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Combattre la «sorcière dans l’église»: David Foster Wallace devant le cliché

Laurence Côté-Fournier
couverture
Article paru dans Un malaise américain: variations sur un présent irrésolu, sous la responsabilité de Jean-François Chassay, Bertrand Gervais et Laurence Côté-Fournier (2012)

Auteur inconnu. Année Inconnue. «Couverture Supposedly» [Photographie]

Auteur inconnu. Année Inconnue. «Couverture Supposedly» [Photographie]
(Credit : Back Bay Books)

«How do trite things get to be trite? Why is the truth usually not just un- but anti-interesting?»  Don Gately, ex-toxicomane, se pose ces questions lors d’une des multiples scènes se déroulant chez les Alcooliques Anonymes  qui parsèment le roman Infinite Jest, de David Foster Wallace.

Les Alcooliques Anonymes (AA), cette ultime voie de salut faite de clichés et de câlins (Foster Wallace, 1996: 349), emploient pour rescaper ceux qui ont sombré au plus bas une variété de syntagmes éculés comme «Easy does it», «Turn it over», «One day at a time» ou «Fake it till you make it» (Foster Wallace, 1996: 369). Gately, trop lucide et trop cynique pour ne pas voir la banalité des phrases creuses qu’on lui martèle, mais réduit à la dernière extrémité par sa dépendance à la drogue, se conforme aux règles et à l’esprit d’une communauté qu’il ne peut initialement s’empêcher de juger de haut. Or, à sa grande surprise, Gately doit reconnaître après quelques semaines que oui, cela lui a réussi, et que oui, il se sent peu à peu libéré de l’emprise asphyxiante des drogues. Il ne parvient cependant pas à comprendre le mystère du succès improbable des AA : «[…] just how sitting on hemorrhoid-hostile folding chairs evey night looking at nose-pores and listening to clichés could work.» (Foster Wallace, 1996: 349)
Aussi ridicule qu’elle puisse paraître, cette communauté des AA, unie par les bons sentiments et les slogans positifs, s’oppose à toute une série de personnages isolés qui cherchent à fuir le réel par des doses parfois mortelles de divertissement et de drogues. Comme le veut la tradition de ces groupes, les ex-alcooliques et ex-toxicomanes viennent livrer témoignage devant leurs semblables, qui les écoutent soir après soir, chaque jour de la semaine. À en croire le narrateur, ces récits de vie seraient un peu tous les mêmes à force de conjuguer des épisodes similaires de chute, de rechute et de drames familiaux. Paradoxalement, ces témoignages sont particulièrement grotesques et n’ont rien de banal. Les membres des AA, pourtant, paraissent habitués à ces histoires de cadavre de bébé mort-né traîné par sa mère droguée pendant des mois (Foster Wallace, 1996: 376) ou de père violant sa fille handicapée en lui mettant un masque de Raquel Welch (Foster Wallace, 1996: 370). Personne n’est surpris et personne ne juge la horde de paumés qui comparaissent les uns après les autres. Tout ce qui importe est la vérité, l’absence de mise en scène narcissique dans les récits, l’absence de désir de plaire, et surtout, l’absence d’ironie,  car «an ironist, in a Boston AA meeting is a witch in a church. Irony free-zone.» (Foster Wallace, 1996: 369)

 

Il n’est guère besoin de s’être frotté longtemps à l’œuvre de Wallace pour que son rapport particulier à l’ironie devienne apparent. Bien qu’il ne prenne jamais le soin de préciser la définition exacte de l’ironie qu’il emploie1 Pour Wallace, le caractère insaisissable d’une ironie qu’on peut difficilement définir contribue au danger qu’elle présente: «The reason why our pervasive cultural irony is at once so powerful and unsatisfying is that an ironist is impossible to pin down. All U.S. irony is based on an implicit ‘I don’t really mean what I’m saying’. So what does irony as a cultural norm mean to say? That it’s impossible to mean what you say?» «E Unibus Pluram: Television and U.S. Fiction» dans Wallace, David Foster (1998), A Supposedly Fun Thing I’ll Never do Again: Essays and Arguments. Si la définition classique de l’ironie veut qu’elle soit d’abord et avant tout une manière de faire comprendre quelque chose en disant le contraire de sa pensée réelle, les très nombreux travaux cherchant à définir sa nature attestent de la complexité de cette notion. La vision proposée par Linda Hutcheon, qui met l’accent sur la réception de l’ironie et ses aspects politiques, rejoint les préoccupations de Wallace par l’importance accordée à la distanciation que cause l’ironie., les entretiens qu’il a donnés et les essais qu’il a produits sur la culture populaire et les questions d’éthique littéraire –essais rassemblés pour la plupart dans les livres A Supposedly Fun Thing I’ll Never do Again (1997) et Consider the Lobster (2005)– sont parsemés de commentaires à ce sujet, sans compter certains passages d’Infinite Jest qui, à la lecture, semblent avoir valeur de manifeste. L’ironie serait devenue une forme consensuelle de pensée, hégémonique, inapte à reconduire la portée subversive qui était autrefois la sienne. Elle se serait transformée écran protecteur contre toute émotion sincère et, par extension, contre le réel. En cela, la réflexion de David Foster Wallace rejoint celle de nombre de penseurs qui, particulièrement depuis les années 1980 et 1990, ont dénoncé l’omniprésence tyrannique de l’ironie dans le discours contemporain 2 Notamment, Brenda Austin-Smith («Into the Heart of Irony», 1990), Jededah Purdy (For Common Things, 1999) et Todd Gitlin («Postmodernism: The Stenography of Surfaces », 1989). . Disqualifier une parole comme constituant un cliché, de même, serait se priver de la vérité peut-être «anti-intéressante», mais valide qu’elle contient. David Foster Wallace, partant de ces prémisses, cherche à dépasser cet état de fait, notamment en questionnant le rapport qu’entretiennent l’ironie et le cliché à l’autorité et à un imaginaire de la communauté que Wallace cherche à repenser. Il s’agira de voir ici comment la vision du cliché et de l’ironie défendue par Wallace peut se lire comme une forme de politique du lieu commun.

La métafiction américaine et l’ironie

En 1967, le texte «The Literature of Exhaustion» de John Barth, un des pères spirituels de David Foster Wallace3 David Foster Wallace mentionne l’importance qu’a eue l’œuvre des pères de la postmodernité américaine (Barth, Pynchon, Gaddis) dans son propre parcours littéraire dans un entretien accordé à Larry McCaffery en 1993 («A conversation with David Foster Wallace»), ainsi que dans l’essai  E Unibus Pluram: Television and U.S. Fiction» (Foster Wallace, 1998: 21-82)., devient un des manifestes littéraires marquant du postmodernisme américain, en invitant à s’engager plus avant dans la voie de la métafiction. Selon Barth, la tâche de l’écrivain postmoderne n’est plus de développer de nouvelles méthodes capables de reproduire les perceptions et le réel –comme l’était la tâche du romancier moderne– ces méthodes étant de toute façon épuisées. Plutôt, son rôle serait désormais d’examiner les relations possibles entre les différentes méthodes littéraires existantes, l’ironie formant un des piliers de ces jeux avec les structures narratives. Une célèbre nouvelle de Jorge Luis Borges, «Pierre Ménard, auteur du Quichotte», exemplifie parfaitement pour lui la manière dont l’écrivain doit se servir de matériaux littéraires anciens pour renouveler les formes et paver de nouvelles avenues : «His intellectul victory [celle de Borges], if you like, is that he confronts an intellectual dead end and employs it against itself to accomplish new human work.» (Barth, 1984 [1967]: 69-70) Suivant ce modèle, «the postmodern novel would employ literary conventions ironically, in the form of parody, thereby undertaking a self-reflexive inquiry into the ontological status of literary inquiry itself.»  (Boswell, 2003: 13)

Or, trente ans après la parution de ce texte canonique, Wallace constate que cette littérature ironique et autoréflexive, si nécessaire en son temps, ne fait plus que participer à la propagation du discours ambiant, déjà diffusé avec beaucoup de succès par la télévision. Tout en reconnaissant sa dette vis-à-vis de romanciers tels que Barth et Pynchon, Wallace a déclaré dans un long entretien accordé à Larry McCaffery en 1993 et publié initialement dans Review of Contemporary Fiction:

Irony and cynicism were just what the U.S. hypocrisy of the fifties and sixties called for. That’s what made the early postmodernists great artists. The great thing about irony is that it splits things apart, gets up above them so we can see the flaws and hypocrisies it duplicates. […] The problem is that once the rules of art are debunked, and once the unpleasant realities the irony diagnoses are revealed and diagnosed, ‘then’ what do we do? […] Postmodern irony and cynicism’s become an end in itself, a measure of hip sophistication and literary savvy. Few artists dare to try to talk about ways of working toward redeeming what’s wrong, because they’ll look sentimental and naive to all the weary ironists. Irony’s gone from liberating to enslaving. (McCaffery, 1993)

Dans l’essai qu’il a consacré à la télévision en 1990, «E Unibus Pluram: Television and US Fiction», Wallace blâme celle-ci pour avoir récupéré les processus d’autoréflexivité et d’ironie qui avaient fait la force des premiers écrits postmodernes et qui, depuis, seraient devenus instruments d’autorité oppresseurs. La télévision, par le caractère solitaire et passif de son écoute, n’encourage de toute évidence pas les liens sociaux. Son crime n’est toutefois pas uniquement d’isoler, mais aussi d’avoir conduit à l’accroissement du cynisme qui rend vaine toute action et écarte d’emblée la possibilité même de la sincérité. Il affirme ainsi, au sujet de la télévision :

Its promulgation of cynicism about authority works to the general advantage of television on a number of levels. First, to the extent that TV can ridicule old-fashioned conventions right off the map, it can create an authority vacuum. And then guess what fills it. The real authority on a world we view as constructed and not depicted becomes the medium that constructs our world-view. Second, to the extent that TV can refer exclusively to itself and debunk conventional standards as hollow, it is invulnerable to critics’ charges that what’s on is shallow or crass or bad, since any judgment appeal to conventional, extra-televisual standards about depth, taste, quality. (Foster Wallace, 1998: 62)

Pour Wallace, héritier proclamé de Barth, il ne peut évidemment être question de revenir à un utopique temps de l’innocence littéraire perdue. La question fondamentale demeure pourtant: «Que peut-on faire après ?»

Avec ses 1079 pages, Infinite Jest constitue un effort notable pour y répondre. Ses personnages, qui semblent incarner de façon métaphorique la métafiction américaine décrite plus tôt, se perdent dans les méandres d’analyses tortueuses de la perception que les autres pourraient avoir d’eux-mêmes. Les masques reviennent comme un leitmotiv à travers le roman. Ces masques sont d’abord, littéralement, ceux que portent les utilisateurs d’une nouvelle technologie, la vidéophonie, que Wallace décrit dans un des épisodes les plus farfelus du roman. La vidéophonie, inventée dans un futur rapproché, permet aux usagers du téléphone de bonifier leur expérience en leur donnant désormais l’occasion de voir leur interlocuteur et d’être vus de lui. Or, cette invention entraîne une série de conséquences imprévisibles qui mènent éventuellement cette nouvelle technologie à sa perte, conséquences au premier rang desquelles figure le port massif par les usagers de masques moulés selon leurs traits, après que les usagers se sont trouvés absolument incapables de supporter leur propre image. Jugée peu aimable et peu digne de confiance, leur présence sur écran occasionne chez eux un stress immense. Toutefois, ces masques initialement venus soulager les usagers de leur stress cachent non seulement leurs émotions à leurs interlocuteurs, mais en viennent à présenter une apparence de plus en plus éloignée de celle des individus qu’ils devaient incarner, ceux-ci préférant présenter au monde une version améliorée d’eux-mêmes plutôt que leur vrai visage, bientôt au prix d’interactions sociales réelles:

[…] most consumers were now using masks so undeniably better-looking on videophones than their real faces were in person, transmitting to one another such horrendously skewed and enhanced masked images of themselves, that enormous psychosocial stress began to result, large-numbers of phone-users suddenly reluctant to leave home and interact with people who, they feared, were now habituated to their far-better-looking masked selves on the phone. (Foster Wallace, 1996: 148-149)

Le cynisme est l’autre masque que porte, métaphoriquement cette fois, une société qui se complaît dans la distance ironique et l’absence de sentimentalité: «We are shown how to fashion masks of ennui and jaded irony at a young age where the face is fictile enough to assume the shape of whatever it wears. And then it’s stuck there, the weary cynicism that saves us from gooey sentiment and unsophisticated naiveté.» (Foster Wallace, 1996: 694) Les masques portés par les usagers de la vidéophonie et ceux arborés par les cyniques branchés ne témoignent que d’un seul et même problème, celui de la part croissante de distanciation que vivent les individus vis-à-vis du réel: en cela, le diagnostic que pose Wallace à travers ses textes concerne tant la société américaine que son rapport à la fiction et, dans le domaine littéraire, à la métafiction. Multipliant les écrans entre eux et le monde, les personnages d’Infinite Jest en viennent à étouffer si soigneusement toute authenticité que la fuite hors de la lucidité apparaît comme une libération, et les clichés simplistes des Alcooliques Anonymes comme un bienfait. Pourtant, ces clichés éculés ne peuvent être livrés sans une forme de mise à distance, sans un jeu avec le lecteur qui lui permette de comprendre que ces clichés sont reconnus comme tel car, comme le dit Hal Incandenza, un des protagonistes d’Infinite Jest, «naïveté is the last true terrible sin in the theology of millennial America» (Foster Wallace, 1996: 694).  

Le rapport à la communauté

Le cliché et l’ironie participent de la même problématique, posent les mêmes questions : celles du rapport à l’authenticité et à l’autorité. De façon élargie, c’est le lien à la communauté qui est atteint par celle-ci, car comme l’a développé Linda Hutcheon dans The Politics of Postmodernism (1989) et dans Irony’s Edge (1995), le rapport à l’ironie est corollaire du rapport à la communauté. L’ironie, écrit-elle, instaure explicitement une relation de nature politique entre l’ironiste et les auditoires multiples, dans la mesure où «inclusion et exclusion impliquent une hiérarchie. En d’autres termes, il y a plus en jeu ici que dans d’autres modes du discours, et ce “plus” est surtout une question de pouvoir.» (Hutcheon, 2001: 296) De même, «ce n’est pas tant l’ironie qui crée des communautés ou des groupes d’initiés; au contraire, je [Hutcheon] voudrais avancer que l’ironie survient en raison de l’existence préalable de ce que l’on pourrait appeler des communautés discursives qui fournissent le contexte tant pour l’encodage que pour l’attribution de l’ironie.» (Hutcheon, 2001: 297)

 

La notion de communauté discursive a laissé des traces dans la pensée de Wallace, qui en a fait un des thèmes centraux de son essai «Authority and American Usage», lequel, sous couvert de se livrer à une simple critique de l’ouvrage A Dictionary of Modern American Usage de Bryan A. Garner, examine les aspects irrémédiablement politiques du langage. Wallace a partagé à maintes reprises son admiration pour le philosophe Ludwig Wittgenstein: il a fait de sa pensée une des inspirations avouées de son premier ouvrage, The Broom of the System (1987), et a déclaré considérer les Remarques philosophiques de celui-ci comme le plus exhaustif et le plus bel argument contre le solipsisme qui soit, car ce traité montre que «for language even to be possible, it must always be a function of relationships between persons […] and that he makes language dependent on human community» (McCaffery, 1993). Le vocabulaire, les accents, l’emploi des règles de grammaire ou le dialecte parlé sont tous des éléments qui contribuent à fonder des communautés discursives différentes, celles des Afro-Américains, des intellectuels ou des gens issus du monde rural, pour ne donner que quelques exemples. Le langage jugé «correct» est, aux États-Unis, celui parlé par une frange minime de la population –blanche, anglo-saxonne et privilégiée–, qui détient l’autorité sur les règles et les usages admissibles de la langue et dont le discours, parce qu’il répond aux normes qu’elle a elle-même fixées, est aussi celui qui, selon Wallace, possède le plus de crédibilité.

Cette préoccupation pour les questions d’autorité, de communautés discursives et de langage se retrouve aussi dans divers essais de David Foster Wallace, récits écrits pour des magazines américains comme Harper’s ou Esquire, qui mettent en scène le romancier dans une série de situations à la limite de l’absurde. Ces essais fortement narrativisés se rapprochent dans une certaine mesure du courant du New Journalism qu’avait pratiqué Tom Wolfe (The Kandy-Kolored Tangerine Flake Streamline Baby [1965]) ou Hunter S. Thompson (Fear and Loathing in Las Vegas [1971]) dans les années 1960 et 1970; le journaliste-romancier est envoyé en mission en un lieu, observe et participe à l’action, selon les principes définis par Wolfe 4Ces principes se trouvent dans le texte de Tom Wolfe (1972), «Why They Aren’t Writing the Great American Novel Anymore». . David Foster Wallace s’est ainsi retrouvé à commenter une croisière de luxe, les prix remis aux stars du cinéma pornographique, l’exposition agricole de l’Illinois, un match de tennis au stade Jarry et la foire du homard du Maine. La tension entre cynisme et naïveté, présente dans Infinite Jest, s’y déploie avec une force particulière, entre autres parce que les lieux qu’il visite sont souvent des espaces où l’ironie, ou du moins l’ironie de l’auteur, est inconnue; où lui-même, lecteur habitué à traquer les impressions de déjà-vu, les redites et les mises en scène stéréotypées, est confronté à l’absence de résonance que pourrait avoir son cynisme auprès de gens qui n’ont tout simplement pas les références, culturelles ou discursives, pour le comprendre. Là où la question du cliché et du rapport naïf ou cynique qu’on peut entretenir avec lui se pose toutefois avec le plus d’acuité est sans doute dans deux essais consacrés à des thématiques politiques, soit «Up, Simba!» et «The View From Mrs Thomson’s», tous deux publiés dans Consider the Lobster.  

Dans «Up, Simba!», Wallace se trouve sur la route avec John McCain, alors candidat à l’investiture du Parti républicain contre George Bush. Nous sommes en 2000, et Wallace doit écrire un reportage sur la campagne présidentielle pour le magazine Rolling Stone. Wallace ne peut que constater la difficulté qu’il y a à revivifier les vieux poncifs que sont le leadership, l’autorité morale ou les valeurs à transmettre, les discours publicitaires et les discours employés par les politiciens partageant de trop troublantes ressemblances pour que la perception des électeurs n’en soit pas fondamentalement affectée. Si, jadis, Kennedy pouvait motiver l’électorat à se dépasser pour créer une nouvelle Amérique, les discours de McCain ne font qu’inspirer l’ennui ou des remarques ironiques des jeunes électeurs. La différence entre les deux cas? Pour Wallace, «true, JFK’S audience was in some ways more innocent than we are: Vietnam hadn’t happened yet, or Watergate, or S&L scandals, etc. But there’s also something else. The science of sales and makerting was still in its drooling infancy in 1961 when Kennedy was saying ‘Ask not…’ The young people he inspired had not been skillfully marketed to all their lives.» (Foster Wallace, 2005: 226) À cette époque de récupération médiatique, ce qui, aux yeux de Wallace, pourrait peut-être sauver un candidat en prouvant sa sincérité, c’est l’expérience du réel qui saurait appuyer les clichés véhiculés par les discours officiels. John McCain, héros de guerre au Vietnam, homme qui été torturé pour des questions d’honneur est, à cet égard, la candidat le plus apte à donner sens à des mots qui ont perdu leur valeur, à conférer une profondeur à des termes comme «don de soi» ou «dévouement». Or, la campagne, contrôlée par des lobbyistes, finit peu à peu par déraper, et l’image même d’authenticité de McCain, à laquelle Wallace avait fini par croire, se trouve entachée par le jeu des médias, dont le narrateur observe la machine se déployer à distance.

«The View From Mrs Thompson’s» est le récit du 11 septembre tel que vécu par Wallace. N’ayant pas de télévision, il se retrouve chez une voisine, Mrs Thompson, à regarder avec elle et ses amis les événements que nous connaissons repasser en boucle à l’écran. Il vit alors dans une petite ville de l’Illinois, Bloomington, complètement isolée des grands centres urbains. Devant ces événements, le narrateur se trouve confronté au cynisme qui est le sien et que ne ressentent pas ces compagnons:

It does not, for instance, occur to anyone to remark here on how it’s maybe a little odd that all three network anchors are in shirtsleeves, or to consider the possibility that Dan Rather’s hair’s being mussed might not be wholly accidental, or that the constant rerunning of horrific footage might not be just in case some viewers were only now tuning in and hadn’t seen it yet. None of the ladies seem to notice the president’s odd little lightless eyes appear to get closer and closer together throughout his taped address, nor that some of his lines sound almost plagiaristically identical to those uttered by Bruce Willis (as a right-wing wacko, recall) in The Siege a couple years back. Nor that at least some of the sheer weirdness of watching the Horror unfold has been how closely various shots and scenes have mirrored the plots of everything from Die Hard IIII to Air Force One. Nobody’s near hip enough to lodge the sick and obvious po-mo complaint: We’ve Seen This Before. (Foster Wallace, 2005: 140)

Il conclut l’essai en affirmant, non sans un frisson, que sans doute, c’est bien davantage son Amérique à lui que celle de ces bonnes dames que les terroristes ont souhaité détruire. Cette scène n’est pas univoque; si l’attitude sincère des dites bonnes dames, qui prient et regardent ce que leur montre la télévision sans se poser de questions, est aux antipodes du cynisme blasé hérité de la postmodernité que pourfend le plus souvent Wallace, c’est aussi ce cynisme qui permet au téléspectateur de critiquer les clichés dont usent les réseaux de télévision ou le président pour prendre les citoyens dans les filets de leur rhétorique.

Politiques de la littérature

Dans un reportage comme dans l’autre, c’est la question du rapport trouble à un langage, dans ce cas-ci celui des politiciens dont la sincérité a été mise à mal par les médias, qui dessine les contours d’une crise de l’autorité concernant directement la littérature et l’art. Ce n’est pas sans raison que, dans Infinite Jest, c’est en distribuant à l’échelle de l’Amérique un film si divertissant qu’il en devient létal que les terroristes du groupe des Assassins des Fauteuils Rollents espèrent réussir à mener à bien leur combat politique. Non plus que le président de la nouvelle Amérique unifiée –l’ONAN–, est un ancien crooner de Las Vegas, ou encore que, en regardant avec dérision un film qui se moque des désastres de l’histoire politique récente, les jeunes Américains d’une Académie de tennis cherchent l’«absolution via irony» (Foster Wallace, 1996: 385). Dans le monde contemporain que dépeint Wallace, les modes d’apparition des sphères artistiques et politiques en sont venus à devenir significativement semblables, en appelant à un seul et même imaginaire.

Dans Infinite Jest, ce sont dans les centres de désintoxication et dans les groupes de support, là où, devant la douleur pure, l’ironie et la mise à distance ne servent plus à rien, que le langage retrouve sa valeur de vérité et que la mise en scène disparaît. Un des personnages, Mario, un des rares protagonistes à échapper au cynisme et aux pièges de l’autoréflexion, visite le centre de désintoxication voisin et s’y sent remarquablement bien, car «it’s very real; people are crying and making noise and getting less unhappy, and once he heard somebody say God with a straight face and nobody looked at them or looked down or smiled in any sort of way you could tell they were worried inside.» (Foster Wallace, 1996: 591) La communauté des AA, cette communauté extrêmement hétéroclite faite de «singularités quelconques5 Nous empruntons ici la terminologie développée par Giorgio Agamben dans La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque (1990).» rassemblées uniquement par leur déchéance commune, est l’espace qui rend le langage absolument limpide à lui-même, par l’exigence d’une sortie complète hors de l’ironie qui y prévaut. Le cliché peut alors y reprendre sens, être réactivé. Le cliché, dans la terminologie littéraire, est souvent désigné par son proche parent, le lieu commun6 Voir à ce sujet «Clichés, stéréotypes et littérature» dans Amossy, Ruth, Anne Herschberg-Pierrot (2007), Stéréotypes et clichés,  p. 53-71. , terme qui, d’abord associé à la rhétorique dont il constitue une des figures, porte en son sein une autre signification, celui d’un lieu commun comme «lieu de la communauté», comme espace possible de partage, et donc, comme espace démocratique, communauté imaginaire aux accents plus positifs. Les principes d’exclusion et d’inclusion propres aux différentes communautés discursives y sont alors abolis.

Or, comment le romancier peut-il lui-même écrire à partir de ces clichés qu’il réhabilite par la bouche de ses personnages et qu’il présente comme voie vers la sincérité? Le cliché est le plus souvent perçu dans la lignée flaubertienne de la critique des idées reçues, comme une forme de pétrification d’une pensée incapable de s’élever au-dessus du commun pour atteindre originalité et richesse. Le cliché, en d’autres termes, est plat, son intégration à l’écriture de fiction n’est pas sans poser problèmes et son emploi simple probablement utopique. La langue démesurée et amplifiée qu’emploie Wallace, avec les difficultés de lecture qu’elle pose, est aux antipodes de la simplicité du lieu commun et suppose une communauté discursive capable de le comprendre7 On trouve ainsi, parmi les multiples néologismes inventés par Wallace, les mots «contuded», «hulpil», «ascarpatic» et «gumlet». Les termes médicaux et scientifiques difficilement compréhensibles pour les néophytes incluent «hyperauxetic», «phocomelic», «restenotic», «aclitic», pour n’en nommer que quelques-uns. Pour une étude plus exhaustive du lexique retrouvé dans Infinite Jest, voir l’article de Frank Louis Cioffi  (2000), «‘An Anguish Become Thing’: Narrative as Performance in David Foster Wallace’s Infinite Jest». . La multiplication des guillemets, d’acronymes, de définitions techniques, des notes de fin de page autour des clichés agissent comme autant de garde-fous, de clins d’œil au lecteur pour s’assurer de sa complicité. Les réunions des AA, là où sont prononcés les plus triviaux et les plus banals de ces clichés, sont aussi l’endroit où sont prononcées les plus improbables des histoires, comme s’il était nécessaire de creuser encore davantage le contraste entre l’horreur des récits racontés et la simplicité de la réponse à y apporter pour valider celle-ci.

La manière dont David Foster Wallace a martelé l’importance de dépasser l’ironie consensuelle l’a rendu redevable aux yeux de critiques qui ont lu ces œuvres à la lumière de ses déclarations. Ils ne les ont pas trouvées purgées de l’ironie que Wallace disait chercher à fuir. Dans un article intitulé «The Art’s Heart Purpose: Braving the Narcissistic Loop of David Foster Wallace’s Infinite Jest» (2006) et consacré à l’ironie et au solipsisme dans Infinite Jest, Mary K. Holland a reproché à Wallace d’avoir échoué à remplir le mandat qu’il s’était fixé, soit d’éviter l’ironie vide au profit de l’authenticité 8 Elle déclare ainsi: «How can a writer, however well intentioned, survive his own unconscious addicition to irony? How can a society? Wallace asks these questions through Infinite Jest, with a predictably bleak answer. His greatest accomplishment in the novel will be to construct not a character strong enough to escape the ironic trap that the novel has set, but rather one earnest enough to suffer the irony and brave enough to struggle heroically to escape it, but still doomed, almost sadistically so, by an author who cannot overcome his own ironic ambivalence.» (Holland, 2006: 219) . En effet, si la communauté des AA dresse dans Infinite Jest la carte d’un lieu hors-l’ironie, une autre scène du roman, pratiquement son double inversé, se lit difficilement sans qu’on y perçoive un peu de cette ironie tant pourfendue. Un des personnages, Hal, cherche à son tour à s’intégrer à un groupe de soutien pour régler ses problèmes de dépendance à la marijuana. Or, par inadvertance, il ne rejoint pas un groupe de toxicomanes en rémission, mais plutôt un groupe de soutien pour hommes cherchant à retrouver leur enfant intérieur. Ceux-ci accusent leurs parents de ne pas les avoir assez aimés et serrent des oursons en peluche dans leurs bras en gémissant ensemble, ce qui accentue d’autant plus le fossé entre les tourments horribles qu’ont vécus les membres des AA et les douleurs autrement plus minimes des participants à cette séance. Le tout se termine par des grands cris collectifs de «Needs, Needs, Needs» (Foster Wallace, 1996: 808), tandis que joue un opéra sirupeux en arrière-fond. Hal se sauve sans demander son reste. Wallace commettrait par de telles scènes le crime d’ironie. Or, comme l’a affirmé Marshall Boswell au sujet des écrits de Wallace, dans ceux-ci cynisme et naïveté cherchent, par un étrange acte de foi, à aller de pair, l’un devenant nécessaire à l’autre:

Wallace’s work, in its attempt to prove that cynicism and naiveté are mutually compatible, treats the culture’s hip fear of sentiment with the same sort of ironic self-awareness with which sophisticates in the culture portray gooey sentimentality; the result is that hip irony is itself ironized in such a way that the opposite of hip irony –that is, gooey sentiment– can emerge as the work’s indirectly intended mode. (Boswell, 2003: 17)

L’ironie devient donc à la fois le mal et le remède, la traversée du miroir ironique étant, à l’époque contemporaine, nécessaire pour arriver à traiter cette forme de discours qui, ignorée, risque de se retourner contre celui qui ne sait la reconnaître.

Dans son essai «Authority and American Usage», Wallace raconte comment, alors qu’il était enseignant, il cherchait parfois à convaincre de jeunes étudiants afro-américains ou issus de différentes minorités de se plier aux usages de l’anglais normatif, tout en leur expliquant que la valeur de cet anglais normatif, déterminée par un groupe social privilégié, était tout à fait arbitraire. La méconnaissance de cet anglais, toutefois, entraînerait le risque d’une perte d’autorité importante chez celui n’en maîtrisant pas les codes: il en serait ainsi pour l’ironie, de laquelle, pour aussi contestable que soit devenue son hégémonie, il serait désormais impossible de faire abstraction. Et, de même que l’ironie retourne ses armes contre elle-même, le cliché ne peut désormais être employé avec une parfaite innocence, sans précautions oratoires, sous peine de n’être que banal.

 

Bibliographie

Agamben, Giorgio. 1990. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Paris: Seuil.

Amossy, Ruth et Anne Herschberg-Pierrot. 2007. «Clichés, stéréotypes et littérature», dans Stéréotypes et littérature. Paris: Armand Colin, p. 53-71.

Barth, John. 1984. «The Literature of Exhaustion», dans The Friday Book: Essays and Other Nonfiction. New York: Putnam, p. 62-76.

Boswell, Marshall. 2003. Understanding David Foster Wallace. Columbia: University of South Carolina Press.

Cioffi, Frank Louis (dir.). 2000. Dossier ««An Anguish Become Thing»: Narrative as Performance in David Foster Wallace’s Infinite Jest». Narrative, vol. 8: 2, p. 161-181.

Foster Wallace, David. 1996. Infinite Jest. New York/Boston /London: Little, Brown and Company.

Foster Wallace, David. 2006. Consider the Lobster and Other Essays. New York: Back Bay Books.

Foster Wallace, David. 1998. A Supposedly Fun Thing I’ll Never do Again: Essays and Arguments. Boston: Little, Brown.

Holland, Mary K. (dir.). 2006. Dossier «The Art’s Heart Purpose: Braving the Narcissistic Loop of David Foster Wallace’s Infinite Jest». Critique, vol. 47:3, p. 218-243.

Hutcheon, Linda. 2001. «Politique de l’ironie», dans Pierre Schoentjes (dir.), Poétique de l’ironie. Paris: Seuil, «Points», p. 288-301.

Hutcheon, Linda. 1994. Irony’s Edge: The Theory and Politics of Irony. London: Routledge.

McCaffery, Larry. 2005. «A Conversation with David Foster Wallace», 8 mai 2011. <http://samizdat.cc/shelf/archives/2005/02/an_interview_wi_3.html>.

Wolfe, Tom (dir.). 1972. Dossier «Why They Aren’t Writing the Great American Novel Anymore». Esquire, p. 152-159.

  • 1
    Pour Wallace, le caractère insaisissable d’une ironie qu’on peut difficilement définir contribue au danger qu’elle présente: «The reason why our pervasive cultural irony is at once so powerful and unsatisfying is that an ironist is impossible to pin down. All U.S. irony is based on an implicit ‘I don’t really mean what I’m saying’. So what does irony as a cultural norm mean to say? That it’s impossible to mean what you say?» «E Unibus Pluram: Television and U.S. Fiction» dans Wallace, David Foster (1998), A Supposedly Fun Thing I’ll Never do Again: Essays and Arguments. Si la définition classique de l’ironie veut qu’elle soit d’abord et avant tout une manière de faire comprendre quelque chose en disant le contraire de sa pensée réelle, les très nombreux travaux cherchant à définir sa nature attestent de la complexité de cette notion. La vision proposée par Linda Hutcheon, qui met l’accent sur la réception de l’ironie et ses aspects politiques, rejoint les préoccupations de Wallace par l’importance accordée à la distanciation que cause l’ironie.
  • 2
    Notamment, Brenda Austin-Smith («Into the Heart of Irony», 1990), Jededah Purdy (For Common Things, 1999) et Todd Gitlin («Postmodernism: The Stenography of Surfaces », 1989).
  • 3
    David Foster Wallace mentionne l’importance qu’a eue l’œuvre des pères de la postmodernité américaine (Barth, Pynchon, Gaddis) dans son propre parcours littéraire dans un entretien accordé à Larry McCaffery en 1993 («A conversation with David Foster Wallace»), ainsi que dans l’essai  E Unibus Pluram: Television and U.S. Fiction» (Foster Wallace, 1998: 21-82).
  • 4
    Ces principes se trouvent dans le texte de Tom Wolfe (1972), «Why They Aren’t Writing the Great American Novel Anymore».
  • 5
    Nous empruntons ici la terminologie développée par Giorgio Agamben dans La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque (1990).
  • 6
    Voir à ce sujet «Clichés, stéréotypes et littérature» dans Amossy, Ruth, Anne Herschberg-Pierrot (2007), Stéréotypes et clichés,  p. 53-71.
  • 7
    On trouve ainsi, parmi les multiples néologismes inventés par Wallace, les mots «contuded», «hulpil», «ascarpatic» et «gumlet». Les termes médicaux et scientifiques difficilement compréhensibles pour les néophytes incluent «hyperauxetic», «phocomelic», «restenotic», «aclitic», pour n’en nommer que quelques-uns. Pour une étude plus exhaustive du lexique retrouvé dans Infinite Jest, voir l’article de Frank Louis Cioffi  (2000), «‘An Anguish Become Thing’: Narrative as Performance in David Foster Wallace’s Infinite Jest».
  • 8
    Elle déclare ainsi: «How can a writer, however well intentioned, survive his own unconscious addicition to irony? How can a society? Wallace asks these questions through Infinite Jest, with a predictably bleak answer. His greatest accomplishment in the novel will be to construct not a character strong enough to escape the ironic trap that the novel has set, but rather one earnest enough to suffer the irony and brave enough to struggle heroically to escape it, but still doomed, almost sadistically so, by an author who cannot overcome his own ironic ambivalence.» (Holland, 2006: 219)
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