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Le corps fragmenté de la danseuse orientale

Betty Zeghdani
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Article paru dans La chair aperçue. Imaginaire du corps par fragments (1800-1918), sous la responsabilité de Véronique Cnockaert et Marie-Ange Fougère (2018)

Gérardin, Auguste. Mars 1897. «Illustration pour le poème “Salomé” de Charles Bernard» [Illustration]

Gérardin, Auguste. Mars 1897. «Illustration pour le poème “Salomé” de Charles Bernard» [Illustration]
(Credit : L’Image)

Pour les écrivains-voyageurs de la première moitié du XIXe siècle tels que Théophile Gautier et Gustave Flaubert, seul le spectacle de la danse permet la rencontre avec ce corps fantasmé qu’est le corps féminin oriental, autrement dissimulé par les tabous moraux et religieux. Toutefois, mis en valeur à la fois par des ornements particuliers, mais aussi et surtout par la pratique de la danse elle-même, le corps de la danseuse est une apparition morcelée qui donne naissance à une poétique elle aussi soumise à la fragmentation. Dans cette aventure du corps fragmenté, l’ambition d’une connaissance anthropologique authentique doit sans cesse lutter contre la tentation d’une mythification et d’une littérarisation du corps de cette almée dont rêve une civilisation entière.

À l’inverse d’une Europe dominée par un spiritualisme chrétien profondément antimatérialiste, l’Orient du XIXe siècle apparaît aux voyageurs comme l’univers de l’immanence, consacrant la splendeur matérielle du monde sensible. Un certain nombre de tabous moraux et religieux sont responsables du mode d’apparition fragmenté du corps occidental: l’exhibition de la nudité est «régulée» par un ensemble de codes.

Néanmoins, pas plus que le corps occidental, le corps oriental ne peut être saisi comme une entité homogène. À défaut de la contrôler, la loi coranique interdit totalement l’exhibition de la nudité, qui est ainsi consignée aux marges de la société orientale. La danse constitue un des seuls théâtres de l’exhibition du corps oriental en ce qu’elle offre un statut marginal à la danseuse, lui permettant de contourner les tabous moraux et religieux. La figure de la danseuse et les scènes de danse sont omniprésentes dans les récits de voyage de Théophile Gautier (Algérie, juillet 1845) et de Gustave Flaubert (Égypte, novembre 1849). La «fragmentation» du corps de la danseuse semble moins s’expliquer par une régulation dans l’exhibition de la nudité que par la pratique même de la danse. L’«auto-fragmentation» du corps de la danseuse en action est cependant doublée par la perception et l’écriture du voyageur.

Dans quelle mesure l’écriture a-t-elle une action «fragmentante» qui constitue une «appropriation» du corps de l’autre par l’écrivain-voyageur? S’il paraît évident de considérer la danse, dans son contexte et dans sa pratique, comme une «auto-fragmentation» du corps, l’écriture elle-même impose au corps dansant une véritable fragmentation «littéraire». Le fragment a ainsi une portée sémiologique indéniable dans le phénomène d’appropriation du corps oriental par le voyageur occidental.

Contexte et pratique de la danse: une «auto-fragmentation» du corps

Forcés de constater l’inaccessibilité de la femme mariée et voilée, Théophile Gautier et Flaubert comprennent que le seul contact possible avec la corporalité orientale sera celui de la danse. Cette découverte impose aux voyageurs néophytes une prise de conscience du «barricadement» physique des femmes. Le port du voile leur apparaît comme un indice corporel spécifiquement oriental. Parce qu’il est le symbole de la nudité dissimulée, le voile est aussi celui de la chair prohibée et donc d’une liberté restreinte. Durant une scène de danse, Théophile Gautier note d’ailleurs la timide présence d’autres femmes:

[…] je discernais, à la lueur tremblante des veilleuses, sur le fond noir du ciel, des ombres blanchâtres, accroupies, accoudées ou debout, s’enveloppant dans leurs draperies comme des cigognes dans leurs ailes, et se tenant aussi immobiles que des figures de marbre […]: c’étaient les femmes de la maison et les voisines qui voulaient assister à la conjuration sans être vues, et satisfaire à la fois leur curiosité et la réserve orientale. (1989: 95-961Les références à cette édition seront désormais insérées directement dans le corps du texte, entre parenthèses, suivant la mention TG.)

La métaphore de la femme orientale fantomatique est révélatrice de l’inaccessibilité des femmes mariées et voilées, qui sont présentes mais se dérobent à tout regard extérieur. Dans la mesure où la danseuse n’est pas mariée, elle jouit d’une certaine liberté. Sa pratique l’amène à jouir plus librement de son corps. En un certain sens, la danseuse est celle qui se débarrasse progressivement de ses voiles, comme l’évoque symboliquement cette scène de danse décrite par Théophile Gautier:

[…] en quelques instants le tapis fut jonché d’anneaux d’argent, d’écharpes et de mouchoirs de Tunis; débarrassées de ce qui les gênaient, elles se livraient aux contorsions les plus bizarres. (TG, 178)

Slaheddine Chaouachi considère que, par la danse, la femme «[…] se libère du carcan moral» et le corps «échappe à la prison où l’enferment les règles de la morale» (2005: 180-181). Les lieux de l’exhibition du corps nu (et donc de la transgression de l’ordre) sont à l’origine d’une véritable «fragmentation» géographique et sociale de l’espace oriental. Ce phénomène de fragmentation est officiel dans la société algérienne que découvre Théophile Gautier en 1845. Sous l’influence française, la pratique de la danse se développe peu à peu dans des «lieux de sociabilité», c’est-à-dire dans des cafés, ou dans des «bals indigènes». Quelques années plus tard, en 1849, lorsque Flaubert se rend en Égypte, la loi sur l’interdiction aux femmes de danser est en vigueur depuis les années 30. Flaubert découvre donc cette pratique de la danse en dépit des interdictions et dans la clandestinité. Ce dernier mentionne à plusieurs reprises l’accès difficile et presque labyrinthique à l’endroit où doit se dérouler la scène: «Petite rue derrière l’hôtel d’Orient –on nous fait monter dans une grande salle […]» (2006: 862Les références à cette édition seront désormais insérées directement dans le corps du texte, entre parenthèses, suivant la mention GF.); «À gauche en descendant vers le Nil, une rue adjacente, […] la rue est un peu courbe […]» (GF, 127).

Parce qu’elle est le théâtre principal de l’exhibition de la nudité orientale, la danse décide à elle seule du mode d’apparition du corps nu. Cette mise en scène est assurée par certaines figures qui constituent autant d’«agents» de la fragmentation du corps de la danseuse. Lors des représentations du célèbre danseur travesti, Hassan el Bilbesi, un «cornac» est en charge de l’animation du spectacle: «De temps à autre pendant la danse, le cornac fait des plaisanteries et baise Hassan au ventre […].» (GF, 108) En guidant le regard vers certaines parties dénudées, et notamment le ventre, c’est lui qui détermine le rapport du spectateur au corps de la danseuse. La figure du cornac se retrouve dans l’épisode algérien du bal indigène, à l’occasion duquel Théophile Gautier note:

Pour que l’assemblée ne perdît aucun détail, un Nègre portant une bougie suivait la danseuse dans toutes ses évolutions, haussant et baissant son luminaire pour faire admirer tantôt le visage, tantôt la gorge, le bras ou autre chose […]. (TG, 70)

Le regard infantilisé du spectateur est guidé par la lumière qui «fragmente» le corps en exhibant un à un ses fragments. Cette fragmentation visuelle, et donc virtuelle, du corps est matérialisée à la fin de la scène par les «pièces d’or» :

[…] quelques-uns, plus généreux, lui plaquaient sur le front, sur les joues, sur la poitrine, sur les bras, sur l’endroit qu’ils admiraient le plus en elle, de minces pièces d’or retenues par la sueur. (TG, 71)

Si l’œil du spectateur est attiré par un fragment de corps parmi d’autres, c’est que celui-ci est particulièrement mis en valeur par un ensemble d’ornements. Dans le passage consacré à Hassan el Bilbesi, Flaubert évoque chaque partie du corps du danseur en fonction de son costume: «[…] la veste descend jusqu’à l’épigastre tandis que les pantalons, retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles, ne commencent à peu près qu’à la motte.» (GF, 107) L’art du costume implique une sémiologie de chaque partie du corps déterminée par un ensemble de codes sociaux, culturels et religieux. Sans doute l’effet de distanciation est-il lié, non pas au constat de la nudité de la danseuse par le voyageur, mais au dénudement de certaines parties du corps que la société occidentale dissimule sous le vêtement. Djamila Henni-Chebra donne un aperçu à peu près exhaustif des parties du corps dévoilées par le costume de la danseuse égyptienne:

Les membres de l’Expédition d’Égypte y voient une manière unique de se vêtir: poitrine entièrement dénudée, laissant apparaître les seins. Tout le reste du corps, ainsi que la tête, sont recouverts. D’étroites manches descendent jusqu’aux articulations des mains. La robe que porte la danseuse est ample et l’on devine qu’elle s’enfle sous les mouvements chorégraphiques. La danseuse garde les pieds nus […] (1996: 50).

En annexe de son ouvrage intitulé Corps et graphies: poétique de la danse et de la danseuse à la fin du XIXe siècle, Guy Ducrey propose un dessin de Lucien Métivet qui compare les costumes des danseuses occidentales à ceux des danseuses orientales. On y lit: «Les ballerines occidentales montrent leurs épaules, leurs visages et leurs jambes; les almées orientales les cachent en découvrant le reste.»

Métivet, Lucien. 1897. Gérardin, Auguste. 1897. «La Danse et les danseurs» [Dessin]

Métivet, Lucien. 1897. Gérardin, Auguste. 1897. «La Danse et les danseurs» [Dessin]
(Credit : Le Rire, n.124, 20 mars 1897)

La danseuse orientale offre ainsi aux voyageurs la contemplation d’une nudité nouvelle. Dans son processus de fragmentation du corps, le costume s’inscrit constamment dans une dialectique du voilement/dévoilement qui convie le spectateur à un jeu érotique. Selon Roland Barthes dans Le Plaisir du texte, les règles du jeu sont déterminées par la logique de la dissimulation. Parce que l’endroit le plus érotique du corps est celui où le vêtement bâille, l’érotisme naîtrait davantage de l’imagination, de l’anticipation et de l’excitation que de la contemplation. La contrainte devient très vite un charme pour Flaubert. Le désir est aussi profond parce que le dénudement de Kuchiuk-Hânem n’est pas total: «Elle n’a pas défait sa petite veste verte, à broderies d’or […] mais tout le reste a été vite dénudé. Sa veste serrée lui faisait se réunir les deux seins.» (GF, 88) L’écrivain-voyageur prend du plaisir à deviner la poitrine plus qu’il n’en prendrait à se la voir ouvertement exposée. Selon Théophile Gautier, le costume a la capacité de rendre érotique une partie du corps qui ne semblait pas l’être au premier abord. Il s’agit d’en faire la seule et unique zone dénudée du corps:

Les bras, estompés par le nuage transparent d’une manche de gaze, jaillissaient robustes et nus de l’échancrure des tuniques. […] Est-ce une disposition congénitale, ou bien les regards, particulièrement attirés par cette nudité, la seule du costume, sont-ils portés à en exagérer l’importance? (TG, 40)

Le phénomène de fragmentation du corps nu de la danseuse n’est pas seulement l’effet d’une action extérieure. La pratique même de la danse a une action «fragmentante» sur le corps, avant tout parce qu’elle exploite à outrance certains attributs corporels qui deviennent autant de métonymies de la danseuse. À l’occasion d’une scène de danse, Flaubert note: «[…] torsions de ventre et de hanches splendides, il fait rouler son ventre comme un flot.» (GF, 86) L’utilisation singulière du ventre dans la pratique de la danse orientale a donné naissance au fantasme de la «danseuse du ventre», qui est devenue une personnalité incontournable des Expositions universelles. À cet égard, Guy Ducrey cite Jules Lemaître dans son article intitulé «Quelques billets du matin»: «Danse du ventre au café tunisien, danse du ventre au café algérien, danse du ventre au théâtre égyptien, danse du ventre en face. Que de ventres à cette Exposition, que de ventres!» (1996: 262) Par ailleurs, la danseuse, à la différence de la femme voilée, libère très souvent sa chevelure. Celle-ci est particulièrement mise en avant lors de la danse des Djinns dans le récit de voyage de Théophile Gautier:

Bientôt leurs coiffures se détachèrent de leurs cheveux; n’étant plus contenus, ceux-ci se répandirent sur leurs épaules, sur leur col, sur leur front, sur leurs joues, sur leur sein, comme une couvée de serpents noirs chassés violemment de leurs repaires. –Les longues mèches brunes de ces chevelures éparses, agitées par des mouvements désordonnés, semblaient les lanières d’un fouet manié par un esprit invisible qui en flagellait à tour de bras les danseuses pour activer leur ballet épileptique. (TG, 98)

Les cheveux, qui se répandent et glissent sur le corps de la danseuse, évoquent la chevelure entrelacée de serpents de Méduse. Animée et désolidarisée du reste du corps, elle devient un fragment autonome à valeur synecdochique.

Cette «autonomisation» de chaque fragment du corps de la danseuse est au cœur du mécanisme de fragmentation artistique. La danseuse a une maîtrise totale de chaque partie de son corps qu’elle peut mettre en action de manière autonome. Chaque partie du corps est exploitée de manière différente dans la scène de danse à laquelle assiste Flaubert chez la Triestine:

Elle nous a dansé une danse d’Alexandrie qui consiste, comme bras, à porter alternativement le bord de la main au front. Autre danse: bras droits étendus devant soi, la saignée un peu fléchie, le torse immobile, le bassin fait des trilles […]. (GF, 87)

Alors que les bras et le bassin sont en action, la danseuse parvient à «immobiliser» totalement son torse. Théophile Gautier décrit également cette maîtrise parfaite de chaque fragment de corps lors de la scène du bal indigène: «[…] ondulations perpétuelles du corps, en torsions des reins, en balancements des hanches, en mouvements de bras agitant des mouchoirs» (TG, 70). Ce phénomène d’autonomisation de certaines parties du corps se donne particulièrement à voir dans les mouvements de tête produisant un effet de «décapitement» que décrit Flaubert à l’égard de la danse d’Azizeh: «Elle s’y met –son col glisse sur les vertèbres d’arrière en avant et plus souvent de côté, de manière à croire que la tête va tomber. Cela fait un effet de décapitement effrayant.» (GF, 141) Gautier décrit le même mouvement lors de la cérémonie des Aïssaoua:

[…] les aïssaoua s’agitaient avec une frénésie enragée; le balancement de tête, qui n’avait été d’abord exécuté que par quelques-uns, était maintenant général; seulement, les oscillations prenaient une telle violence, que l’occiput allait frapper les épaules et que le front battait la poitrine en brèche. […] Le balancement avait lieu de la ceinture en haut, et le corps décrivait un demi-cercle effrayant. (TG, 78)

La pratique artistique de la danse offre donc au voyageur le spectacle de la fragmentation du corps de la danseuse. Néanmoins, le propre du récit de voyage semble résider dans le lien très étroit qu’il crée entre la perception et sa restitution écrite. Certes le corps apparaît à l’écrivain-voyageur sous une forme fragmentée, mais lui-même n’a-t-il pas une part de responsabilité littéraire dans cette fragmentation?

«Salomé mise en pièces à son tour3Nous renvoyons à l’ouvrage de Guy Ducrey: Corps et graphies. Poétique de la danse et de la danseuse à la fin du XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1996, p.331»: La fragmentation littéraire du corps dansant

La notion de «perception» est au cœur de l’aventure viatique, et plus particulièrement de celle du voyage en Orient romantique de la première moitié du XIXe siècle. La découverte de la danse propose a fortiori une expérience sensible qui engage personnellement le voyageur. Pour lui donner une existence littéraire, celui-ci se base principalement sur sa propre expérience sensorielle. Cette expérience est déterminée par les représentations du voyageur, qui se manifestent particulièrement dans le travail de restitution littéraire. Si l’écrivain en France au XIXe siècle n’a pas forcément d’expérience directe de la danse orientale, celle-ci ne lui est pas pour autant totalement inconnue et fait l’objet d’une certaine fascination. Au cœur de cette fascination, c’est bien évidemment la figure biblique et mythique de Salomé que l’on retrouve. Princesse juive, c’est une jeune fille qui est encouragée par sa mère à offrir une danse au tétrarque Hérode, en échange de la décollation du prophète Saint Jean Baptiste. Le mythe de Salomé fait en lui-même de la danse une fragmentation: devant Hérode, Salomé se débarrasse de ses sept voiles, dénudant une à une les parties de son corps. De surcroît, la danse de Salomé a pour finalité la «fragmentation» du corps de Saint Jean Baptiste, autrement dit sa «décollation». En tant qu’archétype de la «danseuse du ventre» dans l’imaginaire occidental, le fantôme de Salomé plane sur le destin littéraire des danseuses qui ont croisé la route des voyageurs français en Orient au XIXe siècle.

Fort de ses représentations, l’écrivain-voyageur se confronte à l’expérience réelle et inédite de la danse orientale. Face au «drame de la volupté» (TG, 70) qu’incarne la danseuse, l’écrivain-voyageur se retrouve dans la même posture qu’Hérode. La danse, en tant qu’expérience visuelle, le confronte à un corps, mais aussi à son propre corps, c’est-à-dire à ses sensations et à son désir. Elle met en situation un corps émetteur (celui de l’artiste) face à un corps récepteur (celui du public). Le voyageur retranscrit son expérience personnelle du corps et en cela il en donne un aperçu partiel et partial. Rien ne l’oblige à décrire le corps comme une entité monolithique, bien au contraire, ses sensations le poussent à hypertrophier la description des parties du corps qui attirent particulièrement son œil. Le regard opère une «sélection» et donc une «fragmentation» du corps de la danseuse. Par exemple, Flaubert note: «Quand elle était accroupie, dessin magnifique et tout à fait sculptural de ses rotules» (GF, 135). Dans un chapitre intitulé «Embouchures du corps ou les délices de la métonymie», Guy Ducrey considère que l’écrivain, en posture de spectateur, fixe sa «lorgnette» sur les parties du corps qui attisent plus particulièrement son désir: les embouchures, c’est-à-dire la bouche et le ventre, en tant que métaphores du sexe féminin.

Cette perception fragmentée a une influence directe sur l’écriture du corps de la danseuse. Dans cette perspective, Théophile Gautier imagine une «littérature des jambes». La fragmentation du corps dans la danse donne à l’écriture une dimension fragmentaire. Celle-ci est avant tout liée au mode d’apparition textuel du corps. Le terme de «corps» n’est quasiment pas utilisé par les écrivains-voyageurs. Dans Du Descriptif, Philippe Hamon considère que la description est construite autour d’un pantonyme (le corps), d’une nomenclature (tête, bras, jambes) et de prédicats (grand, noir, voluptueux) (1983: 140). Dans la restitution littéraire du corps dansant, on peut parler d’une hypertrophie de la nomenclature: les différentes parties des corps observés sont disséminées dans le texte où les mots «jambes», «bras», «mains», «visage», «yeux», «bouche»… etc. sont des leitmotivs. Une fois qu’il a donné une existence littéraire à ces fragments de corps autonomes, Flaubert cherche à reproduire le rythme et le mouvement de la danse par l’écriture. Telle est la description de la danse d’Hassan el Bilbesi:

L’effet résulte de la gravité de la tête avec les mouvements lascifs du corps; quelquefois ils se renversent tout à fait sur le dos, par terre, comme une femme qui va s’étendre et se relève tout à coup d’un soubresaut brusque –tel un arbre qui se redresse une fois le vent passé. […] Dans les saluts et révérences, temps d’arrêt; leurs pantalons rouges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent se fondre en versant l’air qui les gonfle. (GF, 108)

Les adverbes décident du rythme en créant un mouvement de chute et d’ascension. Le salut concorde avec le ralentissement de la phrase et sa chute. L’arrêt physique du danseur correspond à l’arrêt de la phrase, se réduisant à son strict minimum (phrase nominale) et se gonflant (verbes, compléments) en même temps que se gonflent les pantalons.

La perception fragmentée du corps de la danseuse donne assurément à l’écriture sa nature fragmentaire. Néanmoins, on peut considérer que, réciproquement, l’écriture littéraire fragmente le corps perçu. L’écrivain pourrait éprouver un certain plaisir à saisir, par l’écriture, le corps de la danseuse. Cette jouissance serait celle d’une dislocation poétique du corps de la danseuse. Dans un de ses titres de chapitre, Guy Ducrey évoque «la danseuse en morceaux pour une poétique de la dislocation chorégraphique» qu’il associe aux «parataxes du désir». L’écriture du corps dansant impose au texte une syntaxe syncopée, saccadée et fragmentée. Le corps même de l’écriture fragmente le corps en différents syntagmes. Les procédés de l’énumération et de l’accumulation sont exploités à outrance. Ils donnent lieu à des constructions paratactiques, dans lesquelles les fragments de corps se juxtaposent sans véritable liaison. À l’inverse, le corps dicte parfois à l’écriture une syntaxe polysyndétique, qui répète certaines liaisons pour amplifier l’effet d’accumulation. Dans le texte de Flaubert, la syntaxe de certaines phrases est totalement déconstruite: «Autre danse: bras droits étendus devant soi, la saignée un peu fléchie, le torse immobile, le bassin fait des trilles.» (GF, 87) Dans le texte de Théophile Gautier, la longueur de certaines phrases est due aux multiples juxtapositions:

Ces sons âpres, ce rythme haletant, parurent faire une grande impression sur les danseuses; elles penchaient leurs corps en avant, puis les rejetaient en arrière, de façon à toucher presque les dalles du pavé; elles faisait tourbillonner éperdument les mouchoirs rayés […]. (TG, 98)

Toujours selon Guy Ducrey, derrière les dépècements littéraires infligés aux danseuses, il faut reconnaître Salomé: «Elle, la coupeuse de corps, à qui l’on ne se lasserait pas d’imposer, par vengeance, le talion d’une dislocation dans les textes. Salomé mise en pièces à son tour.» (1996: 331) La dislocation poétique de la danseuse serait, pour le créateur masculin, un moyen de lutter contre la fatalité dont Salomé, figure de l’impuissance créatrice, est l’incarnation. La poésie est la danse du poète, l’expression du mouvement quasi-chorégraphique de sa sensibilité face au monde. L’écriture de la danse fait du poème, et donc du poète, une entité éparse et multiple qui retrouve son unité et sa force dans la sublimation du vécu. La fragmentation littéraire permet ainsi à l’écrivain de s’approprier le corps de la danseuse orientale. Comment comprendre et interpréter cette «appropriation» du corps oriental par l’écrivain-voyageur occidental?

Sémiologie du corps par fragments: une appropriation du corps oriental par le voyageur occidental?

En «disloquant» et en «dépeçant» le corps de la danseuse orientale, l’écrivain le soumet à sa propre écriture et en fait sa propriété. Dans un contexte pré-colonial, la fragmentation littéraire du corps de la danseuse orientale par l’écrivain occidental pourrait avoir une valeur idéologique et politique. Le processus de fragmentation du corps de la danseuse installe durablement la logique de la métonymie: la partie (le fragment de corps) se substitue au tout (le corps) et incarne un idéal de la corporalité orientale. En focalisant sa perception sur un fragment de corps en particulier (le ventre, la poitrine, la chevelure), l’écrivain-voyageur décide de l’image plus générale qu’il va diffuser du corps de la danseuse orientale. La synthèse des expériences orientales de Flaubert donne naissance au mythe d’une corporalité orientale lascive, lubrique et permissive, placée sous le signe métonymique du ventre, comme symbole du sexe féminin. En fragmentant le corps de la danseuse orientale, l’écrivain crée son propre mythe de la corporalité orientale et la femme orientale devient son apanage, sa créature. L’art rejoue ainsi de manière métaphorique le rapport de force entre Occident et Orient en imposant à l’Orient la tutelle «littéraire» de l’Occident. Le corps de la femme orientale devient, en ce qu’il est vecteur de l’imaginaire masculin, une propriété de l’homme occidental. L’auteur s’investit de ce corps, dont il floute les contours et qu’il «schématise» en le réduisant à certains de ses attributs. C’est exactement ce que l’on observe dans la pratique des «cartes postales coloniales» étudiée par Malek Alloula (2001: 10-11).

Auteur inconnu. Année inconnue. «Carte postale 6591 – “Scènes et types – Mauresque – LL.”» [Carte postale]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Carte postale 6591 – “Scènes et types – Mauresque – LL.”» [Carte postale]
(Credit : Alloula, Malek. 2001. «Le harem colonial, Images d’un sous-érotisme». Paris : Séguier, pp.10-11. )

Auteur inconnu. Année inconnue. «Carte postale 6268» [Carte postale]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Carte postale 6268» [Carte postale]
(Credit : Alloula, Malek. 2001. «Le harem colonial, Images d’un sous-érotisme». Paris : Séguier, pp.10-11. )

Sur l’ensemble de ces photographies, le corps des femmes est fragmenté parce qu’il est mis en scène de manière à ce que le regard soit naturellement attiré par la poitrine des modèles. La schématisation et la mythification du corps de la danseuse orientale en font l’incarnation du type plus général de la femme orientale. Le corps de la danseuse stigmatise les fantasmes occidentaux par l’hypertrophie de certains de ses attributs choisis pour leur «exotisme». La mise en valeur de certains fragments du corps de la danseuse (le ventre, la poitrine, la bouche…) est au service d’une certaine image de «l’autre», de «l’étranger». Le ventre et la poitrine de la danseuse, en ce qu’ils sont exhibés et offerts au public, sont les symboles d’une certaine forme de soumission, qui se concrétise d’un point de vue sexuel. Les attributs métonymiques de la danseuse orientale évoquent un rapport particulier à la sexualité: en exhibant ses atouts charnels, la danseuse orientale s’offrirait au voyageur occidental. Dans la lignée de la thèse formulée par Edward Saïd, Kuchiuk-Hânem incarnerait un Orient féminin sur lequel Flaubert (l’Occident masculin) aurait tous les droits. Dans le processus d’écriture, le voyageur rejoue le rapport de domination que l’Europe pré-colonisatrice entretient avec l’Orient: il s’approprie ce corps étranger en le disloquant poétiquement, de même que le colon s’approprie sa colonie en la «fragmentant» en terres.

Néanmoins, à de nombreuses reprises, Théophile Gautier et Flaubert ont revendiqué leur quête d’une désillusion, comme unique voie d’accès à une découverte authentique de la corporalité orientale. On pourrait ainsi considérer que cette tendance à la fragmentation s’insère dans une perspective cognitive. Le fragment, parce qu’il est de l’ordre du «particulier», permettrait de lutter contre le «général». La fragmentation littéraire du corps de la danseuse orientale pourrait être une méthode pour parvenir à saisir la complexité et la richesse d’une corporalité étrangère. Le phénomène d’appropriation qui découle de la fragmentation du corps relèverait donc davantage de la subdivision que de l’asservissement. Ainsi le fragment de corps permettrait de lutter contre l’idée du corps oriental comme entité monolithique et homogène. Dans la perspective de cette connaissance authentique, le regard du voyageur ne se focalise plus sur les mêmes fragments. La nudité n’est pas une condition sine qua non de son attention, qui ne se porte plus uniquement sur les attributs charnels de la danseuse. Parce qu’ils s’efforcent de porter un regard vierge sur la réalité orientale, ils parviennent à proposer une réévaluation de sa spécificité et de sa richesse. Le fragment de corps permet avant tout de prendre conscience de la valeur artistique de la danse orientale: la danseuse a une maîtrise parfaite de chaque partie de son corps qu’elle exploite de manière autonome. Théophile Gautier constate ainsi la particularité de l’action «fragmentante» de la danse orientale sur le corps et il la compare aux techniques occidentales:

Les jambes doivent demeurer immobiles, et le torse seul a la permission de se trémousser; ce qui est le contraire des recommandations des maîtres de danse à leurs élèves d’Europe. Des balancements de hanches, des torsions de reins, des renversements de tête et des développés de bras, une suite d’attitudes voluptueuses et pâmées composent le fond de la danse en Orient. (TG, 97)

En reconnaissant la spécificité de la danse orientale, Théophile Gautier lui donne en quelque sorte ses lettres de noblesse: la danseuse orientale est une artiste du corps, tout comme la ballerine occidentale. En s’attachant aux détails physiques et vestimentaires du corps de la danseuse, l’écrivain-voyageur en reconnaît également la richesse esthétique. Lors de la danse des Djinns, Théophile Gautier décrit avec précision le visage d’une danseuse: «Ses traits, d’une finesse extrême et d’une régularité parfaite, avaient la fraîcheur d’arêtes, la netteté de burin d’un camée sorti d’hier des mains de l’artiste.» (TG, 97) Flaubert, quant à lui, focalise son attention sur les mains d’une almée: «Bambeh a du henné aux mains […].» (GF, 133) Les yeux, le visage, les mains… Il ne s’agit plus seulement de saisir le corps oriental comme un objet sexuel et fantasmatique placé sous le signe métonymique de ses attributs charnels, mais comme une réalité anthropologique aussi riche et complexe que la corporalité occidentale. Cette réévaluation artistique et esthétique et donc sous-tendue par une reconsidération idéologique.

En France comme en Orient les écrivains-voyageurs de la première moitié du XIXe siècle sont confrontés à des fragments de corps. Sociétés occidentale et orientale partagent un même tabou à l’égard de l’exhibition de la nudité. Lors de leurs expéditions, les voyageurs se heurtent donc, dans leur découverte de la corporalité orientale, à la barrière du tissu. Seule la danse joue le jeu de la fragmentation du corps et permet d’entrevoir ces lambeaux de chairs orientales tant convoitées en Europe dans les Expositions universelles et dans les représentations artistiques. La pratique de la danse soumet le corps à une «fragmentation» artistique: mouvements saccadés qui dépècent le corps de la danseuse et disséminent bras, jambes et ventres dans le texte. La restitution de l’expérience de la danse crée une «littérature des jambes», dans laquelle les fragments corporels valsent autant que les syntagmes. Mais les mots se prennent tellement au jeu qu’ils vont jusqu’à fragmenter eux-mêmes la réalité perçue et jusqu’à s’approprier, par sa «mise en littérature», le corps de la danseuse orientale. Sous la plume, la métonymie crée l’ambivalence et sème le doute: la partie est-elle l’ombre ou la mise en lumière du tout? Tout l’enjeu de la restitution métonymique du corps de la danseuse réside dans la portée que l’on attribue à ce phénomène d’appropriation littéraire. Dans cette aventure du corps fragmenté, l’ambition d’une connaissance anthropologique authentique doit sans cesse lutter contre la tentation d’une mythification et d’une littérarisation du corps de cette almée dont rêve une civilisation entière.

Bibliographie

Alloula, Malek. 2001. Le harem colonial. Images d’un sous-érotisme. Paris : Séguier.

Corbin, Alain. 2005. Histoire du corps. Tome 2: De la Révolution à la Grande Guerre. Paris : Seuil.

Ducrey, Guy. 1996. Corps et graphies: poétique de la danse et de la danseuse à la fin du XIXème siècle. Paris : Honoré Champion.

Flaubert, Gustave. [s. d.]. « Égypte », dans Voyage en Orient. Paris : Gallimard.

Gauthier, Théophile. 1865. Voyage en Algérie. Paris : La Boîte à Documents.

Hamon, Philippe. 1993. Du descriptif. Paris : Hachette.

Henni-Chebra, Djamila et Christian Poché. 1996. Les danses dans le monde arabe ou l’héritage des almées. Paris : L’Harmattan.

Knapp, Bettina. 2002. L’écrivain et la danse. Paris : L’Harmattan.

Laver, James. 2003. Histoire de la mode et du costume. Londres : Thames & Hudson.

Saïd, Edward. 1980. L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Paris : Seuil.

  • 1
    Les références à cette édition seront désormais insérées directement dans le corps du texte, entre parenthèses, suivant la mention TG.
  • 2
    Les références à cette édition seront désormais insérées directement dans le corps du texte, entre parenthèses, suivant la mention GF.
  • 3
    Nous renvoyons à l’ouvrage de Guy Ducrey: Corps et graphies. Poétique de la danse et de la danseuse à la fin du XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1996, p.331
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