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Voyage des corps, voyage des images: pour une expérience physique du filmique

Carole Nosella
couverture
Article paru dans Corps et espace: représentations de rapports, sous la responsabilité de Sara Bédard-Goulet, Damien Beyrouthy et Marc-André Boisvert (2019)

Carole Nosella. 2016. La passante [Vidéo].

Carole Nosella. 2016. La passante [Vidéo].
(Credit : Nosella, Carole)

Un double voyage

Dans ce rectangle de verre, des formes défilent. De la masse formée par des lignes vertes, beiges, grises, floutées par la vitesse du mouvement, émergent çà et là des objets identifiables: arbres, maisons, poteau. Soudain, tout s’obscurcit, pour réapparaitre quelques secondes plus tard. Noyé dans la proximité du feuillage d’un flanc de colline, le regard se trouve happé l’instant d’après par un large panorama d’une petite ville baignée de soleil; les perspectives des rues permettent de découvrir les citadins affairés; les voitures arrêtées au feu rouge. Puis de nouveau l’obscurité; sur la vitre devenue noire se dessinent les reflets de l’intérieur du train.

Dans cet autre rectangle de verre, la beauté abstraite d’un ciel nuageux fait place, après un long fondu au blanc, à l’exposition du territoire; la géométrie typique d’une ville nord-américaine se dessine petit à petit. Cette vue globale, comparable à une carte, se transforme progressivement en une perception plus précise des activités urbaines, on distingue les flux de circulation, les quartiers deviennent de plus en plus identifiables, jusqu’à ce que ce travelling fasse apparaître la morne organisation aéroportuaire, jusqu’à ce que la granularité de la piste d’atterrissage devienne aussi sensible que visible.

 

Imaginons le temps du voyage comme un temps filmique: un travelling sans caméra où l’écran est la fenêtre, un film sans images enregistrées, produit par un appareil mobile dans lequel nous prenons place (l’avion, ou bien le train, ou bien encore la voiture). Ainsi peut-on s’adonner au spectacle du monde en s’imaginant être devant un écran; car à la fenêtre d’un transport nous faisons, comme au cinéma, l’expérience du mouvement dans l’immobilité. Cependant, cette même immobilité forcée dans les longs trajets, conjuguée à l’ennui qu’on peut parfois éprouver face à ces paysages souvent monotones, nous pousse à préférer à l’écran de verre: celui de nos ordinateurs, téléphones intelligents, et autres tablettes. Et sur ces écrans, c’est fréquemment dans des contenus fictionnels que nous nous plongeons. Cette pratique, que certains nomment «cinéphilie mobile» (Pourquier-Jacquin, 2014), est de plus en plus courante, et depuis longtemps déjà les vols long courrier sont munis de dispositifs individuels permettant le visionnage d’une sélection de films. Par ailleurs, cette pratique devient également plus courante du fait que nous embarquons dans nos sacs ou dans nos poches des dispositifs numériques mobiles: téléphones intelligents, tablettes, ou ordinateurs portables, sur lesquels des contenus audio-visuels peuvent être stockés et visionnés.

Ainsi dans les transports motorisés –bus, train, avion– peut-on aujourd’hui vivre un double voyage: celui du déplacement, réel, physique, dans l’espace, et celui du déplacement, virtuel, fictionnel, mis en œuvre dans le film.

Comme l’affirmait déjà Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, le cinéma nous offre le moyen de nous extraire temporairement de nos espaces de vies contraignants et cloisonnés:

Nos bistrots et nos avenues de métropoles, nos bureaux et chambres meublées, nos gares et nos usines paraissent devoir nous enfermer sans espoir d’y échapper à jamais. Vint le film, qui fit sauter ce monde-prison par la dynamite des dixièmes de seconde, si bien que désormais, au milieu de ses ruines et des débris au loin projetés, nous faisons insoucieusement d’aventureux voyages. (Benjamin, 1991 [1936]: 208-209)

C’est bien ce désir d’évasion d’un espace clos, limité, étroit qui est assouvi lors du visionnage de films pendant nos trajets motorisés. Au nomadisme des corps s’associe aujourd’hui le nomadisme de nos images en mouvement; elles voyagent avec nous et tout temps mort, immobilité provoquée par le rythme de nos vies, devient propice au visionnage audio-visuel.
L’expérience de ce double voyage nous permet d’amorcer cet article sur cette réflexion: si l’image en mouvement peut aujourd’hui s’appréhender dans la mobilité, quels sont les effets de ce phénomène et comment celui-ci peut-il être pris en compte dans les pratiques artistiques contemporaines? Après un bref exposé nous permettant de montrer en quoi la relation contemporaine aux dispositifs audio-visuels peut mettre en jeu un certain nomadisme du corps et des images, tant dans les pratiques quotidiennes que dans l’art, nous envisagerons l’effet du déplacement physique devant les écrans dans le cadre de l’installation vidéo. Nous tenterons ensuite de voir si deux postures spectatorielles, celle de l’amateur d’art contemporain et celle du cinéphile des transports en commun, peuvent être rapprochées. Ainsi cet article tendra à montrer qu’il est aujourd’hui possible d’avoir une expérience physique du filmique, tant à travers l’art contemporain que dans les usages quotidiens des dispositifs écraniques mobiles. Nous finirons cet article sur l’analyse d’un protocole de création personnel qui tente de mettre en œuvre cette expérience d’un double voyage, celui des corps et celui des images, à travers l’espace urbain.

 

Des images nomades aux corps mobiles

Nous avons vu dans l’introduction qu’aujourd’hui s’éprouvent des pratiques spectatorielles aux antipodes du dispositif cinématographique classique. Ce phénomène, amorcé par la démocratisation de la vidéo et puissamment accrue par celle du numérique, a des effets profonds sur l’esthétique contemporaine. Dans son ouvrage Le tournant numérique de l’esthétique, Nicolas Thély énonce que:

L’aspect formel de l’œuvre cinématographique, audiovisuel ou domestique n’est plus seulement déterminé par la nature de son dispositif de diffusion, mais par sa dispersion, son “actualisation” sur un écran qui correspond au moment où l’on a décidé de voir ou de faire partager un programme audiovisuel. Libérées de toutes instances normatives, les images nomades s’éprouvent différemment: plastiquement élastiques, elles définissent une sensibilité à géométrie variable dont on peut faire actuellement l’expérience dans le champ de l’art contemporain. (Thély, 2011: 164)

Nicolas Thély définit ainsi une esthétique du nomadisme audio-visuel qui se manifeste à la fois dans les usages divertissants de l’image et dans le champ de l’art contemporain. Le fait que l’image n’ait plus de support assigné a pour effet que celle-ci circule maintenant dans les espaces d’exposition, notamment sous la forme d’installation vidéo.

Comme le montre Nicole Brenez dans son texte «L’objection visuelle», le dispositif cinématographique a été, dès sa naissance et son institutionnalisation, mis en question dans ces éléments constitutifs. Ainsi, l’écran devient montgolfière avec le Cinéorama de Raoul Grimoin Samson; dans le Bal blanc de Man Ray, les images sont projetées non plus face aux spectateurs mais sur leurs corps vêtus de blanc, et Maurice Lemaitre, dans Le film est déjà commencé, propose de déconstruire complètement le rituel de la séance de cinéma et la temporalité filmique. Ces quelques exemples permettent de constater que les expérimentations autour du dispositif cinématographique n’ont donc pas manqué pendant la première moitié du XXsiècle. Cependant ce n’est que dans sa seconde moitié et de façon plus générale à partir des années 80 que le cinéma devient exposé, au point que la forme de l’installation vidéo est devenue aujourd’hui une évidence institutionnelle. Pour parler de ce nouvel état de l’image en mouvement, Dominique Païni propose la notion de temps exposé et relie celle-ci aux expériences perceptives du XIXesiècle, les passages et les panoramas:

L’expérience du cinéma telle que l’a connue le XXesiècle –celle du spectateur immobilisé dans une salle obscure le temps d’une séance et devenu tout entier regard– touche-t-elle à sa fin? En s’inscrivant dans l’espace de la théâtralité, le cinéma s’est construit sur l’oubli du déplacement du spectateur, déplacement qui ressurgit aujourd’hui à la faveur de la migration des images en mouvement depuis les salles de projection vers les espaces d’exposition et de la révolution numérique qui bouleverse nos pratiques visuelles: c’est ainsi que l’exposition des films rejoint par-delà l’histoire du cinéma, l’esthétique de la promenade qui fleurissait dans les panoramas du XIXesiècle. (Païni, 2000: 33 – 41)

On retrouve aujourd’hui dans de nombreuses expositions cette promenade filmique. Ainsi, si les images deviennent nomades pour nos transports quotidiens, dans les espaces d’exposition, ce sont les spectateurs qui sont mobiles, et cette mobilité produit des formes de réception singulières.

 

Le déplacement comme processus physique et mental dans l’installation vidéo

Dans son article «La projection, un processus mental», Françoise Parfait met l’accent sur le phénomène postural et psychique qu’entraine l’installation vidéo. Bien qu’elles offrent souvent la possibilité de s’asseoir, les installations vidéo dans l’espace d’exposition s’appréhendent la plupart du temps debout. La station debout permet d’ancrer le spectateur dans son environnement, «entraînant avec elle une potentialité de mouvement physiques et mentaux spécifiques» (Parfait, 2010: 189). Il s’agit alors d’une forme de conquête de l’espace de l’installation. Ainsi, nombre d’installations vidéo, écrit Françoise Parfait, «réinstallent le corps entier dans l’acte de la vision pour faire de la densité́ charnelle la condition de l’expérience esthétique» (Parfait, 2010: 189).

Dans son ouvrage Marcher, Créer, Thierry Davila souligne que «le déplacement –phénomène physique– a également été considéré dans l’histoire comme processus intellectuel et psychique» (Davila, 2007: 24). Il évoque ainsi la pensée d’Aristote et de l’école péripatéticienne (signifiant «penser en marchant»), les théories de Schelle qui considéraient la marche comme un art, et Sigmund Freud, qui a utilisé la notion de déplacement pour penser le processus inconscient à l’œuvre dans le rêve. Se déplacer, c’est pouvoir envisager les choses sous un nouvel angle, ce qui engage de fait un processus d’intellectualisation. Dans le cadre d’une exposition, le déplacement des spectateurs dans l’espace de l’installation, qu’il soit réellement moteur, simplement postural ou même purement psychique, est ainsi producteur de sens. Il est d’ailleurs indispensable dans certaines œuvres. Pour illustrer ce propos, évoquons la fameuse installation vidéo interactive The waves de Thierry Kuntzel (2003). Un paysage marin –des vagues se brisant sur la grève– se trouve transformé par le déplacement du spectateur. Si celui-ci avance vers l’écran, le rythme du déferlement ralentit, le son se fait plus sourd et plus lent, les couleurs deviennent fades, jusqu’à ce que l’image soit totalement figée, muette et désaturée, stade qui s’atteint lorsque le spectateur se trouve à une trentaine de centimètres de l’écran. Ici se joue un rapport dialectique entre le mouvement des images et le mouvement du corps, afin de créer une tension fascinante, un suspend dans l’acte de percevoir.

Ainsi, dans les installations vidéo, le corps du visiteur devient, selon Anne-Marie Duguet, «l’instrument privilégié de l’exploration, c’est-à-dire de la révélation du dispositif; il est celui qui l’active et va en déjouer l’énigme» (Duguet, 2002: 25). Françoise Parfait va même jusqu’à affirmer que «d’une certaine manière visiter une installation s’apparente à une performance au sens artistique, mais ici c’est le spectateur qui prend le relais de l’artiste» (Parfait, 2001: 167). L’installation, parce qu’elle «inscrit sa fiction dans l’espace réel» (Duguet, 2002: 25), complexifie la relation aux images par une situation, selon la formule de Barthes. L’évocation du texte «En sortant du cinéma» du célèbre sémiologue nous permettra de revenir à notre premier spectateur, celui des avions, des trains et des gares, celui qui transforme ces lieux de transit étroits et contraignants en cinéma, le temps du voyage.

 

De l’installation au voyage en train: déplacer les postures spectatorielles

Il ne s’agit pas ici de comparer ce qui est mis en œuvre dans une installation vidéo, avec le visionnage sur son téléphone intelligent d’une quelconque série dans le métro, mais plutôt de montrer comment, si les dispositifs déterminent les postures spectatorielles, il est pourtant possible de s’extraire de cette détermination, de déplacer son attention pour produire autre chose, pour s’inventer des situations esthétiques non prévues.

Il nous faut d’abord rappeler cette détermination des dispositifs mobiles tels que les téléphones intelligents ou les ordinateurs portables, et notamment le fait que la mobilité de ces dispositifs ne mette pas en œuvre le déplacement physique ou psychique dont nous parlions à l’égard des installations vidéo. En effet, comme l’explique Jonathan Crary:

La télévision et l’ordinateur personnel, même s’ils convergent maintenant vers un unique modèle de fonctionnement machinique, sont des processus anti-nomadiques visant à fixer et à strier. Ce sont des méthodes de gestion de l’attention qui utilisent le cloisonnement et la sédentarisation, rendant les corps contrôlables et utiles simultanément, même lorsqu’ils simulent l’illusion d’un choix et de l’interactivité. (Crary, 2014: 54)

Quel lien pouvons-nous alors faire avec les installations vidéo qui elles libèrent le corps et poussent à une réflexion en situation? Dans «En sortant du cinéma», Roland Barthes explique qu’on peut se laisser fasciner deux fois par le dispositif cinématographique; d’abord par l’image, et puis par ses entours, comme si l’on avait deux corps:

Un corps narcissique qui regarde, perdu dans le miroir proche, et un corps pervers, prêt à fétichiser, non l’image, mais précisément ce qui l’excède: le grain du son, la salle, le noir, la masse obscure des autres corps, les rais de la lumière, l’entrée, la sortie: bref, pour distancer, «décoller», je complique une “relation” par une “situation”. (Barthes, 1975: 106 -107)

Ce deuxième corps est particulièrement sollicité dans le cinéma d’exposition; l’attention portée au dispositif d’installation est accrue par la mise en situation. Les artistes vidéastes travaillant la forme cinéma sont peut-être en premier lieu, comme Roland Barthes, et comme un voisin dans le train, des spectateurs. C’est sans doute en se laissant fasciner deux fois qu’on en vient à produire des installations vidéo. Éprouver le double voyage, spatial et filmique, lors de visionnage dans des transports, c’est prendre en compte la situation dans la réception des images. On peut ainsi puiser dans son expérience spectatorielle des sources d’inspirations, de la même manière que la fréquentation de l’art contemporain, et en particulier du cinéma d’exposition, peut permettre de développer ce double regard dans l’expérience quotidienne des écrans. Pour cela, il s’agit de se laisser habiter par le fantôme de cette sensibilité aiguisée par les installations vidéo pour observer le quotidien. On peut alors saisir à quel point la bulle fictionnelle créée par le dispositif filmique précaire peut être poreuse, et écouter le bruit parasite, voir les reflets se former à la surface de l’écran, et même orienter celui-ci pour une rencontre encore plus aboutie entre la fiction et l’environnement.

En déplaçant ainsi son attention sur le frottement entre l’univers fictionnel déployé à l’écran et les conditions matérielles de la réception, le spectateur peut devenir en un tour de main producteur de situations filmiques qui mettent à profit le déplacement occasionné par les transports, et qui sont, par nature, circonstancielles et éphémères.

Cette pratique du déplacement attentionnel vers les entours de l’image peut donner lieu à des expérimentations plastiques. Pour parler de celles-ci, je propose d’emprunter ici au land art ses principes politiques et tactiques. Comme un certain nombre de créations associées au land art, ces pratiques sont in situ (donc en situation), produites avec les éléments à disposition, elles ne sont ni durables ni exportables ni visitables: on ne peut qu’en capturer les traces (à travers la photographie ou la vidéo). Comme Andy Goldsworthy1 Scène que l’on peut voir dans le film documentaire sur l’artiste Andy Goldsworthy de Thomas Riedelsheimer, Rivers and Tides (2004) capture le rayon du soleil dans sa spirale de glace, on peut attraper les lumières de la ville apparaissant dans le reflet de l’écran au moment même où surgit le visage d’une actrice ou d’un acteur, instant fugace et inédit dont seul le voyageur en situation est à la fois le spectateur et le producteur. Ce geste de déplacement découle d’une certaine forme d’attention à l’expérience, à notre propre vie. Si les médias sont partout, pourquoi ne pas être maître de nos propres montages? Yves Citton défend cette idée dans «Contre-fictions en médiocratie»:

Le pouvoir des médias réside précisément en ceci: ils prédécoupent pour nous le flux des données sensorielles. Une histoire, c’est cela, comme l’avait bien vu Aristote: un prédécoupage, avec un début, un milieu et une fin. On ne “fait attention” que lorsque les découpages sont à opérer en temps réel. Alors seulement, on devient (un peu) cinéaste de notre vie, au lieu d’en être (seulement) spectateur. On devient cinéaste ‒“réalisateur”‒ parce qu’on doit tout à la fois filmer sa vie, en régler la balance, la découper et la remonter au fur et à mesure que le monde prend forme autour de nous, avec nous et par notre participation. Tout n’est-il pas déjà fait pour que les spectateurs n’aient pas à faire attention par eux-mêmes? Là est sans doute le fondement aliénant des mass-médias: la médiocratie fait (notre) attention pour nous. Agir contre elle commence donc par cela: faire attention (par) nous-mêmes. (Citton, 2013)

Ainsi, faire nos propres montages revient à déployer une attention plus soutenue à notre expérience sensible quotidienne et à nous déplacer de la posture de spectateur à celle de réalisateur. Le déplacement alors intervient à différents niveaux: il se joue d’abord au niveau physique, on a vu qu’il pouvait être également psychique, mais il est plus généralement une attitude qui vise à sortir de la fixation sclérosante des postures assignées. Il renvoie aux notions de fluctuation, d’hybridation, de déterritorialisation, permettant un dépassement conscientisé de nos conditions à l’ère des médias omniprésents. La pratique artistique que je2J’emploierai à partir de maintenant le «je» car il s’agit d’évoquer une pratique personnelle. vais à présent décrire, consistant à mettre en mouvement des projections filmiques, tend à mettre en œuvre cette esthétique du déplacement.

 

Marcher-projeter-filmer: un protocole de création pour une expérience physique du filmique 

Le protocole que j’applique pour cette pratique met en jeu un dispositif de projection/captation en mouvement, et consiste en trois actions simultanées: projeter des vidéos dans l’espace urbain ou péri-urbain; effectuer cette action en me déplaçant (marche ou usage d’un moyen de transport, train, voiture, bus); filmer l’ensemble (depuis le même point de vue que la projection).

Il se décompose ainsi en trois productions:

  • Le tournage des images à projeter; pour certaines réalisations, j’ai entamé un travail de collaboration avec des artistes ou non artistes qui me transmettent des images à promener. 
  • L’expérience de projection pouvant s’apparenter à une performance; elle a lieu dans l’espace public, il y a donc des spectateurs potentiels.
  • Enfin la captation de la projection en mouvement; elle constitue la trace de l’expérience, mais est investie en tant qu’œuvre vidéo; elle en est l’une des finalités. 

Pour certaines créations il s’est agi de réinvestir purement et simplement l’expérience du double voyage lors d’un déplacement. Voie intérieurelune souterraine et Tracer dans la brume (vidéos réalisées avec les marches filmées de Bridget Sheridan) sont constituées d’images projetées sur ou à travers la vitre d’une voiture roulant sur l’autoroute. Mais j’évoquerai plutôt les créations utilisant la marche comme mode de déplacement, car elles mettent bien plus les corps en jeu. Ainsi, dans Dimanches de décembrece sont deux promenades qui se superposent. Bridget Sheridan, artiste-chercheure, a filmé à l’aide d’une Go Pro sa marche lors d’une promenade dominicale dans les montagnes. J’ai projeté cette vidéo sur mes propres pas dans les rues de Toulouse un dimanche de décembre.

Pour La Passante, la marche est également en jeu, mais d’une autre manière. La vidéo projetée dans les rues de Paris est celle d’une femme marchant vers la caméra qui recule au rythme de son déplacement. La re-projection a consisté à tenter de rejouer le mouvement de caméra; j’ai donc projeté cette vidéo en marchant à reculons. Je m’attarderai dans les lignes qui suivent à évoquer les effets sensibles de cette technique sur les passants, sur l’image et sur le corps qui la porte.

 

La passante from Carole Nosella on Vimeo.

La passante from Carole Nosella on Vimeo.

Projections furtives: cinéplastique et rencontre des corps par l’image 

Ce travail de marche projetée peut renvoyer à la notion de cinéplastique que Thierry Davila emploie dans son ouvrage Marcher, créer. Il énonce ainsi que la cinéplastique est «une façon de mettre en mouvement, de déplacer, pour produire, inventer des surprises et fracturer le réel, l’ouvrir à une nouvelle invention» (Davila, 2007: 42). De fait, projeter dans la rue, c’est laisser l’image se transformer aux aléas des rencontres inattendues, la confronter au réel, en la sortant de son cadre de référence.

Pour le passant, ces projections sont presque invisibles; furtives et de faible intensité, elles ne s’identifient pas comme spectacle. Aucune communication préalable n’est faite, aucune médiation n’est donnée pendant la durée de leur diffusion. Les personnes que j’ai pu croiser lors de mes marches n’avaient aucune indication leur permettant d’interpréter ce qui se passait. J’ai souvent entendu des exclamations de surprise; parfois, quelqu’un suivait silencieusement mes images; enfin, certaines personnes m’interrompaient pour me demander des précisions sur le dispositif technique. Cette rencontre des corps et des images est aussi une rencontre entre des corps en déplacement, qui reste silencieuse et suspendue. Le spectateur, s’il doit être nommé comme cela, doit se déplacer et se détourner de son itinéraire s’il veut suivre le film.

Les images sont avant tout visibles et lisibles pour le projectionniste, qui est aussi le scénariste, l’acteur, de cette expérience cinéplastique.

 

Corps intermédiaires et montage spatio-corporel

Ce protocole de création met en tension ainsi plusieurs corps en déplacement et en révèle d’autres qui sont souvent impensés et pourtant présents dans la machinerie du cinéma.

Dans leur texte «Introduction: Un corps de cinéma comme les autres et comme aucun autre», Laurent Jullier et Bernard Andrieu identifient dans le dispositif cinématographique un dialogue entre deux corps: celui d’avant (le corps à l’image, le modèle, mais on peut aussi penser au corps du caméraman) et celui d’après (le corps qui lui prête vie, c’est-à-dire celui du spectateur). Ici, le corps d’après se confronte physiquement à l’image du corps d’avant; il lui emboîte le pas. Dans Dimanches de décembre, et La Passante, se joue ce phénomène d’incorporation du corps à l’image, dans une dynamique d’imbrication et de mise en abîme. Ce phénomène est permis par la performance du projectionniste. Le corps de celui-ci, que Vincent Sorrel, auteur de l’article «Vers un cinéma sans personne? Le point de vue des projectionnistes» qualifie d’intermédiaire, est rarement pensé comme prenant part au dispositif cinématographique. Le projectionniste est pourtant le premier spectateur et se trouve ainsi «le garant de la qualité de la projection (et donc de la qualité d’échange entre les corps d’avant et les corps d’après) mais aussi qui prend en compte, grâce à son savoir «incorporé», la complexité de l’activité spectatorielle» (Sorrel, 2014: 103). Ici, cette fonction du projectionniste est extrêmement importante. Par ailleurs, le projectionniste étant dans le même temps un marcheur, son corps impose un rythme à la projection; chaque mouvement s’imprime dans l’image projetée, la colorant souvent –par la maladresse de ce mouvement– d’une certaine singularité. C’est en ce sens que l’on pourrait parler de réinterprétation par montage spatio-corporel.

 

Fusion/friction entre l’image et l’espace

Ce montage d’images par le déplacement du corps dans l’espace permet de repenser la forme de l’incrustation; l’image ne s’incruste plus dans le montage virtuel mais dans la profondeur de l’espace physique.

Dénudée de son écran révélateur, l’image projetée est comme amputée. Elle est fortement affaiblie dans ce transport sauvage; c’est par cet affaiblissement même qu’elle va se gorger de plasticité et de potentialités nouvelles. Dans le dispositif cinématographique classique, la projection frontale sur écran blanc éclate dans toute sa splendeur lumineuse, impose sa toute-puissance d’image. Dans la salle de cinéma, elle ne négocie pas avec l’environnement, mais c’est celui-ci qui se plie à ses règles. La projection exportée dans les rues, sur les routes, dans des lieux qui n’ont que faire d’elle, est humble et pauvre. Elle négocie constamment avec cet environnement impitoyable, elle se fait absorber autant qu’elle absorbe selon les aléas de la luminosité ambiante et des mouvements effectués. Par sa fragilité lumineuse, la projection exportée est ouverte à toutes les propositions de l’espace environnant, elle entre en dialogue avec lui. Elle prend corps par lui.

En projetant en mouvement, on décuple les possibilités d’effets sur l’image projetée. Les surfaces et les profondeurs qui varient, la présence ou l’absence de lumière dans l’environnement de la projection deviennent comme des effets d’opacité, de floutage, des superpositions permettant de créer des montages sans passer par des logiciels. Il y a là, aussi, une possibilité de s’émanciper des configurations pré-encodées des logiciels de post-production pour renouveler les possibilités esthétiques de la modification des images.

 

Conclusion: faire effraction et faire avec

Si dans les expériences de cinéphilie mobile évoquées en préambule l’immersion filmique est vouée à être régulièrement rompue par les sons et les mouvements issus de l’espace environnant, dans le protocole décrit, la porosité de la bulle de réception est extrêmement accentuée. Le film est totalement perturbé par l’environnement; le spectateur devient alors acteur du film puisqu’il détermine les filtres et les effets du réel qui pourront s’ajouter à cette double expérience du monde. Les expériences de projection en déplacement constituent ainsi une voie d’appropriation de ce monde technologique esthétisé par le capitalisme artiste (Lipovetsky et Serroy, 2013). Elles produisent une effraction dans la séparation entre le monde et les écrans et permettent d’apprécier pleinement les rencontres entre images et réel que l’on peut apercevoir par hasard. Selon le lieu où l’image se révèle, sa signification change et des rencontres peuvent avoir lieu, fortuites ou préparées.

Enfin et en guise d’ouverture, il me semble que face aux menaces que subit notre environnement, le fait de proposer des expérimentations artistiques qui prennent en compte le monde tel qu’il est sans chercher à l’adapter pour convenance spectaculaire, peut être aussi une mise en pratique d’une éthique écologique.

 

Bibliographie

Benjamin, Walter. 1936. Écrits français. Paris : Gallimard, 400 p.

Barthes, Roland. 1975. « En sortant du cinéma ». Communications, 23, p. 104-107.

Brenez, Nicole. 2010. « L’objection visuelle », dans Nicole Brenez et Jacobs, Bidhan (dir.), Le cinéma critique : de l’argentique au numérique, voies et formes de l’objection visuelle. Paris : Publications de la Sorbonne, p. 5-23.

Citton, Yves. 2013. « Contre-fictions en médiocratie ». Revue critique de fixxion française contemporaine, 6. <http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/ fx06.14/726>.

Crary, Jonathan. 2014. « Le capitalisme comme crise permanente de l’attention », dans Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention. Paris : La Découverte, p. 35-54.

Davila, Thierry. 2007. Marcher, créer: déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle. Paris : Éditions du Regard, 191 p.

Duguet, Anne-Marie. 2002. Déjouer l’image: créations électroniques et numériques. Paris : Jacqueline Chambon, 221 p.

Jullier, Laurent et Bernard Andrieu. 2011. « Introduction: Un corps de cinéma comme les autres et comme aucun autre ». Corps, vol. 1, 9, p. 179-182. .

Lipovetsky, Gilles et Jean Serroy. 2013. L’esthétisation du monde. Vivre à̀ l’âge du capitalisme artiste. Paris : Gallimard, 496 p.

Païni, Dominique. 2000. « Le retour du flâneur ». Art Press , 255, p. 33-41.

Parfait, Françoise. 2001. Vidéo: un art contemporain. Paris : Regard, 366 p.

Parfait, Françoise. 2010. « La projection, un processus mental », dans Alexandre Castant (dir.), ImagoDrome, des images mentales dans l’art contemporain. Bourges : Monographik.

Pourquier-Jacquin, Stéphanie. 2014. « Vers une cinéphilie mobile: la pratique du visionnage de films sur écran portable ». Écrans, 2, Paris : L’Harmattan, p. 156-169.

Sorrel, Vincent. 2014. « Vers un cinéma sans personne? Le point de vue des projectionnistes ». Écran, 2, Paris : L’Harmattan, p. 89-107.

Thely, Nicolas. 2011. Le tournant numérique de l’esthétique. Montpellier : Publie.net, 200 p.

  • 1
    Scène que l’on peut voir dans le film documentaire sur l’artiste Andy Goldsworthy de Thomas Riedelsheimer, Rivers and Tides (2004)
  • 2
    J’emploierai à partir de maintenant le «je» car il s’agit d’évoquer une pratique personnelle.
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