Entrée de carnet

In Almost Every Picture

Vincent Lavoie
couverture
Article paru dans Photovigie, sous la responsabilité de Vincent Lavoie (2010)
Campeau, Michel. Année inconnue. «Sans titre» [Photographies]

Campeau, Michel. Année inconnue. «Sans titre» [Photographies]
(Credit : Campeau, Michel)

In almost every picture # 10, édité par Michel Campeau et Erik Kessels, Amsterdam, KesselsKramer Publishing, 2011, 144 p.

Il y a tout d’abord une première image tirée des archives familiales du photographe québécois Michel Campeau. On y voit sa mère photographiée dans un restaurant en train de nourrir au biberon un porcelet enrubanné de rouge. Puis, la découverte d’une seconde image prise sur les mêmes lieux et montrant le même rituel change radicalement la donne. L’existence de la deuxième image prive la première de sa singularité. Elle devient dès lors partie prenante d’un ensemble aux contours encore imprécis, la pièce d’un puzzle vraisemblablement complexe. La photographie personnelle du collectionneur est de fait l’un des éléments d’un ensemble comprenant plusieurs dizaines de milliers de clichés. L’opérateur à l’emploi du restaurant montréalais (Au lutin qui bouffe) a imposé un strict protocole : un client allaite l’animal tandis qu’un second lui tient la queue. Il en fut ainsi quotidiennement pendant près de trente cinq ans, de 1938 à 1973. Ni l’évolution des procédés et techniques photographiques, ni les transformations survenues au cours de cette période au chapitre de la réception culturelle et sociale de la photographie ne semblent avoir infléchi de quelque façon que ce soit le modus operandi du photographe. Cette imperméabilité au changement est, à n’en point douter, attribuable à la vocation commerciale de ces images car pourquoi donc modifier une formule qui reçoit la faveur de la clientèle? La rigueur du protocole permet surtout de mettre en évidence les quelques rares entorses à celui-ci : le malaise à saisir la queue de la bête, le dédain de toucher l’animal ou la prouesse d’un client l’allaitant d’une main et lui flattant la croupe de l’autre.

Depuis plusieurs années, un éditeur et designer graphique néerlandais, Erik Kessels, développe une collection de photographies réalisées par des anonymes. Acquises aux puces, sollicitées à la faveur d’appels publics publiés dans les journaux ou proposées par des anonymes, ces photographies composent des thématiques aussi diverses qu’improbables : beautés thaïlandaises, anonymes au visage biffé, plats de restauration rapide, sœurs espagnoles, tenues de camouflage, animaux domestiques, uniformes de la police allemande, vendeurs de fleurs ambulants, arbres taggés, erreurs photographiques, introït de films pornos, trophées et récipiendaires, affiches de kamikazes palestiniens, « before and after » en tout genre, personnes disparues, bêtes à concours, etc. La seule énumération de ces sujets suffit à convaincre du caractère hétéroclite des photographies collectionnées et du défi méthodologique et épistémologique qu’elles posent, rendant impossible de subordonner ces images à une catégorie ou un genre particulier.[…] Ni les contenus représentés, ni les usages associés aux pratiques photographiques concernées, pas plus d’ailleurs que le processus d’enrichissement de la collection, les esthétiques rencontrées ou les protocoles photographiques mobilisés ne forment un système ordonné. C’est d’ailleurs là l’une des qualités de cette collection de ne point être subordonnée à un système d’ordonnancement particulier. On se demande, à l’instar de Foucault à propos d’un texte de Borges relatant le «désordre» d’une encyclopédie chinoise réunissant les objets plus divers, quel pourrait bien être « le lieu commun », la « plage d’identité » de toutes ces images.

Extraits de mon article « Les familles recomposées d’Erik Kessels : un portrait presque parfait », L’image déjà là. Usages de l’objet trouvé, photographie et cinéma, Paris, Éditions Le Bal/Images en manoeuvre, 2011, p. 116-135.

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