Hors collection, 01/01/2012

Biographies, autobiographies, fictions. L’art de mettre des sujets en ruines

Jean-François Chassay
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Ce texte porte sur un ouvrage de A.S. Byatt, Le Conte du biographe (The Biographer’s Tale)1Les citations sont toutes tirées de l’édition française publiée en 2005 chez Denoël, dans une traduction de Jean-Louis Chevalier.. Ce roman complexe apparaît pertinent pour la problématique de ce livre, dans la mesure où l’indécidabilité du contenu ne cesse de se réverbérer dans une forme qui se modifie sans cesse et dont les éléments se délitent souvent. Qui parle au juste, dans cette narration? Y a-t-il quelqu’un qui tire les ficelles? La présence d’un narrateur autodiégétique sert à tromper le lecteur. Car ce narrateur n’a aucun pouvoir sur une histoire qui lui glisse entre les doigts comme du sable. Cette cohésion perdue (du moins en apparence) force le lecteur à établir des liens qui risquent toujours d’être aléatoires et renvoient à la fois à la pratique de l’écriture, à des considérations d’ordre générique, et en bout de piste à la figure de l’écrivain. À travers cette figure, l’énonciation chez Byatt ne cesse de se diffracter pour mieux se complexifier. Et fait par la même occasion preuve d’un humour que tout universitaire versé dans la réflexion sur la postmodernité devrait apprécier.

On ne résume pas aisément pareil roman. À moins de vouloir être vraiment exhaustif, Le Conte du biographe laisse traîner quelques fils qu’on parvient mal à nouer à l’ensemble. Souhaitons que le lecteur qui ne connaît pas ce livre ne sera pas trop perdu, mais je dirai à ma décharge que la poétique de ce roman tient à une perte de sens continuellement mise en scène. Où en sommes-nous, au juste? Voilà la question posée par le narrateur, et le lecteur à travers lui.

Phineas G. Nanson étudie en troisième cycle en littérature et travaille dans le champ postmoderne, navigant entre Derrida et Lacan, saupoudrant ses travaux à l’aide de lectures tirées des recherches en gender studies. Quand le roman s’ouvre, il se trouve dans un séminaire et vient de prendre une décision subite: il décide de tout laisser tomber:

J’ai pris ma décision, ex abrupto, au milieu d’un des célèbre séminaires  théoriques de Garth Butcher. Il était en train de citer Empédocle, de sa voix claire et retentissante. «Ici surgirent maints visages sans cou, des bras arrivèrent sans épaules, attachés à rien, et des yeux passèrent seuls, en grand besoin de fronts.» (11)

Corps morcelés et membres qui semblent indépendant les uns des autres ne sont pas sans faire penser à un assemblage génétique, comme s’il s’agissait de redonner vie à de l’inanimé. Dans ce contexte, que le responsable du séminaire soit apparenté à un boucher par son nom ne manque pas de sel. Nanson n’en peut plus de ces déconstructions savantes qui conduisaient à critiquer tous les objets culturels de la même manière. «Tous les séminaires, dit-il, possédaient en fait une ressemblance fatale.» (12)

De ces quelques phrases d’ouverture, on peut tirer une lecture métatextuelle: comment organiser le corps textuel pour en faire un tout, dynamique et vivant, qui ne se limite pas à des pièces éparses?  On peut en proposer également une lecture intertextuelle, ce paragraphe venant se clore quand Nanson déclare avoir manqué la semaine précédente un séminaire sur Frankenstein, manière ironique peut-être pour l’auteur de signaler que Phineas Nanson ne pourra échapper aux questions d’identité qui traversent le roman.

En réaction sans doute à des années de labeur au cœur du monde postmoderne, le voilà maintenant obsédé par l’objectivité, la vérité, la quête du fait concret. Construire quelque chose à partir d’un projet solide au sens clair.  Voilà exactement ce qu’il n’obtiendra pas.

Nanson se présente à Ormerod Goode, vieux professeur à la culture classique, spécialiste des langues anciennes à l’origine du saxon. Spécialiste du socle solide des fondations de la langue et de l’écrit, il paraît bien loin de Derrida. Pourtant, il assiste lui-même au séminaire de Butcher, pour des raisons obscures. Le narrateur ajoute que Goode parlait peu au séminaire, «sauf pour corriger des inexactitudes factuelles. […] Nul n’attachait grand prix à ces interventions. Les inexactitudes peuvent être subsumées comme une part inévitable de l’incertitude postmoderne, ou du jeu postmoderne, soit l’un soit l’autre, soit les deux.» (12-13) Ironiquement, cette incertitude et ce jeu traversent le roman.

Goode apparaît comme une sorte de père de remplacement pour Nanson. On peut aussi le présenter sous un versant plus sombre: figure méphistophélique qui pousse Nanson dans une voie où il va s’empêtrer, pendant que Goode, lui, s’efface lentement du paysage.

Annonçant à Goode qu’il cherche un nouveau sujet de thèse, Nanson se voit suggérer la lecture d’une biographie en trois volumes de sir Elmer Bole, un érudit du XIXe siècle, grand voyageur, connaisseur d’une dizaine de langues et de cultures orientales. Pour Goode, il s’agit du modèle par excellence de la biographie. On ne sera pas surpris d’apprendre que Nanson, avec sa formation, reste sceptique devant l’intérêt qu’il peut y avoir à écrire un livre sur la vie d’un homme, qui plus est en trois lourds volumes qui voit défiler, chronologiquement, vie et œuvre. Cette biographie traditionnelle, Goode la défend d’une manière étonnamment originale: «Une grande biographie est une noble chose. Considérez, a-t-il dit, le fait qu’aucun individu ne ressemble à aucun autre.  Nous ne sommes pas des clones, nous ne sommes pas des êtres haplodiploïdes. De l’œuf à l’éventuel déclin, chacun de nous est unique.» (17)

On s’étonne de certaines formules: «aucun individu ne ressemble à aucun autre», «Nous ne sommes pas des clones», «de l’œuf à l’éventuel déclin», «des êtres haplodiploïdes», terme renvoyant à haploïde, qui se dit d’une cellule possédant un seul jeu de chromosomes. Autant de manière d’exprimer le rapport au biographique qui installe un parallèle avec la génétique et rappelle qu’il s’agit de deux inscriptions de la filiation. Ces signes annoncent que dans ce roman, génétique, biographique et filiation ne cesseront de s’entrelacer et de se court-circuiter.

À sa grande surprise, Nanson dévore cette biographie qui devient une obsession. Il admire la manière dont l’auteur «procède au rassemblement et à la mise en ordre des faits.» (30) Au point où il décide d’écrire lui-même la biographie… du biographe d’Elmer Bole, un certain Scholes Destry-Scholes, duquel il n’existe à peu près aucune trace, comble de l’ironie. Il se serait noyé en 1965, à l’aube de la quarantaine, dans un maelström en Norvège. Goode dit l’avoir déjà rencontré, et ajoute: «Il n’a jamais été retrouvé, mais aussi il n’avait aucune chance de l’être.» (40) Phrase à double sens, tant il est vrai que l’existence de Destry-Scholes apparaît équivoque. Le biographe semble évanescent. À force d’en inventer les contours, Nanson ira jusqu’à parler de son «Destry-Scholes fictif.» (57) Entre la figure de l’écrivain biographe et celle d’un personnage de fiction, les frontières s’effacent. Pour complexifier le dossier, Nanson découvre que le nom Scholes Destry-Scholes ne correspond pas au vrai nom de l’auteur… mais presque. Il s’appelait en réalité Percival Scholes Destry. Son père et sa mère s’appelaient respectivement «Scholes» et «Destry». Nanson dira: «C’était certainement le même. Deux personnes ne naissent pas le même jour dans la même petite ville avec Destry et Scholes dans leur nom.» (42) Certes. Mais mentionner cette évidence apparente distille un doute sur l’authenticité de l’auteur, qui s’ajoute à d’autres interrogations sur les contours d’un individu qui ressemble beaucoup plus, au fil des pages, à un «personnage». Ironiquement, autant la vie de Bole est «pleine», traversée par des voyages incessants, des rencontres, des événements, des publications, une érudition fabuleuse, autant celle de Destry-Scholes paraît vide et n’offre aucune prise. Symptomatiquement, la petite ville où il naît est d’une banalité sans nom (j’emploie l’expression à dessein) et il n’existe sur place aucune trace de sa naissance. Un auteur s’impose comme une «autorité», mais celle-ci se désintègre au fil des pages, car Destry-Scholes devient de moins en moins l’auteur des textes qu’il semble avoir écrit.

Nanson entre en contact avec différentes personnes qui possèdent des documents sur Destry-Scholes. D’abord une archiviste qui lui remet trois courts textes dont le statut apparaît imprécis: fiction, fragments biographiques, éléments biographiques dont Destry-Scholes se servirait pour distiller des éléments autobiographiques? On chercherait en vain une réponse nette. D’autant que les propos de l’archiviste ne manquent pas d’être ambigus: «Le matériau paraissait biographique. Il y avait même une mention du maelström. Elle serait très heureuse, disait-elle, si je pouvais établir que ces fragments appartenaient positivement aux archives Destry-Scholes, car elle n’avait pas idée où les classer autrement.» (55) Il n’en sera plus question, et pourtant cette phrase sous-entend que rien ne garantit l’appartenance des documents au «corpus» Destry-Scholes.

Les trois textes sont reproduits dans le roman et leurs protagonistes présentés par des initiales: CL dans le premier cas, FG dans le deuxième et enfin HI. On finit par comprendre qu’il s’agit du naturaliste suédois Carl Linné, un des premiers penseurs de l’écologie, du scientifique Francis Galton, un des fondateurs de la psychologie différentielle, grand statisticien, inventeur de l’identification par empreintes digitales et du sac de couchage, mais surtout connu pour ses travaux sur l’eugénisme,  puis enfin de l’écrivain Henrik Ibsen. Un taxinomiste, un statisticien, un dramaturge.

Ces textes demeurent obscurs après la lecture, puisqu’ils s’arrêtent à quelques traces biographiques (ou inspirées de la biographie) sans que le sens global du propos ne soit révélé. Ils sont de plus incomplets: des indications de Destry-Scholes permettent de constater qu’il hésite sur des formulations, se demande s’il ne devrait pas retirer certains propos, etc. Une taxinomiste que Nanson rencontre, spécialiste de Linné, dira après la lecture du texte que Destry-Scholes lui a consacré: «C’est un tissu de vérités, semi-vérités et contrevérités, à ce qu’il me semble. […] Il y a ici des bribes inauthentiques suspendues à des crochets authentiques. Pourquoi faire une chose pareille?» (156-157) Voilà bien la question que se pose Nanson.

Des semaines après avoir passé une annonce dans le Times Literary Supplement, il reçoit une lettre d’une femme qui se présente comme la nièce du biographe, qu’elle n’a jamais connu. Elle est la fille de sa sœur, elle-même morte depuis quelques années, et dit être en possession de documents lui ayant appartenu. Ceux-ci se trouvent dans une valise.

Ces documents épars, fragmentaires (fiches numérotés mais dont l’ordre paraît pourtant aléatoire, ébauche d’informations, extraits de lettres, photos – mais aucune de Destry-Scholes), resteront largement épars et fragmentaires (et souvent présentés de cette manière au lecteur). En réalité, ces documents ouvrent un abîme. Entre Destry-Scholes, Linné, Galton, Ibsen et Nanson lui-même, entre genres et disciplines, entre différents types d’écrivains (dramaturge, biographe, classique ou formé au poststructuralisme, autobiographe, scientifique) les repères disparaissent et l’autorité narrative est déstabilisée. Nanson affirme, à la fin du roman:

J’ai admis que j’écris une histoire, […] et cette histoire d’une recherche racontée à la première personne est devenue, je dois le reconnaître, une véritable histoire à la première personne, une autobiographie. Je déteste l’autobiographie. Elle glisse entre les doigts, elle n’est pas fiable et, pis, elle est imprécise. (Je tente ici d’éviter le problème du déclin de la croyance dans l’idée d’objectivité en dérivant vers l’idée plus sûre, et idéologiquement non chargée, de précision. Je ne crois pas que cette tactique marche vraiment). (327)

Après la lecture des trois fragments biographiques, et davantage après la lecture des fiches, la narration se décompose, le roman joue même des codes génériques et on ne sait plus trop comment lire ce texte. Les fiches, les extraits de lettres, sont présentés tels quels dans le corps de la narration, comme les trois fameux documents sur les trois auteurs, reproduits les uns à la suite des autres.

Nanson découvre que certaines fiches qui semblent de la main de Destry-Scholes sont en fait copiées intégralement d’une biographie de Galton. Tel fait supposément avéré de la vie de Galton, tel voyage, a été nié par Galton lui-même. Non seulement telle voyage de Linné ne peut être prouvé historiquement, mais Nanson indique, dans une parenthèse qui semble un détail, cinq pages avant la fin du roman: «(ai-je dit que la contrefaçon par Destry-Scholes de la fabrication par Linné de sa fausse visite du maelström était un pastiche d’Edgar Allan Poe?)» (335). Cette note, présentée comme sans importance, alors qu’elle entrelace mensonge, interprétation fallacieuse et fiction, voit le roman s’écrouler. Car à partir de là, jusqu’à quel point les informations historiques et biographiques dans le roman sont-elles justes? Question d’autant plus complexe que plusieurs de ces informations sont bel et bien avérées, il suffit de fouiller dans les encyclopédies et les biographies (extra-diégétiques) pour le constater.

Nous sommes dans un roman, mais la masse des informations proposées repose sur un poids de véridicité. D’où la question des savoirs en jeu: sont-ils vrai ou faux? Lesquels vrais, lesquels faux? Et jusqu’à quel point? L’auteur semble disparaître derrière des textes qui l’effacent. Destry-Scholes est-il une fiction? Un faire-valoir? À quoi adhère-t-on vraiment, à quels textes adhèrent-on vraiment dans ce roman?

Voici Nanson, et le lecteur par la même occasion, devant un cul-de-sac. Sa vie professionnelle part à vau-l’eau, Destry-Scholes s’évanouit peu à peu et Nanson n’aura jamais su rassembler de documents fiables à son propos, on ne parvient pas à saisir l’intérêt ou la valeur de ses travaux sur Linné, Galton et Ibsen, fragments obscurs, sans perspectives singulières ni directions. Rien ne semble tenir, conduire à une réflexion solide, épistémologique ou romanesque. Et pourtant…

L’intérêt du roman repose justement sur une tension constante entre la possibilité et l’impossibilité de construire quelque chose de vrai, dont les balises seraient clairement établies. Comment redonner sens à la vie d’un individu, comment rendre compte de ce qu’il a été?

Biographie, autobiographie: sur ces valeurs sûres pendant si longtemps, criante d’authenticité (X, sa vie et son œuvre, Moi, ma vie et mon œuvre), plane aujourd’hui un lourd soupçon. Byatt prend un malin plaisir à mettre ces genres en ruines. Par la même occasion, toute la structure du roman se délite au fil des pages. Les informations supposément avérées qui forment la trame événementielle du roman sont de plus en plus minées à mesure qu’on avance dans la lecture.

De Linné, on peut lire dans le document qui lui est consacré qu’il s’agissait d’un «collecteur de faits» (70) On pourrait tenir semblable propos pour Galton et Ibsen. Hommes de faits, de classements précis, de hiérarchisation des savoirs. L’ironie tient à ce  qu’à travers eux une indécidabilité bien postmoderne s’exprime à travers les recherches de Nanson.

Cela suffit-il à expliquer pourquoi Destry-Scholes a réuni ces trois hommes? Les classificateurs sont nombreux (il sera notamment question de Charles Fourier dans le roman). Pourquoi ces trois-là en particulier? On voit mal dans un premier temps ce qui les unit. Un homme bien inscrit dans son temps, le XVIIIe siècle, deux autres nés au XIXe siècle et qui font le pont avec le XXe; deux scientifiques et un dramaturge; deux Scandinaves et un Anglais. Autant de points qui rapprochent à chaque fois deux d’entre eux pour aussitôt repousser le troisième.

Il n’y a peut-être aucune explication valable, mais justement: tout le travail de marionnettiste de Destry-Scholes (qui que soit Destry-Scholes) consisterait à laisser les fragments en plan pour le plaisir d’imaginer quelqu’un tenter de replacer les pièces du puzzle. Nanson est d’ailleurs conscient qu’il se laisse prendre au jeu: «Moi non plus je ne pouvais m’empêcher de penser à ces trois histoires, ou fragments d’histoires, comme si considérées ensemble, elles faisaient toutes partie d’une œuvre plus considérable en cours. Elles me présentaient un seul problème: il était très tentant d’en faire un objet singulier» (130).

D’une part, il existe toujours des risques de créer des connivences, de voir ce qu’on veut bien voir, en dénaturant le sens de ce que nous avons sous les yeux (ce pourrait être la définition d’une mauvaise analyse textuelle). D’autre part, la culture peut justement se définir comme une recréation, la remise en perspective du réel qui nous permet de le voir autrement, de le repenser pour empêcher la stagnation du monde. Le narrateur se débat entre ces deux manières de percevoir les choses à partir des éléments qu’il a entre les mains et qui le reconduisent toujours à son rapport conflictuel à la postmodernité.

Nanson constate l’existence de filiations. Le professeur Goode devient un père de remplacement pour lui, figure qui se transforme en celle du père absent. La biographie relève aussi, bien sûr, de la filiation. Filiation convaincante lorsque Destry-Scholes se penche sur le cas d’Elmer Bole, beaucoup moins avec Linné, Galton et Ibsen. Dans le cas de Nanson par rapport à Destry-Scholes, il s’agit manifestement d’une filiation impossible. Mais cela tient pour partie au fait que Nanson se révèle un vrai lecteur. Ce qui signifie quelqu’un qui ne cherche jamais un miroir dans un texte, selon ses mots. Quelqu’un plutôt en quête d’une altérité radicale. En ce sens, en toute logique (en toute lucidité), il dira: «je ne suis pas très doué pour trouver qui Destry-Scholes était parce que cela ne m’intéresse pas beaucoup de trouver qui je suis.» (133)

Plus loin, il reviendra sur des filiations naturelles d’une autre façon: «Que Destry-Scholes pensait-il être le rôle d’un biographe? Pourquoi a-t-il proféré des mensonges et écrit des parodies? Je commençais à trouver de plus en plus ardu de démêler ses idées sur ses trois personnages – et les fils se dévidaient tout le temps, de Linné à Artedi, de Galton à Darwin et Pearson – d’avec ma propre quête d’un moyen de regarder le monde, d’une collision frontale avec les choses.» (219)2Peter Artedi était un naturaliste suédois, mort à 30 ans et Karl Pearson un mathématicien anglais, qui deviendra l’ami puis le biographe de Galton après la mort de celui-ci. Le roman distille à la fois les informations vraies et fausses, dont les fausses permettent d’ouvrir à la compréhension du lecteur ce que les vraies (les «faits») ne suffisent pas à amener à la conscience.

Ce qui est en jeu dans les fragments lus, à travers les débats entre Galton et Darwin, les liens entre Linné et Artedi, c’est aussi l’évolution du genre biographique et les effets hasardeux de l’Histoire. Nanson, à force de réflexions, s’interroge sur le sens à donner à la biographie: «Que manigançait Destry-Scholes? Telle est la question. Ma question. J’ai formé l’hypothèse provisoire, après avoir lu Pearson, que Destry-Scholes menait une expérience sur la nature du récit biographique. Il existe une différence entre le type de biographie qu’écrivait Pearson, celle que Destry-Scholes consacra à Elmer Bole, et la biographie moderne critique  ou psychanalytique.» (217)

Dès lors, il propose une théorie de l’évolution (au sens presque darwinien, avec sa part de hasard) du genre biographique. Notre rapport à la vérité, aux faits et à l’interprétation se trouve remis en question à travers la manière dont un auteur énonce la vie d’un autre auteur. C’est aussi l’environnement qui détermine le sens et la valeur à donner aux propos d’un auteur qu’on glorifie. Conscient qu’on échappe difficilement à sa formation (et à son époque), Nanson dira: «Je n’arrivais pas à me défaire du besoin typique des années quatre-vingt-dix de penser qu’un critique des années cinquante est à la fois naïf et calculateur» (43).

Les accidents de l’Histoire sont nombreux et modifient les interprétations à donner d’un auteur. Nanson cite à cet égard Pearson, le biographe de Galton:

«Le but de l’existence de Galton [écrit Pearson] a été d’étudier les changements raciaux collectifs en maints domaines, dans le dessein de contrôler l’évolution de l’homme, comme l’homme contrôle celle de maintes formes de vie.» [Nanson ajoute:] Ceci fut naturellement écrit dans l’ignorance candide des usages auxquels de telles idées étaient destinées, et la réaction horrifiée que provoquent aujourd’hui en nous de telles déclarations n’eût assurément pas manqué de surprendre les idéalistes de la fin du règne de Victoria. (215)

Galton était un homme de son temps, avec les défauts propres à la majorité des bourgeois de son époque (je pense aux effets abominables du colonialisme – colonialisme contre lequel, par contre, son cousin Charles Darwin était opposés). Il n’était pas pour autant le monstre qu’on a inventé, en ramenant toute son œuvre à l’eugénisme, comme s’il avait été la seule influence des nazis. De toute manière, ne faisons pas les Tartuffes: le DPI (diagnostic pré-implantatoire) qui permet d’extirper des maladies génétiques héréditaires, ce qui s’avère une excellente chose, c’est bel et bien de l’eugénisme, c’est-à-dire une «amélioration du patrimoine génétique», définition que Galton donnait à l’eugénisme. La recherche se pense d’une toute autre manière et dans un tout autre contexte que ce qui prévalait à l’époque où Galton proposait ses hypothèses, cela ne change rien au fond de l’affaire. Ce roman ne cesse de rappeler que nous sommes toujours notre propre point aveugle et qu’il est toujours plus facile de lire le passé que notre propre époque.

Aujourd’hui, au cinéma, on peut découper des gens à la tronçonneuse sans que personne ne s’offusque, mais il existe des associations qui se battent pour qu’aucun personnage ne fume dans un film parce que cette activité apparaît immorale. On peut supposer que dans un siècle les gens se rouleront par terre devant notre rectitude politique, de la même manière que nous rigolons comme des baleines en constatant qu’à l’époque victorienne, pour la bourgeoisie européenne, un être humain se définissait comme homme, blanc, hétérosexuel, riche et si possible barbu (ce qui permettait d’être davantage à l’image de Dieu, barbu comme chacun le sait).

Entre vrai et faux, se modèle et se module la connaissance; le savoir constitué se crée à mesure à partir d’hypothèses qui sont autant de fictions, de vérités relativisées par la doxa sociale, les points aveugles de sociétés qui ne peuvent ou ne savent toujours remettre en question les mythes qui les habitent. Ce que le roman de Byatt met habilement en scène, en montrant aussi comment le déferlement des biographies, autobiographies, du «fait vécu» alimente largement le discours social et le regard porté sur les auteurs. Le conte du biographe fait apparaître comme en palimpseste les siècles et leurs interprétations de la réalité, à travers le biographique, la génétique, l’hérédité et l’Histoire. Ce roman explore et interroge, par un biais imaginaire, les frontières entre réel, véridicité et fiction. Cette porosité des frontières qui provoque le désarroi de Nanson est celui d’une époque, la nôtre. Une époque où le savoir, parce que les frontières ne sont plus claires, parce que les hiérarchies sont remises en question et les statues déboulonnées, où le savoir, donc, est en crise. Mais, peut-être est-il bon de le rappeler, alors que les problèmes économiques ne semblent conduire qu’à une définition morose sinon apocalyptique de ce terme: une crise peut être une formidable occasion de réflexion intellectuelle.

Bibliographie

Byatt, Antonia Susan. 2000. Le Conte du biographe. Paris: Denoël.

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Cet article a d’abord été publié dans l’ouvrage La transmission narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain, sous la direction de Frances Fortier et Andrée Mercier (Nota Bene) en 2012.

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    Les citations sont toutes tirées de l’édition française publiée en 2005 chez Denoël, dans une traduction de Jean-Louis Chevalier.
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    Peter Artedi était un naturaliste suédois, mort à 30 ans et Karl Pearson un mathématicien anglais, qui deviendra l’ami puis le biographe de Galton après la mort de celui-ci.
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