Colloque, 12 avril 2018

Du point de vue animal

Bénédicte Ramade
Magali Uhl
couverture
L’animal et l’humain. Représenter et interroger les rapports interespèces, événement organisé par Jérôme-Olivier Allard, Fanie Demeule, Marion Gingras-Gagné et Marie-Christine Lambert-Perreault

Depuis quelques années, des artistes plasticiens, d’Art Orienté Objet à Carlee Fernandez, ont cherché à s’approprier des propriétés animales (des équidés et ursidés dans ces deux cas) et à célébrer par des pratiques performatives, une prétendue communion interspécifique. Mais ces expériences sont loin d’avoir inversé l’emprise humaine sur ces animaux, confortant même un certain anthropocentrisme. À l’instar des théories du point de vue (standpoint theory), celui des minorités et des minorisés, que les épistémologies situées (situated knowledge) défendent depuis de nombreuses années, des historiens comme Eric Baratay (2012, 2017) et Pierre Serna (2017) s’emploient à rédiger une histoire décentrée de la civilisation adoptant, cette fois-ci, le point de vue animal. C’est en projetant le rôle des animaux ordinaires, ceux des fermes et du prolétariat qu’ils proposent une histoire sociale «par le bas».

Un tel point de vue animal nécessite ainsi d’être construit à partir de contributions multiples (éthologiques, zootechniques, vétérinaires ou encore psychologiques) et implique de bâtir une histoire hypothétique, ambivalente, indicielle, fortement subjective supposant l’interprétation de ces sources multiples et fragmentaires. Cette connaissance, fondée non sur des faits et des personnalités exceptionnels, mais bien depuis le récit modeste de ces Autres, influence-t-elle le champ des arts visuels? Adopter littéralement le point de vue animal en équipant de caméras divers spécimens (Sam Easterson, Animal, 2001) constitue la proposition la plus conventionnelle. Mais en 2017, Abraham Poincheval crée une rupture en entreprenant de couver pendant 21 jours des œufs de poule, une performance publique d’ascèse et d’empathie animale déroutante pour le public confronté au seul corps de l’artiste, concentré sur sa mission. L’anthropocentrisme qu’elle établit relativise paradoxalement la nature humaine pour construire un partage du sensible animal et engager une communion interespèce anticonformiste, qui plus est avec une espèce rarement impliquée dans les codes médiatiques de la cuteness.

Analysée à partir de la méthode historique de Baratay et Serna, Œuf pourrait constituer la matrice d’une autre approche de l’animalité dans les arts, moins superficielle et caricaturale, celle du vécu des bêtes, de leur sociabilité et leur culture. Apprendre des animaux constitue ainsi la trame d’expériences menées actuellement en Colombie-Britannique par Julie Andreyev (adoptée par une famille de corbeaux) et Paul Walde (façonnant des instruments de musique pour les oiseaux). Des pratiques qui ne consolident pas l’illusion d’un «univers sans l’homme» (Schlesser, 2016), mais entretiennent le désir de construction d’une autre humanité, par l’animalité: une humanité vécue du point de vue animal, en somme. Cette proposition à deux voix entend exposer les méthodologies de ces historiens et analyser dans leur perspective, ces pratiques artistiques les plus récentes. [Texte de Bénédicte Ramade et Magali Uhl]

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