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La dramaturgie de terrain. Une écriture à même le sol

Carolina E. Santo
couverture
Article paru dans Les mises en scène du divers. Rencontre des écritures ethnographiques et artistiques, sous la responsabilité de Francine Saillant, Nicole Lapierre, Bernard Müller et François Laplantine (2018)

(Credit : © Carolina E. Santo)

En tant que scénographe de théâtre, je lis beaucoup de textes. J’en fais les découpages, puis des maquettes pour ensuite m’affairer entre les ateliers de confection, les salles de répétitions, les salles et scènes de théâtre.

Toutes ces étapes participent à la fabrique de l’art vivant. Il y a évidemment autant de manière de faire du théâtre qu’il y a de créateurs, mais nous pouvons partir du principe qu’une pièce de théâtre contient toujours un acte d’écriture dramaturgique. Et encore aujourd’hui, d’une manière générale, on passe par un texte pour arriver à sa mise en espace.

L’encre figée par les mots sur les pages doit prendre vie dans les intonations vocales et corporelles des comédiens, mais aussi dans les effets de scène produits par la machinerie. Les didascalies deviennent des éléments scéniques, parfois dynamiques commandées par des projections vidéos, sonores ou des éclairages. Prenons, par exemple, cette didascalie: «Une tempête. Le fracas du tonnerre. Des éclairs.» (Shakespeare: 83). Ces tous premiers mots qui inaugurent la scène 1 de l’acte I de la Tempête nous suffisent pour situer l’action et en sentir toute l’énergie vitale. Mettre en scène, c’est insuffler l’énergie vitale que nous transmet l’auteur par son écriture avec tous les moyens que nous offrent le corps et la voix des interprètes, ainsi que l’ingénierie de la cage de scène, maniée par le savoir faire artistique et technique des nombreux corps de métier du théâtre. Le théâtre est une école de la vie et du monde. Je crois que c’est en faisant du théâtre que j’ai le plus appris sur la vie et les humains. Au cours des dix dernières années, la scénographie de théâtre m’a ouvert à une réflexion sur l’espace et sur le monde. Elle m’a aussi donné envie de sortir de l’espace théâtral pour explorer ce monde, ses lieux de vie et ses territoires.

Mes premières questions de scénographe dans le monde furent: Est-il possible d’inverser le processus de création théâtral? Au lieu de partir d’un texte pour construire un espace, est-il possible de partir de l’espace pour écrire un texte?

Pour me lancer dans cette première expérimentation, je sentais le besoin d’avoir un fil conducteur qui me servirait de dramaturgie. A l’époque, la notion d’ubiquité représentait, pour moi, la mythologie du XXIème siècle. Elle faisait miroiter la promesse d’une dématérialisation de l’espace mais aussi la possibilité d’une multiplication de soi, à travers les méandres et hyperliens du World Wide Web.

Ma question devint alors: comment rendre sensible cette notion d’ubiquité, par une scénographie?

Me trouvant alors à Zurich en Suisse, je feuilletai par hasard les premières pages d’un annuaire consacrées à la nomenclature par ordre alphabétique de toutes les villes, villages et lieux dits du pays, et je fus frappée de découvrir la profusion de lieux homonymes.  Dans cette grande liste, je fus immédiatement attirée par l’existence de quatre Buchs dont la sonorité m’évoquait le mot books en anglais. Étant par nature assez friande des jeux de mots à caractère oulipien, et comme je menais ma recherche scénographique en anglais, je fus toute de suite amusée par l’idée de faire les books de Buchs.  En plus de cela, les quatre villes homonymes de Buchs se trouvaient à une distance raisonnable de Zurich et je pouvais y accéder assez facilement par les transports en communs. Car le but dans tout ça était bien de partir sur le terrain.  Cette décision fut un franchissement. Pour la première fois, je mettais un pied en dehors du bâtiment théâtral pour créer une scénographie dont la dramaturgie à l’état conceptuel, désirant exprimer l’ubiquité sous forme d’homonymie, restait encore à écrire. Pour que cette écriture existe, il fallait qu’elle prenne forme à travers mon expérience des lieux, à même le sol. Pendant les six mois suivants je voyageai à Buchs Saint-Gall, Buchs Aargau, Buchs Zürich et Buchs Lucerne. Plusieurs fois.  Ces voyages étaient, en fait, de véritables terrain d’enquête et la méthodologie que j’appliquai intuitivement empruntait des outils bien connus des enquêtes ethnographiques: «arpenter, observer, écouter, questionner.»  (Chambers: 953)

Les premiers voyages de reconnaissance m’ont permis de mesurer la taille de chaque Buchs, de planter leur décor paysager, de repérer les différents secteurs d’activités, de lister les équipements municipaux tels que la fontaine, l’école, la poste ou l’aire de jeu; de localiser la mairie et de cartographier une partie des associations locales. Pour mieux connaître les différents Buchs, leurs habitants et les habitudes locales, j’avais également établi un questionnaire qui me permettrait de recenser certains aspects de l’attachement au lieu de vie. Entre autres: Êtes vous né à Buchs? Quel est votre endroit favori à Buchs et pourquoi? Avez-vous un souvenir particulier attaché à un lieu particulier. Si oui lequel? Avez-vous le souhait de déménager?

Quel est votre rêve?

Au fur et à mesure de mes déplacements, j’effectuais naturellement une halte au bistrot pour déjeuner. Mon premier questionnaire était souvent rempli dans ce même bistrot et mon premier témoin était d’habitude la serveuse qui m’accordait un peu de son temps pendant sa pause, juste après le coup de feu de midi. Inspirée par cette occurrence qui se répétait, le personnage principal de ma fiction devint une serveuse de café.

Les questionnaires m’ont permis de formaliser ces rencontres et de collecter des informations. En plus de cela, je prenais beaucoup de photos, et je notais ou enregistrais mes impressions, car dès que j’arrivais dans un Buchs, je ressentais une sorte d’attention extraordinaire à toute chose. J’étais comme un détective réunissant les preuves d’une énigme dont la problématique restait pour l’instant incertaine et ne serait résolue que par l’acte d’écriture lui-même. Munie de mes outils de scénographe et des centaines de photographies que j’avis prises à Buchs: j’entrepris d’abord un scénario et un storyboard. Une journée dans la vie d’une jeune femme qui travaille à mi-temps dans un café et qui est liée à sa communauté. Cette simple intrigue me permit de multiplier ce scénario par quatre tout en présentant les caractéristiques locales de chaque Buchs.

Une fois le scénario défini, je créai un storyboard à quatre volets où j’essayai de créer un certain dynamisme entre les différents Buchs. Une fois ces étapes terminées, je repartis à Buchs avec la photographe Véronique Hoegger et la comédienne Céline Gaudier qui incarnait le personnage principal de cette histoire. Ensemble, nous fîmes des séances photographiques construites par des mises en scène qui soulignaient l’homonymie des différents lieux sans pour autant en gommer les particularités.

Une fois terminées toutes les séances photographiques, l’écriture fut le geste final d’un long processus scénographique mais aussi ethnographique des villes homonymes de Buchs en Suisse qui dura six mois. Pour couronner le tout, les livres furent publiés chez l’éditeur zurichois Patrick Frey en tant que fiction multiple documentée sous le titre Buchs. (E. Santo, Hoegger)

Toutefois, je me demandais toujours et encore si ces livres pouvaient réellement s’inscrire en tant que scénographie?

Les livres de Buchs

Les livres de Buchs
(Credit : © Carolina E. Santo)

Cette question me préoccupa tant et si bien que je dédiai les sept années suivantes à interroger mes processus de création et à affiner ma recherche artistique, cette fois-ci dans le cadre d’un doctorat en recherche-création en cotutelle entre l’Université de Vienne, en Autriche et l’école des beaux arts de Zurich en Suisse.

Pour mener à bien cette recherche en scénographie, j’étendis mon champ d’action et de réflexion aux notions de lieu, d’espace et de territoire. Je me nourris des concepts philosophiques deleuzo-guattarien de «déterritorialisation et reterritorialisation» (Deleuze et Guattari, 1980)  pour observer des lieux dont la profonde transformation voire, la disparition avait été programmée par des grands projets de développement, impliquant également le déplacement forcé de la population locale. L’exemple le plus probant étant les grands barrages hydroélectriques qui submergent des territoires et déplacent des millions de personnes dans le monde tous les ans.

Mes questions passaient maintenant à: que se passe-t-il quand une communauté est déterritorialisée? Est-elle capable de se reterritorialiser ailleurs et si oui comment?

Pour tenter d’y répondre et forte de mon expérience de Buchs, je décidai de délimiter un terrain de recherche. En tant que scénographe, il me semblait pertinent d’aller observer de mes propres yeux ces occurrences territoriales, d’arpenter ces lieux transformés ou en voie de transformation, de sentir cela de tout mon corps et de trouver des façons de mettre en lumière ces dramaturgies de la «déterritorialisation et reterritorialisation» (ibid), de les transmettre en les rendant sensibles.

Je voyageai en France, dans la vallée de la Dordogne et à Charleville Mézière, ainsi qu’au Portugal à Vilarinho da Furna et à Luz pour  rencontrer certains membres de communautés déplacées.  Au début de ce travail, je considérai que ma méthode était ethnographique ou plutôt ethno-scénographique. Néanmoins, au fil du temps, ce terme perdit son sens. En effet, ces terrains n’étaient pas uniquement des endroits où j’allais vérifier des hypothèses précédemment élaborées que je structurais ensuite par catégories savantes dans un rapport. Je n’étais pas au service d’un gouvernement, ni d’une ONG, ni d’une quelconque autre institution liée au développement. J’étais une scénographe engagée dans une recherche-création encadrée par deux institutions, l’une étant universitaire et l’autre artistique. Il fallait donc redéfinir mon propos et donner un sens à ma pratique.

Dernière question: comment déterritorialiser et reterritorialiser ma pratique scénographique?

Sur les traces des concepts de «déterritorialisation et reterritorialisation» (ibid), je découvris la «géophilosophie» (ibid, 1991) de Deleuze et Guattari et décidai de redéfinir ma pratique comme une géoscénographie. Ce néologisme surgit pour reformuler ma recherche et ma pratique scénographique en dehors du bâtiment théâtral, dans un milieu choisi, sans pour autant que la pratique soit située. Le mot milieu redonne ici un sens nouveau à une méthodologie dite de terrain. Par milieu, j’entends la singularité sociale, politique, culturelle et écologique d’un phénomène, qui ne se limite pas à un site ou un lieu défini mais qui s’inscrit dans un devenir, et dans des mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation. Ce bouleversement lexical ébranle des certitudes ontologiques et provoque un débat que je mène constamment dans ma pratique sur la possibilité d’une géoscénographie qui serait une scénographie par le milieu, plus engagée socialement et politiquement.

En tant que géoscénographe opérant dans le milieu du déplacement forcé de population par des grands projets de développement, je créai la performance marchée de Nauzenac à Ubaye.

Nauzenac et Ubaye sont deux villages français engloutis sous les eaux des retenues des grands barrages de l’Aigle (1945) en Corrèze et de Serre-Ponçon (1960) dans les Hautes-Alpes. Le 13 juin 2015, je suis partie à pied de Nauzenac pour rejoindre Ubaye. Pendant 40 jours et 40 nuits, j’ai parcouru 611 km en écoutant et en choisissant des extraits de l’archive orale 100 témoignages de la Dordogne des barrages (Faure).  Ces témoignages, répertoriés dans les archives départementales de la Corrèze et du Cantal, racontent la vie d’une vallée disparue. Ils ont été réunis par l’anthropologue Armelle Faure qui a entrepris de réveiller la mémoire de la vallée de la Dordogne où cinq barrages construits entre 1932 et 1957 avaient submergé de nombreux villages et hameaux, et déplacé des centaines de personnes. Dans les Hautes Alpes, la mémoire de la vallée de la Dordogne trouvait un écho particulier avec les paysages engloutis de la vallée et du village d’Ubaye que l’association des anciens habitants «Ubaye d’hier et d’aujourd’hui» célébrait chaque année par des rassemblements. Il faut savoir qu’aujourd’hui encore, les anciens de Nauzenac et d’Ubaye se réunissent tous les 22 juillet, jour de leurs fêtes patronales respectives, au bord des retenues d’eau à l’emplacement le plus proche de leurs villages submergés.

En tant que géoscénographe, cette performance marchée s’inscrit dans plusieurs mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation. Entre autres, le matériau d’archive a été déterritorialisé par le corps en déplacement puis reterritorialisé par l’expérience des paysages parcourus.  Cette écoute marchée a redonné corps à une parole enregistrée dans un autre espace temps. En appuyant sur play, j’activai ainsi plusieurs temporalités. Comme le suggère le sociologue Maurice Halbwachs qui fût le premier à parler d’une mémoire collective, il ne suffit pas d’assister ou de participer à un événement pour s’en souvenir. Quand d’autres l’évoquerons et qu’ils reconstitueront pièce par pièce cette image dans votre esprit. Soudain, cette construction artificielle pourra s’animer et prendre figure de quelque chose de vivant. (Halbwachs)

Quelques témoignages/images collectés de Nauzenac à Ubaye

Quelques témoignages/images collectés de Nauzenac à Ubaye
(Credit : © Carolina E. Santo)

Le résultat de ce périple est une collection de 81 images/témoignages. Comme pour Buchs, le terrain trouva son expression dans la juxtaposition de textes et d’images. En fait, dans de Nauzenac à Ubaye, il s’agit plutôt d’un travail de collage, puisque j’ai retranscris des extraits des 100 témoignages de la Dordogne des barrages (Faure) que j’ai écouté en marchant et je les ai mis en relation avec des photographies que j’ai prises, également en marchant, de Nauzenac à Ubaye. Le but ici n’était pas d’illustrer la parole des témoins, mais de travailler par évocation. Les paysages parcourus et les histoires entendues se sont imprimées de façon quasi indélébile dans ma mémoire mais aussi dans mon corps. Le tout s’est emmêlé. En réalité ces histoires m’ont fait voir des choses et des paysages qui n’étaient pas ceux que je traversais réellement mais d’autres que j’imaginais ou plutôt que je partageais avec les témoins dans une mémoire poétique et collective.

Ce travail a fait l’objet d’une installation à l’espace muséal du barrage de Bort les Orgues de Septembre 2017 à Mars 2018; puis à la chapelle des Manants de Confolent-Port-Dieu pendant l’été 2018.

Vue de l’installation de Nauzenac à Ubaye à la chapelle des Manants, Confolent-Port-Dieu, Corrèze.

Vue de l’installation de Nauzenac à Ubaye à la chapelle des Manants, Confolent-Port-Dieu, Corrèze.
(Credit : © Carolina E. Santo)

La dramaturgie de terrain est une écriture à même le sol. Marcher est l’outil premier de cette écriture. La décélération volontaire du déplacement par le corps permet de déployer l’expérience sociale, culturelle et politique du monde dans un devenir géoscénographe.

Bibliographie

Chambers, Robert. 1994. World Development. Elsevier Science Ltd., t. 22-7, 953-959 p.
Deleuze, Gilles et Félix Guattari. 1972. L’anti-Oedipe. Capitalisme et schizophrénie. Paris : Éditions de Minuit.
Deleuze, Gilles et Félix Guattari. 1980. Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux. Paris : Éditons de Minuit, « Critique », t. 2, 645 p.
Deleuze, Gilles et Félix Guattari. 2005. Qu’est-ce que la philosophie?. Paris : Éditions de Minuit.
E. Santo, Carolina et Véronique Hoegger. 2012. Buchs. Zurich : Patrick Frey.
Faure, Armelle. 2015. 100 témoignages de la Dordogne des barrages, 2011-2015. Corrèze et Cantal : Archives départementales.
Halbachs, Maurice. 1997. La mémoire collective. Paris : Albin Michel.
Shakespeare, William. 1610. La Tempête. Paris : Gallimard, « Folio Théâtre ».
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