Cahiers Figura, numéro 40, 2015

Du convenable et de l’inconvenant. Littérature française du XIXe siècle

Véronique Cnockaert
Sophie Pelletier
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La littérature du XIXe siècle accorde beaucoup d’importance aux convenances. Si la bienséance impose à la vie en société ses lois implacables, celles-ci ne sont en revanche que rarement établies de façon claire et supposent tout un appareil de nuances difficiles à saisir, propres à chaque groupe ou paradigme culturel. La définition du convenanble et de l’inconvenant se déplace constamment et paraît toute relative: à quoi s’agit-il de convenir? Dès lors, à travers ces notions, la littérature interroge un rapport complexe à la norme et à la juste mesure, chaque écart cristallisant des enjeux sociaux, moraux, politiques, mais aussi esthétiques et poétiques. Car la parole et l’écriture sont le lieu de toutes les inconvenances; par elles, la littérature se voit et se dit elle-même, dans sa relation au groupe comme à la création.

Avec des textes d’Étienne Beaulieu, Sophie Dumoulin, Marie-Ange Fougère, Julien Marsot, Sophie Ménard, Sophie Pelletier, Sébastien Roldan, Geneviève Sicotte, Clive Thompson et Érika Wicky.

Articles de la publication

Véronique Cnockaert & Sophie Pelletier

Avant-propos. La convenance, géométrie variable et arithmétique sociale

«Ce qui est convenable, c’est de faire la grue, […] et puis de rester à bavardichonner avec les personnes de son sexe», se plaint la jeune Renée Mauperin dans le roman éponyme; par contre, enchaîne-t-elle, «une chose […] qui n’est pas convenable du tout, c’est de lire, il n’y a que deux and qu’on me permet les feuilletons dans le journal». On le sait, entre les revendications républicaines et les contraintes impériales, le XIXe siècle fut propice à une édification sans précédent de codes et de lois encadrant l’ordre des bonnes mœurs, mais aussi à une prolifération extraordinaire de manuels de bienséance.

Marie-Ange Fougère

La gauloiserie dans la littérature française de la fin du XIXe siècle

En cette ère corsetée qu’est le XIXe siècle, un drôle de rire vient charmer les oreilles les plus bourgeoises: le rire gaulois. Alors même que les convenances pèsent lourd sur les esprits, la gauloiserie s’installe partout, à mesure que le siècle avance: petite littérature, scène, et plus encore petite presse en font un sujet privilégié, en particulier à partir de 1880. Le paradoxe est d’autant plus surprenant que, pour le lecteur d’aujourd’hui, le rire gaulois semble bien lourd et à tout le moins fort scabreux: qu’il s’agisse de grivoiserie ou de scatologie, les auteurs privilégient un comique bas, sous le signe de la grossièreté.

Sophie Ménard

Dons et gueulardises dans «L’Assommoir» de Zola

«Gervaise, très donnante de sa nature, lâchait, écrit Zola dans «L’Assommoir», à chaque instant des litres de vin, des tasses de bouillon, des oranges, des parts de gâteau». La dynamique narrative de ce roman de la socialité s’orchestrerait-t-elle autour de la problématique de la réciprocité? Associé, par les ethnologues, au maintien de l’ordre communautaire, l’échange symbolique, en tant que double obligation rituelle et contrainte sociale d’accepter, et, ensuite, de rendre, sous une forme différente et différée, les dons reçus, sera étudié ici dans son travail de configuration sémantique, discursive et poétique.

Julien Marsot

Diogène le Cynique, un modèle d’inconvenance pour la bohème? Moreau, Baudelaire et la vie de chien

En consultant le Dictionnaire universel de la langue française de Charles Nodier et Victor Verger, le lecteur du XIXe siècle pouvait parcourir l’entrée suivante: “Cynisme, s.m. la philosophie cynique, la doctrine des philosophes cyniques. – Le caractère de celui qui brave toutes les lois de la convenance et de la pudeur.” Cette définition succincte à même un lexique du Romantisme n’est pas sans indiquer d’emblée la séduction qu’a pu exercer la notion de “cynisme” sur l’imaginaire de certains poètes du siècle avides de provocations. Comme le suggèrent les deux acceptions relevées par Nodier et Verger, la notion est scindée entre le sens de la référence savante extraite de la tradition philosophique et le sens commun du terme qui caractérise plus généralement une disposition inconvenante. Dans les représenttions de la marginalité au XIXe siècle, ces deux niveaux sémantiques sont appelés à s’interpénétrer, notamment par le biais d’une figure emblématique […], Diogène le Cynique.

Érika Wicky

Courbet et la critique d’art. «Inconvenance des sujets» et conventions picturales

La désuétude dans laquelle est tombé le terme convenances depuis le XIXe siècle semble aussi témoigner de la disparition de la chose. Les années folles, ses artistes d’avant-garde et ses garçonnes paraissent s’être débarrassés des convenances, toujours invoquées au pluriel, vécues comme autant de contraintes sociales pesantes. Ne pas respecter les convenances, dont on se libérait alors comme des corsets, semble, en effet, avoir été le signe d’un esprit fort, d’une certaine liberté, d’une indépendance morale.

Clive Thomson

«L’amour pédérastique est pauvre de substance». L’attitude ambivalente de Georges Hérelle à l’égard de l’amour entre garçons

Il est probable que les collègues de Georges Hérelle (1848- 1935), qui l’ont connu et fréquenté dans les nombreux lycées où il a enseigné (Dieppe, Vitry-le-François, Evreux, Cherbourg, Bayonne), le percevaient comme un professeur exemplaire et parfaitement «convenable». Les gens autour de lui voyaient bien qu’il avait, dans le contexte de ses activités parallèles, deux passions: ses recherches sur le théâtre populaire basque et son travail de traducteur. Hérelle était très fier de ses ouvrages d’érudition portant sur les «pastorales basques» auxquelles il consacrait d’énormes énergies à partir de 1899, lorsqu’il était professeur de philosophie à Bayonne.

Sophie Dumoulin

La «liaison inconvenable» dans «Adolphe» de Benjamin Constant. Entre le don et le contre-don

Après avoir passé une soirée en compagnie d’un ami de son père, Adolphe sillonne la campagne, retardant le moment de retourner auprès d’Ellénore, son amante. Il désire être seul. Il médite sur la “liaison inconvenable” qui le consume depuis maintenant trois ans et ressent plus que jamais l’oppression de son inaction dans une situation qui, il le sait, lui est préjudiciable.

Étienne Beaulieu

L’enchantement des formes chez George Sand

Il existe dans l’histoire culturelle du premier XIXe siècle une tendance lourde poussant les comportements vers une certaine uniformisation, comme l’avait constaté en son temps Norbert Élias dans «La société des individus» où il décrivait l’avènement d’une société favorisant l’apparition du modèle social individuel. Sous cet angle inédit, l’opposition traditionnelle entre individu et société s’est vue neutralisée et du même coup les rapports entre la conformité aux codes sociaux et leur transgression.

Sophie Pelletier

Jeunes filles et vieilles filles. Autour de quelques inconvenantes chez Flaubert, Goncourt et Zola

«La différence entre une convention et un contrat», tel est le sujet de la première question que doit affronter Frédéric Moreau lors de son examen à l’École de droit, dans «L’Éducation sentimentale». Vu l’économie romanesque mise en place par Flaubert, qui réserve à Moreau nombre de projets abandonnés et d’occasions manquées, il n’y a rien d’étonnant à ce que le candidat —ému, puis «démoralisé» (ibid.)— rate sa réponse, et tout l’examen, d’ailleurs.

Geneviève Sicotte

L’argent de Maupassant. Inconvenances intimes, familiales et sociales

Dans toutes les sociétés, l’argent fait l’objet de conventions, de prescriptions et d’interdits, il produit de l’imaginaire et des formes sociales spécifiques. Or une ambigüité, voire une contradiction, structure les représentations de l’argent dans le capitalisme moderne qui se met en place à partir de la Révolution industrielle. En effet, alors qu’il est en position de centralité dans la mentalité bourgeoise, en particulier grâce au développement de l’économie de marché, à la valeur nouvelle accordée au travail et à l’importance grandissante de la consommation, l’argent fait l’objet d’une retenue certaine dans les valeurs ouvertement exprimées de la frange la plus aisée de la bourgeoisie. Ainsi, au moment même où il acquiert dans l’histoire humaine une importance inédite, ceux qui en sont les mieux dotés nient ses dysfonctionnements, les déséquilibres qu’il produit, les injustices ou les malheurs qu’il engendre.

Sébastien Roldan

Quand l’inconvenance est folie. Dynamiques culturelles de la fêlure dans «La Fortune des Rougon»

La «fêlure» transmise à sa descendance par Adélaïde Fouque, l’aïeule des Rougon-Macquart, affecte l’ensemble des membres des deux lignées issues d’elle, la légitime et l’illégitime, et constitue un moteur capital de l’économie romanesque des vingt tomes composant Les Rougon-Macquart. «La fêlure, c’est la bouche d’ombre par laquelle s’exprime l’origine; la fêlure, c’est la voix de l’originaire», écrit Françoise Gaillard au sujet de ce motif phare de l’écriture d’Émile Zola.

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