonner à une autorité étatique. L’un des chapitres de l’ouvrage concerne le système communicationnel presque purement oral sur lequel reposent ces sociétés. Scott y mentionne à juste titre qu’«amener au monde lettré et à l’instruction officielle les peuples encore privés d’écriture est l’une des raisons d’être de l’État» (Scott, 2013: 292). C’est donc intentionnellement que ces peuples auraient exclu l’écriture de leurs pratiques culturelles. Dans la perspective qui nous intéresse, le théoricien souligne également que les mythes fondateurs de la Zomia s’écartent de la thèse d’une oralité originelle, car au contraire, «ces histoires convergent autour d’un thème récurrent: ces peuples disposaient autrefois de l’écriture, mais ils l’ont perdue par imprudence, quand ils n’en ont pas été dépossédés par quelque traîtrise.» (Scott, 2013: 292) Aussi, ce mouvement inversé qui procède à une oralisation plutôt qu’à l’édification d’un système scriptural paraît entretenir plusieurs similitudes avec l’œuvre étudiée. Car, à l’instar des peuples de la Zomia, la famille mise en scène dans le roman de Soucy se distancie du système étatique et institutionnalisé, représenté ici par le village, en fonctionnant davantage sur le mode de l’oralité. Et si les dispositifs matériels et institutionnels qui sous-tendent la culture écrite sont bel et bien présents au sein de cette microsociété, ceux-ci se corrompent – nous y reviendrons – comme par effet de contamination.

On retrouve en effet, dans la famille Soissons aussi bien que chez les peuples de la Zomia, une même désagrégation des outils de production de l’écriture. Plusieurs légendes véhiculées par les populations issues de ce territoire d’Asie laissent d’ailleurs entendre que la littératie s’est en quelque sorte trouvée avalée par leurs ancêtres qui ont perdu l’usage de l’écriture par la suite. Scott résume en quelques lignes les mythes qui entourent l’origine cette perte. 

Il y a longtemps, nous dit-on, les Akha cultivaient le riz dans les vallées, où ils avaient le statut de sujets de l’État. Vraisemblablement obligés de fuir devant la supériorité militaire tai, ils se dispersèrent dans différentes directions. Au cours de leur fuite, «ils mangèrent leurs livres en peau de buffle lorsqu’ils eurent faim, et perdirent ainsi leur système d’écriture». […] Les Lahu disent avoir perdu le leur après avoir mangé les gâteaux sur lesquels leur dieu Gui-sha avait inscrit les lettres. Les Wa racontent une histoire semblable, et eux aussi affirment avoir disposé d’un code scriptural, marqué dans une peau de bœuf. Lorsqu’ils furent affamés et que les vivres vinrent à manquer, ils dévorèrent la peau de bœuf et perdirent ainsi leur alphabet. (Scott, 2013: 292)

Le vide engendré par ce processus de dévoration constitue, pour ces populations, les soubassements de leur tradition orale. Le système d’écriture est conçu comme un organisme qui s’ingère, et l’oralité comme ce qui vient combler le manque qui en découle.

Chez les Soissons, c’est la pourriture et la décomposition qui, envahissant lentement le domaine, s’attaquent par le fait même aux outils de l’écriture. Au fil de l’histoire, l’espace habité par l’héroïne subit une détérioration qui altère aussi bien les êtres vivants que les objets et gagne progressivement tous les livres de la bibliothèque, comme en témoigne la description qu’en fait la narratrice. «La pluie qui sourd du sol et qui n’en finira jamais, a déjà fait son œuvre d’une partie des dictionnaires, c’est un long et inexorable travail d’invasion de la moisissure et de l’humidité qui s’exerce sur notre domaine, et les dictionnaires meurent de leur belle mort, comme le reste, pourriture! fais ton office.» (Soucy, 2010: 99) Le livre – ou le «dictionnaire» – se trouve d’une certaine façon personnifié par l’évocation de son agonie. Se mourant «comme le reste», c’est-à-dire comme le cadavre du père qui se décompose dans la cuisine, les carcasses d’animaux de ferme qui gisent un peu partout dans la cour ou encore la dépouille de la mère exposée dans son cercueil de verre, le livre consiste en une substance périssable. On ne peut donc manquer d’observer, tant du côté des peuples de la Zomia que de la famille Soissons, l’apparente matérialité avec laquelle se conçoit la littératie. L’écriture consiste en une matière tangible qui peut être mangée, engloutie ou putréfiée. Aussi l’imaginaire d’Alice trouve-t-il un ancrage matériel et organique qui s’absorbe progressivement dans la «moisissure», «l’humidité» et la «pourriture» du manoir. L’infiltration de la pluie donne ainsi lieu à une confrontation entre les objets de la connaissance qui proviennent du monde civilisé et la putréfaction qu’engendre la nature.

En outre, penser l’écriture comme une matière qui puisse faire l’objet d’une dégradation physique – soit par effet d’avalement ou par processus de décomposition – entraîne un brouillage entre les univers matériel et intellectuel qui se confondent dans le récit. Alice insiste d’ailleurs à quelques reprises sur le pouvoir performatif des mots en ce qu’ils disposent d’une forte matérialité et agissent directement sur le corps. Paul Zumthor, qui dans son essai Performance, réception, lecture s’est intéressé au concept de performance, désigne l’expérience sensible que peut éprouver un individu au contact des «effets sémantiques» d’un texte. Selon l’essayiste, la «perception sensorielle du ” littéraire ” par un être humain réel» (Zumthor, 1990: 25) peut être suscitée aussi bien dans un contexte de réception oral que littéraire. Assurément, l’impact physique produit par les mots sur les personnages du récit correspond à cette notion de performativité puisqu’elle conduit à un «engagement du corps» chez le récepteur. Dans le roman, les phrases «entr[ent] dans la tête» (Soucy, 2010: 22), les «raisonnements frappent comme des coups de gourdins» (Soucy, 2010: 24) et les pages d’un livre se rangent «dans le secret de [l’]imagination» (Soucy, 2010: 21). En contrepartie, bien peu de sensations physiques provoquées par des objets réels ne sont évoquées par la narratrice. En dépit de la pourriture qui prolifère dans le domaine, Alice ne fait aucunement mention du remugle âcre des cadavres en décomposition ou du dégoût qu’elle en éprouve. Par ailleurs, la jeune fille qui se nourrit très peu et dort à peine ne se plaint ni de la faim, ni de la fatigue. Et bien qu’elle soit constamment victime des «horions» de son père et des viols de son frère, celle-ci ne mentionne qu’en de très rares occasions les douleurs physiques qu’elle endure. En contraste, l’effet provoqué par les mots sur les corps s’en trouve d’autant plus manifeste.

Le roman trace également une adéquation particulière entre la chair et les mots qui n’est pas étrangère à l’expérience sensorielle évoquée par Zumthor. Pour la narratrice, les mots suscitent les corps, et la chair s’amalgame avec ces corps fictionnels aussi bien qu’avec les outils matériels de l’écriture qui permettent leur engendrement. Lorsqu’elle mentionne l’existence des «semblables», à savoir les quelques étrangers qui ont pénétré le domaine, Alice établit un tel rapprochement. «J’exclus de la liste de nos semblables les gens qui n’avaient pour nous de chair que celle du papier sur lequel étaient tracés les mots les suscitant, les chevaliers par exemple, ou les moines fous» (Soucy, 2010: 34). Ce sont les mots qui, pour la narratrice, font naître la chair. Et paradoxalement, en effectuant la connexion entre le papier sur lesquels naissent les personnages de fiction et sa propre chair, Alice peut elle-même être perçue comme un être de papier, virtuel et sans chair. Car la jeune fille semble par moment se constituer davantage par les mots que par une véritable corporéité – ce qui pourrait hypothétiquement expliquer que le manque de sensation physique, ou le fait que les mots soient plus à même de les provoquer que l’environnement direct de la protagoniste.

Parallèlement, Ariane, la petite fille qui aimait trop les allumettes, apparaît comme celle dont on moleste la chair pour que la parole puisse advenir. Séquestrée dans le «hangar à bois» depuis qu’elle a causé la mort de sa mère lorsqu’elle était enfant, Ariane est depuis la victime d’un «juste châtiment». Cette sentence constitue, pour Alice, le prix à payer pour qu’elle et son frère puissent s’exprimer.

Sans lui, c’est à se demander si nous aurions même l’usage des mots. Ça m’est venu une fois que j’y pensais. Tout ce silence qui est dans la vie du Juste, c’est peut-être ça qui nous permet, à mon frère et à moi, d’être à tu et à toi avec la parole, moi surtout. Je veux dire, c’est comme si le Juste avait pris tout le silence sur elle-même, pour nous en libérer, et nous permettre de parler, et que serais-je sans les mots, je vous le demande un peu. Bravo le Juste, c’est de la belle ouvrage. Voyez-vous ça, on dirait de la souffrance à l’état pur, toute dans un seul paquet. Elle est comme de la douleur qui n’appartient à personne. (Soucy, 2010: 152)

Il en va de chez les Soissons comme de chez les Akha, les Lahu, les Gui-sha ou les Wa, c’est-à-dire que leur système de communication et leur rapport à la connaissance s’appuient sur une perte ou un manque. La famille mise en scène dans le récit de Soucy se nourrit de la chair d’Ariane pour pouvoir accéder aux mots et à la parole de la même manière que les populations de la Zomia ont dévoré l’écriture pour voir apparaître l’oralité.

Ainsi, la façon dont la narratrice appréhende les réalités qui l’entourent, concevant l’écriture dans leur  rapport charnel et se représentant matériellement des notions abstraites telles que les mots, les raisonnements et l’imagination, n’est pas sans trahir une conception qui relève de la culture orale. Celle-ci se caractériserait effectivement, selon Goody, par «la plus grande concrétude et l’absence relative d’abstraction» (Goody, 2007: 49) qui serait due à la situation interactionnelle qu’impose l’oralité. Pour le théoricien, l’apprentissage qui s’effectue dans les cultures orales implique un «processus plus contextualisé» (Goody, 2007: 48) et nécessite «plus de démonstration par l’exemple et de participation» (Goody, 2007: 48) dans la mesure où il exige la présence physique d’une autorité qui délivre son savoir. En revanche, la pensée logique se serait développée avec l’écriture ou grâce à «la médiation des systèmes de communication» (Timbal-Duclaux, 2017). Le fait que l’intégration de concepts s’accomplisse par l’entremise d’objets du savoir entraîne nécessairement, dans les sociétés écrites, une plus forte capacité à l’abstraction. Or, chez les Soissons, l’acquisition de connaissances s’effectue principalement à l’oral et il existe peu, comme on l’a vu, d’objets issus de la littératie qui ne se soient pas déjà dégradés. La pourriture qui s’infiltre progressivement dans le domaine semble aussi contaminer ce qui apparaît comme les décombres d’une tradition écrite, et cette contamination laisse place, à plus forte raison, à un régime d’oralité.

Le fait qu’aucun membre de la famille ne sache ni lire ni écrire est d’ailleurs suggéré à quelques reprises dans le roman et réaffirme l’hypothèse d’une oralité secondaire. Les écrits sont en effet qualifiés de «gribouillis» par Alice, et particulièrement ceux de son frère qui, selon elle, ne sont qu’une succession de formes incohérentes. Le père est quant à lui incapable de distinguer l’écriture de ses deux enfants, ce qui suggère deux possibilités: le père ne sait pas lire ou Alice ne sait pas écrire, à l’instar de son frère. Pourtant, suivant la thèse de Goody, les opérations mentales (Goody, 2007: 33) effectuées par la jeune fille dans le roman relèvent définitivement de la culture écrite: elle lit, elle récite, elle transcrit, elle documente. Le grimoire constitue en effet une façon d’archiver une mémoire collective et familiale qui n’est rendue possible que par le recours à un support matériel qui provient de la culture écrite. L’héroïne peut également citer L’Éthique de Spinoza, bien que, paradoxalement, elle certifie n’y rien comprendre et préférer ses livres à images, qu’elle se contente de fixer en imaginant elle-même l’histoire. Bref, les indices qui laissent entendre l’illettrisme des personnages se multiplient dans le roman, mais pour se trouver aussitôt déjouée par une autre proposition. Et si ce questionnement ne trouve jamais véritablement de résolution, il trace tout de même en filigrane l’idée d’une oralité qui s’inscrit à même les écrits d’Alice.

En tout état de cause, cette apparition simultanée de la décomposition et de l’oralité a pour conséquence la subversion du sens même des mots. Plus précisément, toutes les terminologies qui se rapportent à l’écriture ou au langage et qui appartiennent au domaine de la littératie sont détournées. À titre d’exemple, les livres – on se rapportera à l’extrait précédemment cité – sont appelés des dictionnaires. Ils s’appréhendent de ce fait à la fois comme un objet qui possède une valeur encyclopédique, à la fois comme le simple réceptacle d’unités sémantiques qui ne forment pas un tout signifiant. Les mots sont quant à eux conçus comme des «poupées de cendre» (Soucy, 2010: 158) et ne disposent pas, en ce sens, de la pérennité que leur assure l’écriture. La poupée de cendre est une structure précaire qui menace de se volatiliser dans la mesure où elle n’est consolidée par aucun support. Un rapprochement peut vite être effectué avec la parole vive qui, une fois émise, ne perdure pas, s’envole. Aux yeux de la narratrice, le mot détient la même éphémérité que la parole orale. 

Je fais confiance aux mots, qui finissent toujours par dire ce qu’ils ont à dire. Tournez cinq fois sur vous-même, les yeux fermés et, avant que de les rouvrir, un caillou que vous aurez lancé, vous ne saurez pas dans quelle direction il est parti, mais vous saurez qu’il aura bien fini par retomber sur terre. Ainsi sont les mots. Ils arrivent toujours, coûte que coûte, par se poser quelque part, et cela seul est important. Je ne veux pas dire que le secrétarien se laisse aller à écrire n’importe comment. Je veux dire qu’il se laisse aller à écrire en plongeant devant, ce qui n’est pas pareil. (Soucy, 2010: 142)

Pour Alice, les mots sont des entités indépendantes et instables qui ne peuvent être balisées par l’écriture ou réduites à une signification unique. La métaphore filée dont use la narratrice pour désigner les pages de son grimoire est, au demeurant, fort évocatrice de cette idée. «J’en profitai au grand soleil pour gribouiller tout mon soûl, le vent en poupe, ma proue plantée dans l’horizon, la page est une blanche caravelle, et j’avais mis la planchette de bois sous mon grimoire, dans l’intention de faire le lien entre les deux.» (Soucy, 2010: 171) La nomenclature essentiellement maritime de ce passage, qui illustre l’acte de lecture en même temps que les outils scripturaux, met en lumière le caractère mouvant des mots et de la parole. La page est représentée ici comme un bateau, une «blanche caravelle», qui entraîne les phrases dans leur mouvement. Celles-ci n’étant jamais véritablement fixées par le texte sont donc, à ce titre, caractéristiques du discours oral qui présente une plus grande mobilité.

Ce dévoiement qui affecte jusqu’à l’acceptation sémantique des mots constituerait d’ailleurs, selon Goody, l’un trait distinctif des cultures orales, au sein desquelles «il n’y a de recours possible à un texte comme source externe de conseils. Il en est de même pour le sens même des mots. Les propriétés sémantiques sont validées par l’interaction; on ne peut pas rappeler les sens passés grâce à l’étymologie historique; ce qui n’est pas porté dans la mémoire a disparu pour de bon.» (Goody, 2007: 48-49) Dans le roman de Soucy, les livres ne possèdent précisément pas la valeur d’une source externe puisque la communauté formée par les Soissons est excessivement fermée sur elle-même et n’entretient aucun contact avec le monde extérieur. Leur tradition s’est principalement érigée en vertu d’histoires transmises par le père qui font office, dans la famille, de récits originels. C’est du moins ce que laisse entendre Alice lorsqu’elle mentionne que son frère et elle, qui se croient façonnés dans la boue, n’ont reçu pour toute éducation que ces étranges légendes racontées par le père.  

Nous fûmes d’ailleurs longtemps à croire que ces histoires étaient les siennes et qu’il voulait nous les léguer en guise de mémoire pour nous prévenir des maladies. À supposer juste cette idée, père aurait été capable de choses miraculeuses, faire jaillir de l’eau d’un rocher, changer des mendiants en arbres, confectionner des souris avec des cailloux. (Soucy, 2010: 25-26)

En conséquence, le langage de la narratrice se trouve fortement carencé par son manque d’instruction ainsi que sa fermeture involontaire sur le monde. Et ce décalage, de même que l’oralité qui a tranquillement raison de la littératie dans le domaine, contamine les écrits d’Alice. Car le rôle de «secrétarien» qui lui est imposé symbolise en quelque sorte les restes d’une tradition écrite qui est en train de se perdre, de la même façon que les peuples de la Zomia se sont vu dépossédé de leur système d’écriture.

Cette contamination orale qui s’infiltre dans l’univers d’Alice et affecte ses écrits a finalement pour effet d’opérer un renversement qui participe à l’ensauvagement du texte. Une nuance est toutefois à apporter sur ce point. Si Jack Goody croit effectivement à la domination des traditions écrites sur les traditions orales, l’essayiste se garde bien de ranger les cultures orales du côté du non-civilisé. Dans La raison graphique: la domestication de la pensée sauvage l’anthropologue déclare se méfier d’un tel raisonnement.

Comme je l’ai montré dans le premier chapitre, l’opposition entre sociétés civilisées et primitives, entre modes de pensée domestiqués et sauvages, ouverts et fermés, relève essentiellement d’une taxinomie populaire qui nous sert à ordonner et à rendre intelligible un univers complexe. Mais cet ordre est illusoire, cette intelligibilité superficielle. Comme pour d’autres systèmes binaires, les catégories utilisées ne vont pas sans jugement de valeur ni ethnocentrisme. (Goody, 1978: 85)

Goody, qui a surtout cherché à voir quelles transformations pouvaient entraîner les technologies de l’écrit sur les sociétés sans écriture, est d’avis que ce type de raccourcis intellectuel ne rend pas compte de la complexité du phénomène. Concevoir les sociétés orales et écrites dans une structure dualiste consiste en un paralogisme duquel il convient de s’écarter. Nous ferons donc abstraction d’un tel raisonnement lorsque sera abordé le principe d’ensauvagement, lui-même associé à de tels jugements de valeur. Ce n’est pas la place que prend l’oralité dans le récit qui concoure à l’ensauvagement des écrits d’Alice, mais bien le dévoiement qu’elle permet d’effectuer et qui pousse la métaphore de la corporéité des mots à son paroxysme. Zumthor a lui-même démontré, dans son article «Oralité», que «le langage émane d’une voix, et celle-ci d’un corps agissant dans un espace concret» (Zumthor, 2008: 169-202). Dans un contexte d’oralité, le corps devient le support du mot et remplace, à ce titre, le livre qui remplit cet office en contexte d’écriture. Or, la dialectique corporéité/textualité se confond chez Alice dont le corps apparaît effectivement comme le socle de la parole, et en même temps comme un «gouffre vide» (Soucy, 2010: 92). En fin de compte, seuls les mots parviendront à donner une consistance à ce corps-gouffre, qui n’éprouve ni ne s’identifie à quoi que ce soit et permettront de lui rendre sa chair. Car dans le roman de Soucy, le corps s’imprègne de l’écriture aussi bien qu’il s’intègre à celle-ci.

Alice subit effectivement, au fil de l’histoire, une désidentification qui l’empêche de prendre pleinement possession de son corps. Dans le domaine, la protagoniste est considérée et se croit garçon, car elle possède dans la famille le statut de fils et de frère. Pour Alice, les femmes sont des «putes» ou des «saintes vierges», c’est du moins ce que son père lui a appris, et la jeune fille peine à distinguer les deux sexes. Visiblement peu enclin à accepter l’identité sexuée de sa fille, M. Soissons lui défend toute forme de jouissance sexuelle, lui interdisant par exemple d’enfourcher le cheval, convaincu qu’elle pourrait en retirer du plaisir. La narratrice se voit également contrainte de cacher avec une surabondance de tissus son sang menstruel, jugé impur. Et bien qu’elle se trouve dans un stade avancé de sa grossesse, elle semble ignorer complètement cet état de fait. Enfin, la jeune fille, qui demeure à moitié consciente qu’elle n’est pas née d’argile et qu’elle ne possède pas les mêmes attributs que son frère, ne s’identifie ni au sexe masculin, ni au sexe féminin. Alice s’extrait par le fait même de la logique binaire décriée par Goody et demeure dans un état d’entre-deux indéfinissable. Elle en vient ultimement à se désubjectiver à un point tel qu’elle ne sait plus, lorsqu’elle lit son histoire préférée, en quel personnage elle se reconnaît le plus.

Je la lisais sans me lasser, cette histoire, et même souvent me la repassais dans le chapeau, si ému que je ne savais plus trop si j’étais moi-même le chevalier, ou la princesse, ou l’ombre de la tour, ou simplement quelque chose qui participait au décor de leur amour, comme la pelouse au pied du donjon, ou l’odeur des églantines, ou la couverture constellée de rosée dans laquelle le chevalier enveloppait le corps transi de sa bien-aimée. (Soucy, 2010: 21)

Ce ne sont pas seulement les fondements de l’identité d’Alice qui sont remis en question ici, mais bien aussi son appartenance au genre humain, voire son existence matérielle.

Ce dérèglement se traduit jusqu’aux signes linguistiques qui ont pour fonction, dans la langue française, de marquer l’identité des individus. On constatera en première instance l’effacement du genre grammatical, en particulier avec le terme «ému» qui n’est pas accordé en fonction du sexe – renié – de la narratrice. Dans la même logique, les noms propres, sous la plume d’Alice, ne sont pas soulignés par la majuscule et renvoient à l’idée que tous les mots possèdent la même valeur et servent à nommer plutôt qu’à identifier. Le passage où l’héroïne tente d’expliquer que ni elle ni son frère ne sont interpellés par leur prénom au manoir laisse d’ailleurs les villageois pantois. «Frère m’appelle frère, et père nous appelait fils quand il nous commandait […] / Et comment faisiez-vous pour savoir auquel des deux il s’adressait? / La plupart du temps, l’un ou l’autre ça lui était indifférent.» (Soucy, 2010: 81-82) Sa confrontation avec les villageois, dont elle est inapte à maîtriser les codes sociaux, a quant à elle pour résultat de réaffirmer ce qu’elle sait déjà inconsciemment, à savoir qu’elle n’est pas le fils de son père, mais ne lui permet pas du même coup de se réapproprier une nouvelle identité. De ce fait, Alice, qui se sent «toute insécure […] depuis qu’[elle se] traite de pute avec le genre des mots» (Soucy, 2010: 119), décide de se retirer de ces deux espaces – le domaine et le village – qui tentent de la définir par ce qu’elle n’est pas, et se tourne vers son grimoire.

L’identité d’Alice, à défaut de faire l’objet d’une agrégation de la famille ou des villageois, devient finalement scripturale. Ce sont les mots qui, encore une fois, permettent de remplir le corps vide de la narratrice et de l’inscrire en tant que sujet. À la toute fin de son récit, la jeune femme affirme d’ailleurs qu’elle n’écrit même plus les phrases qui nous sont pourtant données à lire. «Car j’ai fini par faire comme mon frère, que voulez-vous, et adopter sa méthode de gribouillis, ça écrit plus vit comme ça, et c’est la vraie raison pour laquelle je ne peux pas moi-même me relire. Mais c’est égal, en alignant ces l cursifs, j’entends tous ces mots dans mon chapeau et ça me suffit, ce n’est pas pire que de parler toute seule.» (Soucy, 2010: 176) D’une part, ce simulacre de l’écriture, qui se présente dorénavant comme un simple gribouillis, suggère l’inscription d’une voix réelle qui n’est plus soutenue par un support matériel. Et l’effet d’oralité qui en découle invite d’autre part le lecteur à dicter ce «L» typographique qui se confond avec un «elle» pronominal et identitaire.

Alice, qui écrit sans véritablement écrire, accepte dès cet instant qu’elle n’appartient à aucun des deux espaces, à savoir le domaine et le village, et décide de fonder, avec son enfant à naître, un autre monde.

Elle grandira sans horion aucun, comme les fleurs qui n’ont pas besoin qu’on les maltraite pour pousser toutes couleurs dehors. Elle sera attentive et polie à l’égard des bêtes, elle ne les abandonnera pas dans le désemparement et la famine, comme hélas j’en connais, qui grilleront. Je lui apprendrai enfin à se méfier comme du feu des poupées séductrices et ravageuses, dangereuses à force de beauté, car selon les dictons de mon père, c’est à quatre ans qu’on aime trop les allumettes, et je l’appellerai Ariane, en mémoire du Châtiment… (Soucy, 2010: 178-179)

Une fois achevés, les écrits de la narratrice prennent la forme d’un récit cosmogonique qui témoigne de la fondation de ce nouvel ordre. Somme toute, l’oralité qui souille l’univers et les écrits d’Alice n’empêche donc pas cette transmission écrite qui parvient tout de même à s’établir dans le roman. Cependant, l’écriture conserve les traces d’un dérèglement caractéristique de l’état d’inachèvement dans lequel se trouve l’héroïne. Envahis par l’oralité et la corporéité, les écrits, qui ne peuvent intégrer l’institution, confèrent une valeur symbolique, voire matérielle, au corps d’Alice.

Ce qui se présente dorénavant comme un Nouveau Testament – le passage ci-dessus manifeste d’ailleurs une grande similitude avec les Dix commandements qui se lisent en intertexte – rend possible une table rase sur l’ancienne tradition et laisse place à un renouveau. Alice donne finalement naissance à un enfant dont elle décide du sexe avant même de poser les yeux sur celui-ci et lui concède, ce faisant, une identité, alors qu’elle-même s’en est toujours vue dépossédée. «Oui je dis elle car ce sera une angelote à qui je serai une goutte d’eau, j’en veux pour preuve la conviction que je sens dans mon ventre.» (Soucy, 2010: 178) La naissance de cette «seconde Ariane» – puisque c’est le prénom qu’elle décide de lui donner – permet à Alice, pour reprendre le schéma illustré par Arnold Van Gennep dans Les rites de passage, d’atteindre un stade d’agrégation. Pour l’ethnologue, chaque individu en socialisation doit se confronter à des rites et passer par trois étapes charnières pour être accepté du monde civilisé. Dans son ouvrage, Van Gennep «propose en conséquence de nommer rites préliminaires les rites de séparation du monde antérieur, rites liminaires les rites exécutés pendant le stade de marge, et rites postliminaires les rites d’agrégation au monde nouveau» (Van Gennep, 2004: 27).

Alice est représentée, tout au long du récit, dans sa phase de liminarité, puisqu’elle subit une séparation pour le moins abrupte de son «monde antérieur» à la mort du père, mais ne parvient pas à intégrer le monde civilisateur du village. Incapable d’intégrer ces espaces, la jeune fille ne se sent véritablement bien que dans un lieu
intermédiaire, qui se situe à la limite des deux mondes. «Et là, je vais vous dire, j’aurais voulu ne jamais rentrer, ne jamais revenir, demeurer à jamais dans le chemin de la pinède, entre domaine et village, être la divinité discrète de la distance qui sépare toute chose, la petite fée des sentiers qui ne mènent nulle part.» (Soucy, 2010: 90) Or, la progéniture d’Alice devient le point central de la fondation d’une nouvelle communauté. L’enfant qu’elle porte en elle ouvre, chez la jeune femme, un monde de possibilités et lui donne la possibilité de passer le seuil, ce qui, pour Van Gennep, «signifie s’agréger à un monde nouveau» (Van Gennep, 2004: 27).

C’est donc ultimement par le corps que l’héroïne procède à un engendrement de la culture. Si l’accouchement n’a jamais lieu dans le récit, puisque le roman se conclut avant la naissance d’Ariane, c’est tout de même cette perspective qui permet de reconvertir le testament d’Alice en récit de fondation, grâce auquel elle peut envisager la communauté à venir. La narratrice, en achevant son récit, accouche d’une forme de culture et perpétue l’enchevêtrement qui s’établit tout au long du roman entre la chair – de sa fille à naître – et les mots, qui s’en trouvent ensauvagés.

Or, cette transmission écrite qui s’effectue dans le récit se trouve curieusement soutenue par la métaphore de la contamination soulevée plus haut. Il est possible d’envisager que, dans le roman de Soucy, la contamination détient pour effet d’engendrer, d’un côté, la prolifération de la pourriture et la décomposition de la matière, et de l’autre, la passation d’un savoir. Le processus de contamination s’articule en effet à celui de transmission en ce qu’il procède d’une même trajectoire, partant du particulier pour aller vers l’universel et de l’individuel vers le collectif. En d’autres termes, le «je» de la narratrice s’adresse à un «vous» collectif dans un mouvement qui est à la fois celui de la transmission, à la fois celui de la contamination.

Alice assure la diffusion d’une mémoire auprès de sa fille, mais aussi envers une instance extradiégétique plus large et indéfinie. Si la jeune femme suggère à quelques reprises que son «prince» – l’inspecteur des mines – auquel elle s’adresse tantôt à la deuxième, tantôt à la troisième personne pourrait être le destinataire de son testament, cette hypothèse se trouve vite déjouée par l’annonce de la mort de ce dernier. Aussi, le lecteur n’a d’autre choix que de s’identifier à cet auditoire fictif, que la narratrice interpelle régulièrement. De nombreux énoncés phatiques mettent en lumière la nature interactive du discours de la narratrice, qui est constamment ponctué de «pensez-vous» (Soucy, 2010, 94), «voyez-vous» (65), «si vous voulez m’en croire» (72), «je vais vous dire» (127), «je vous assure» (130), etc. ou de phrases qui permettent d’établir un contact avec une présence extratextuelle comme «maintenant je demanderais qu’on soit attentif car ce qui va suivre va être coton» (67), «me croira qui veut, mais on peut vérifier, c’est historique» (106), «je ne sais si je me fais bien comprendre» (119) ou encore, avant de souligner un élément spécifique, «écouter, vous me direz que ce ne sont que des détails, mais j’enregistre les faits en droiture et simplicité.» (114) Il s’agit conséquemment d’un langage qui, comme l’évoque Zumthor dans son article, est inhérent à sa fonction «d’extériorisation» qui fait d’ailleurs la spécificité du discours oral. «Chargé de connotations, c’est à ce titre surtout qu’il est social; lié à tous les jeux que permet le langage, il tend à renforcer, à sa racine même (qui est de nature linguistique), le lien collectif; sa force persuasive provient moins de l’argumentation que du témoignage.» (Zumthor, 2017: 170) Alice, en témoignant, entre en relation avec une communauté qui, n’étant convoquée que par l’entremise du texte, demeure toutefois fictive.

En définitive, le processus de transmission qui se met en place dans le roman s’effectue par le biais de l’écriture, en dépit du caractère interactif et collectif du discours de la narratrice. Les écrits de l’héroïne donnent lieu, comme on l’a vu, à une expansion du savoir qui se confond à la prolifération de la moisissure. Celle-ci s’attaque aussi bien au manoir et aux objets du savoir qu’il comporte qu’à l’imaginaire chaotique d’Alice. Ainsi, ce renversement carnavalesque qui réconcilie le corps, la chair, la matière organique en décomposition avec l’écriture devient générateur d’un nouvel espace, un espace d’ensauvagement. La narratrice y transgresse les normes sociales et linguistiques, mêlant les formulations alambiquées aux patois régionaux et commettant des erreurs syntaxiques qu’elle relève à mesure.

Une dizaine de pièces identiques, d’un métal terne, roulèrent de-ci de-là, j’en aplatissai une avec ma paume. Roulèrent n’est pas accordé convenablement, si ça se trouve, c’est la dizaine qui roula comme un seul homme, mais tant pis, j’ai fait ma syntaxe chez le duc de saint-simon (écrit sans majuscule dans le texte), sans compter mon père. Il m’en est resté quelque chose qui cloche. Je mêle aussi tous les temps de verbes, un vrai macaroni. Un chat n’y retrouverait pas sa queue. (Soucy, 2010: 23-24)

Alice, qui sort à quelques reprises du cadre du récit pour souligner le phénomène de l’écriture, se rapproche ainsi des lecteurs – ou des destinataires de cette transmission – qui constatent en même temps qu’elle les erreurs commises. En résulte un certain décalage qui n’est pas, lui-même, sans contribuer à l’ensauvagement du texte. Quoi qu’il en soit, c’est au sein de cette écriture qu’Alice peut, pour la toute première fois,  inscrire son identité et faire reconnaître l’existence symbolique et matérielle de son propre corps auprès d’une communauté qui dépasse le cadre du récit, et qu’elle interpelle.    

À la lumière de cette étude, il est possible de postuler que, dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, la surenchère des représentations du corps marqué, sacrifié, putréfié et violenté concoure à un ensauvagement de l’écriture d’Alice. Néanmoins, c’est également par le biais des mots qu’elle retranscrit dans son grimoire que la narratrice parvient d’une certaine façon à se matérialiser, à s’inscrire ontologiquement en tant qu’être sensible. Aussi, ces mots qui sont envahis par l’oralité et la corporéité possèdent-ils la faculté d’agir sur la matière, voire de féconder la chair, car la contamination qui s’immisce dans l’univers de l’héroïne pénètre également son imaginaire. Ainsi détournés de leur nature fondamentalement abstraite, les mots s’en trouvent d’autant plus subvertis et, de ce fait, ensauvagés. De par ses écrits, Alice parvient finalement à se constituer comme une présence qui, à la façon du conteur de veillée, fonde un espace de partage collectif au sein duquel elle peut transmettre son savoir et son expérience. Le langage de la jeune fille regorge d’ailleurs de symboles et de jeux de langages qui font subir des modulations à l’histoire, la chargent d’un sens constamment renouvelé et invitent le lecteur à se prêter au jeu de l’interprétation. Or, cette communauté extradiégétique formée par le lectorat, avec laquelle Alice semble prendre contact, n’est jamais textuellement représentée ou nommée dans le roman. Même la fille de la protagoniste, qui permet de former une sorte de communauté et de créer un nouvel ordre, n’est jamais véritablement mise en scène dans le récit. Et en partant du principe qu’un individu s’ensauvage lors des rites de socialisation, et qu’il se civilise aussitôt qu’il parvient à faire l’objet d’une agrégation, le roman de Soucy ne constitue en quelque sorte qu’un récit sur l’ensauvagement, dans la mesure où la communauté –aussi bien intradiégétique qu’extratextuelle– arrive trop tard pour agréger.

Bibliographie

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Van Gennep, Arnold. 2004. Les rites de passage. Étude systématique des rites. Paris: Picard, 288p. <http://classiques.uqac.ca/classiques/gennep_arnold_van/rites_de_passage/rites_de_passage.pdf>.

Zumthor, Paul. 2008 [automne 2008]. «Oralité». Intermédialités, 12, p. 169-202. <http://id.erudit.org/iderudit/039238ar>.

Zumthor, Paul. 1990. Performance, réception, lecture. Longueuil: Préambule, «L’Univers des discours», 129p.

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