Colloque, 26 mars 2015

Esthétique de la résistance et imaginaire de la fin du livre. Pour un renouveau du livre-objet.

David Berthiaume-Lachance
couverture
Figura-NT2 Concordia / IIIe édition du CLeRM – Le Colloque étudiant en Littérature et Résonances médiatiques 2015, événement organisé par Emilie Lamoureux et Sara-Danielle Gagnon

C’est au mois de novembre 2014 que j’ai commencé à me concentrer sur un projet que j’avais en tête depuis environ un ou deux ans et qui allait finalement porter le titre «Animaux noirs sur blancs»; très simplement, j’achetais de petits cahiers de marque Canson (100 pages. 8,9 x 13,9 cm) à code barre unique dans les différents Omer DeSerres montréalais pour y dessiner une quinzaine de pages –la plupart du temps au centre ou à la fin du cahier– de façon assez discrète. Une attention particulière était appliquée à ne pas abîmer la surface ou les pages des cahiers pendant ces altérations, pour ensuite les retourner au Omer DeSerres et les mêler aux cahiers vierges. J’avais espoir que d’éventuels clients en fassent l’achat et découvrent les altérations au gré de leurs manipulations de l’objet. Ce compte-rendu tentera d’éclaircir les deux champs théoriques ayant nourri l’articulation du projet, soit celui de la résistance et celui du livre-objet.                               

Chaque cahier prenait comme sujet le récit d’un animal singulier et un ton poreux, ouvrant au dialogue et à la projection –mais nous y reviendrons. Le fait est que ces cahiers, devenus livres-objets par le biais de mes altérations, prennent sens non pas dans ce que je peux y inscrire, mais bien dans et par l’expérience de ceux qui les découvrent. En cela, ce ne sont pas seulement quelques pages gribouillées de mots et de dessins –mais surtout des objets qui font phasme. Selon ce que Georges Didi-Huberman a développé autour de l’apparition de cet insecte ressemblant à une brindille, le phasme apparaît et surprend; quand on croyait qu’il ne s’agissait que d’une banale brindille, le phasme force une nouvelle attention. Une déprise et une reprise pour cet inconnu imaginé qui, se voyant confronté soudainement à un réseau de sens devenu caduque grâce à l’altération et sa découverte, ce serait prêté au jeu et à l’expérience. Il me semblait intéressant de proposer, à même le flot ininterrompu des allers et venues des échanges marchands, la possibilité d’un tel renouveau relationnel de choses prises comme acquises. Qui s’impose à même le flot ininterrompu des allers et venues des échanges marchands. Où le consommateur aurait d’abord cru faire l’acquisition d’un objet vierge et intouché pour en fait se retrouver à devoir gérer (ou nier) la présence de cette transgression et la potentielle relation pouvant s’y développer.

            Bien que les altérations se terminent toutes par une ouverture –soit la mention d’une adresse courriel créée expressément pour le projet, à laquelle le lecteur est invité à écrire– je n’ai reçu jusqu’à maintenant qu’une seule réponse: une photographie d’un des cahiers intitulée «Bien joué». La personne a mis la main sur un des cahiers en le feuilletant au magasin pour ensuite le remettre sur l’étagère de vente –rien de plus et pas plus de réponses à mes courriels curieux.

            Pour l’instant, 19 cahiers ont été réintroduits dans leur habitat naturel. J’avais initialement le projet d’en altérer 22, mais tout laisse à croire que je risque de dépasser ce nombre magique –l’objectif étant d’avoir suffisamment de retours pour en être satisfait. Si plus de réponses et de liens venaient à se tisser, j’aimerais idéalement mettre en contact les personnes interpelées et ouvertes à l’échange– sans doute par le biais d’un forum ou d’un blog. Cette plateforme serait alors la tentative d’une communauté à configuration politique puisque née en secret dans l’une des failles du quotidien de la consommation et dans la banalité du rapport de l’acheteur à l’objet acheté. D’objet de consommation virginal à livre-objet, puis de livre-objet à échange hypermédiatique: la transgression acquerrait son caractère politique sur deux plans, tous deux mis en mouvement par le glissement opéré par le phasme.

            Politique en premier lieu parce poétique, selon cette logique qu’illustre très bien Michel van Schendel quand il dit que le poème est combat:

Le poème est un combat. C’est en quoi il est politique. Mais les armes de son combat tiennent à sa singularité. Elles sont fragiles. Si le poème a la lumière de le savoir, il acquiert la force de cette fragilité. Il devient la parole, une intransigeante parole de liberté. C’est pourquoi on tentera de l’étouffer, jusque dans la pléthore du «bruit» communicationnel savamment organisé par le commerce et le pouvoir1Michel van Schendel, «La parole tenue», in: Georges Leroux et Pierre Ouellette [dir.], L’engagement de la parole. Politique du poème, Québec, VLB éditeur, 2005, 38..

A contrario d’un mouvement marchand tentant de réduire le potentiel poétique de l’art ou, plus essentiellement,  au profit d’une cadence cherchant à maximiser son efficacité pratique, que celle-ci soit issue d’entreprises privées –Omer DeSerres en est un bon exemple– ou bien d’instances gouvernementales ou associées au pouvoir.

            Et politique aussi en son sujet, puisque chacune de mes interventions fait plus ou moins clairement allusion à une situation d’humiliation et/ou d’injustice sociale, allant même jusqu’à parfois aborder des enjeux d’actualité tels que les mesures d’austérité ou les politiques néolibérales s’attaquant actuellement aux acquis sociaux. Qu’il soit question d’une tortue ne voulant porter attention aux bruits extérieurs à sa coquille et devenant roche-objet insensible entassée avec des briques, ou encore d’un cheval qu’on empêche de voir autour de lui grâce à des œillères jusqu’à ce qu’il soit fait viande à manger, je prenais soin de reproduire ce même motif narratif de façon à orienter la lecture et à poser, en bout de ligne, la question de la survie.

 

Comment survivre à cela?

 Ces histoires d’animaux interrogent le lecteur quant à la douleur et la peur qui s’installent avec l’humiliation et le sentiment de fin qui fait le propre de cette «politique de la haine et de la colère» que Paul Chamberland évoque, puis posent toutes des questions différentes, s’apparentant à «Comment survivre à son anéantissement?» Comment faire face à la «tournure catastrophique qu’a prise le cours du monde [où] on aurait beau chercher désespérément des solutions2Paul Chamberland,  Une politique de la douleur. Pour résister à notre anéantissement, Québec, VLB éditeur, 2005, 822» sans jamais défaillir du désespoir qui nous atteint, tant l’anéantissement qui menace se présente comme inéluctable? Quoi faire de ces petites violences qui ont lieu au quotidien dans ce bruit communicationnel marchand –qu’on retrouve reléguées un peu partout, dans les nouvelles, les journaux, les standards du «ça fonctionne = c’est clair = c’est utile = ça se vend = c’est bon = faites votre part pour le bien commun»– dénué d’ombres et de nuances? Et que faire si on survit malgré soi de façon humiliante, par la force des grandes nécessités? Ou si on humilie ceux qui nous entourent par peur de manquer de sécurité? Quels compromis ne pas accepter? Comment résister? Florilège de questions auxquelles je n’ai pas la présomption d’offrir de solutions, sinon la tentative d’un contact attentif et curieux avec cette ressource insoupçonnée que serait «notre faiblesse, notre précarité qui [nous] caractérise le plus nettement compte tenu de la conjoncture, notre commune condition3Chamberland, op. cit., 83». Tant d’expériences singulières et vécues au creux de nos intimités que j’espère réussir à faire dialoguer avec ce projet; que le geste d’attention et de douleur se prolonge dans une mise en commun transgressant l’isolement qui nous assaille, tous animaux craignant pour nos vies.

            Je crois que de poser ces questions par le biais de fables animalières m’est venu instinctivement par rapport à deux idées assez simples. D’abord, ce sont Deleuze et Guattari qui, dans leur livre sur Kafka, décrivent le devenir-animal comme

une déterritorialisation absolue […], par opposition aux déterritorialisations relatives que l’homme opère sur soi-même en voyageant; le devenir-animal est […] une carte d’intensités [et] un ensemble d’états, tous distincts les uns les autres, greffés sur l’homme en tant qu’il cherche une issue. C’est une ligne de fuite créatrice qui ne veut rien dire d’autre qu’elle-même4Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka: Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 65. .

De cela, je retiens surtout l’idée d’un mouvement déterritorialisant –que je comprends ici comme ce moment de déprise du consommateur dont j’ai parlé plus haut– qui trouverait son issue dans la conjugaison d’un ensemble d’états indistincts (humiliation, peurs, colères, précarité, etc.), en l’intensité de la figure de l’animal blessé ou réduit mais néanmoins capable de négocier sa survie. Un geste de désespoir, certes, mais surtout un geste qui, dans la rencontre d’un compagnon de malheur comme soi, serait à même d’engranger de nouvelles forces, d’inventer de nouvelles tactiques pour tolérer l’injustice et, peut-être même, de s’entraider à la combattre dans la résonance d’une faiblesse commune dans l’anéantissement. Ou, du moins, s’entraider à se dire que nous ne sommes pas seuls et que d’autres animaux respirent le même air sale et que ce n’est pas tout et qu’il reste d’autres choses à vivre. Car il faut vivre pour esquisser cette nécessité de développer ensemble des modes et des techniques de survie. Le lecteur, abandonnant son rôle de consommateur, embrasserait le devenir-animal sous-tendu par le récit animalier et la ligne de fuite créatrice qui le caractérise en tant qu’expérience à part entière, mais constituée de flux connexes à même de nouer avec différentes singularités. Avec le désir d’ouvrir un espace d’échange et la possibilité d’une co-création –qui pourrait avoir lieu si le lecteur accepte de se prêter au dialogue des failles et à leur mise en mouvement.

            Ensuite, je crois que j’aimais aussi l’anonymat dont s’entourent parfois les représentations sans identités claires des animaux, comme on peut en retrouver dans les fables de La Fontaine ou dans les œuvres du peintre québécois Jean-Guy Meister5Voir à ce sujet le catalogue qui fut produit par la galerie Beaux-arts des Amériques pour l’exposition «Le lapin bleu» de l’artiste en question. Aussi, j’espérais être capable d’adopter le ton et le motif de la fable –à la fois facile d’accès, utilisant un vocabulaire assez simple, des expressions d’usage commun et évoquant un imaginaire un peu naïf, mais facilement inquiétant– propice à une réappropriation dans la lecture et le devenir-animal qui s’y développe. Aussi, Érik Bordeleau (commentant la posture du philosophe Michel Foucault) réfléchira l’anonymat comme étant une expérience désubjectivisante –proposant le langage comme lieu d’une mise en commun permettant une déprise de la subjectivité libérale humaniste. Cette même subjectivité privée/privatisante qu’on peut retrouver tapissée sur les publicités de mode, dans le bruit communicationnel des discours de politiciens et dans les magasins Omer DeSerres quand on essaie de nous vendre un prêt-à-créer-son-propre-scrapbook pour enluminer les meilleurs moments de sa famille. Autant d’expériences vendues comme étant de bons produits, évalués selon une logique de rendement investissement/plaisir assuré –auxquelles je voulais introduire ces carnets pour y insuffler un peu de forêt sauvage. Dans l’optique d’un fleurissement de devenirs-anonymes qui prendraient, en fait, plus concrètement forme sur la plate-forme internet –en tant qu’espace privilégié des altérités. Chaque cahier anonyme, bref, propose une esthétique de la résistance qui s’établit selon une posture transgressive (le cahier vierge ne l’est pas) et une logique de contamination, où la révolte face aux injustices sociales et la puissance du devenir-animal anonyme poussent le consommateur à jouer le jeu du livre-objet délinquant.

 

Renouveau du livre-objet

Quand il est question de «fin du livre», ou encore plus largement de n’importe quelle fin, il est bien plus souvent qu’autrement question de la panique et des craintes qu’éprouvent les communautés s’organisant sur ces réseaux sémantiques faiblissant, entrainant avec eux les différentes institutions et/ou entreprises qui en dépendent. Des peurs qui laissent place à un empressement irrépressible de décrier la mort de ce qui semble mourir et la perte des valeurs et traditions qui y sont associées. Ainsi, quand on parle de la fin du livre, il est sans doute plus approprié de parler d’une inquiétude pour l’objet-livre et les bouleversements qui ont lieu en sa culture. Bertrand Gervais, en ce sens, souligne bien l’essor nécessaire à l’approche de tels livres en transformation, alors qu’il s’intéresse au processus de lecture que demandent certains livres-objets rendus illisibles par les altérations de leurs auteurs:

Comment franchir le seuil d’un texte ramené à une matérialité que nous parvenons difficilement à dépasser? […] La réponse est simple: en traversant la figure pour rejoindre le texte. […] Il faut simplement un coup de force pour le remettre en jeu. Un coup qui n’est autre que la lecture elle-même6Bertrand Gervais, «Avant-propos: Figures du texte», in: Postures, n° 8 (printemps 2006), 12..

Un processus de remise en mouvement qui, on peut le supposer, se calquerait sur les modalités de «fin» du livre pour tenter d’y insuffler d’autres fonctions renouvelant l’actualité de sa matérialité. 

            S’il y a bien une fin du live à laquelle je suis sensible, c’est celle du livre en tant qu’objet matériel vecteur d’une expérience profondément esthétique cherchant à être lue, échangée et partagée – sans égard pour les rituels de consommation qui l’entourent et qui le réduisent à un objet de vente dont on doit tirer profit et plaisir. À titre d’exemple de cette tendance marchande, il ne suffit que de penser aux propos de l’actuel P.-D.G. de la méga-chaîne de librairies Renaud-Bray, Blaise Renaud, qui avouait dans une entrevue ne voir aucune différence entre la vente de livres et la vente de souliers –qu’il ne s’agit que d’un commerce et qu’il est avant tout un businessman7Noémi Mercier, «Blaise Renaud, le libraire rebelle», in: L’actualité, [en ligne]. Un triste constat qui, à maints égards, me semble juste puisqu’il parle d’une culture du livre qui en vient à dévorer l’objet au profit d’un livre-produit devant répondre à des exigences communicationnelles. Une réduction du rapport sensible à la lecture dont René Lapierre dresse un portrait assez clair:

La dévoration est tout à la fois celle du livre et celle de l’autre. Pour le livre, la méthode reste fort simple; l’opération se limite d’ordinaire à évoquer en page 4 de couverture l’équivalent d’un exploit de cuisine, savoureux, piquant, comme on voudra. […] On dira qu’une œuvre est bonne, ou nourrissante, ou substantielle, et la logique de la propriété s’emploiera d’abord à limiter ces qualités à du contenu, puis à détailler dans ce contenu ce qu’elle désignera comme du sens, de la signification8René Lapierre, L’atelier vide, Québec, Les Herbes rouges, 2003, 18-19.

en l’associant aux clichés répondant le mieux aux horizons de vente fixés par l’appareil de sondage marketing ou encore au parcours de l’auteur. Un même rituel de dévoration de l’autre en tant que subjectivité libérale humaniste qu’on peut connaître et réduire à une identité –faisant fi de la relation qu’il a avec son milieu et qui le définit en tant que membre d’une certaine communauté esthétique.

            Selon Bon, l’érodation graduelle de cette expérience sensible de lecture ce serait accélérée avec la naissance de l’imprimerie –la littérature étant alors reléguée à n’être que l’un des éléments de l’efficacité technique alors nouvellement possible– pour, en fait, atteindre un point culminant dont nous vivons actuellement le contrecoup:

Ce qui peut sembler aujourd’hui un rapport affadi avec l’invasion des livres-produits, et l’économie passée au singulier, “le marché du live”, est au départ cette haute relation du langage à ce qui le fonde, là où il crée l’homme comme communauté dans son cheminement de frayeur et de curiosité9François Bon, Après le livre, Paris, Éditions du Seuil, 2011, 74

Et c’est là, il me semble, que je retrouve une des visées que je cherchais sans trop le savoir alors que j’amorçais le projet des carnets altérés –à entendre une réactualisation des us et coutumes s’apparentant à ce cheminement de frayeur et de curiosité propre à l’humain en communauté. Je voulais mettre en échec ce rituel de dévoration propre au marché du livre libéral et à la fonction que celui-ci donne au livre en tant qu’objet de consommation.

            Mais ce n’était pas exactement encore cela et pour trouver la fonction qui m’intéressait, il me fallait reculer avant l’avènement de l’imprimerie, au temps des grimoires –avant même que la Bible ne soit faite Bible. Dans son livre sur les grimoires, le sociologue historique Owen Davies décrit comment ces livres dits magiques n’étaient pas simplement destinés à contenir des informations magiques –la plupart concernant le contrôle d’esprits et de forces occultes ou de charmes de protection– mais étaient aussi magiques en soi: «Grimoires also exist because the very act of writing itself was imbued with occult or hidden power. “A book of magic is also a magical book” as one historian of the subject has observed10Owen Davies, Grimoires : A History of Magic Books, Oxford, Oxford University Press, 2009. 2..» L’écriture et la lecture se rejoignaient alors autour d’un pacte et/ou de modalités de rituel correspondantes –visant soit à inscrire la magie dans l’objet-livre, soit à l’en déployer, à la faire sienne.

 

Contre-sorts animaliers

Or, à l’époque, ce n’est pas tout le monde qui savait lire ou écrire et il est aisé de croire qu’on exagérait fort possiblement les facultés entourant la production de livres et leur lecture. Cependant, l’objet qu’est le grimoire demeurait néanmoins détenteur d’une aura indéniable autour de laquelle on se recueillait malgré les différentes expérimentations qu’on avait pu en faire. Certaines personnes ne sachant lire retranscrivaient parfois des signes trouvés dans des grimoires et allaient frotter le papier contre le front des malades nécessitant des soins, alors que d’autres portaient les livres sur eux en guise de talismans protecteurs, allant même jusqu’à poser ces lourds ouvrages sous leurs oreillers, la nuit, pour éloigner les mauvais sorts, etc. Cette tradition du livre me fascine de par la fonction qu’elle semble octroyer à l’objet-livre, indépendamment de son contenu. Comme si, d’une certaine façon, je cherchais par le biais des altérations à recréer des grimoires qui seraient porteurs d’une magie capable de résister à l’uniformisation du bien de consommation –qu’il soit question de celle du livre-produit, du cahier vierge d’Omer DeSerres ou encore de la relation à l’autre, à l’altérité, à celui qui mettra la main sur le carnet-phasme et sa secrète transgression. Pour activer quelque chose comme l’ébauche d’un désenchantement, d’une déprise de cet enchantement capitaliste dont parlent les philosophes Stengers et Pignarre, qui appréhendent le capitalisme comme un système sorcier capable de « réorganiser en permanence son fonctionnement, de manière à réduire à néant tous les pouvoirs qui pourraient trouver une référence en dehors de son système et de sa logique »11Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, Éditions La Découverte, 2007, 43. Les carnets des « Animaux noirs sur blancs » s’essaient à dévier la construction de sens que les artisans du système sorcier –spécialistes inventés pour communiquer, dans les médias, les vérités dont le Capital et ses hérauts ont besoin pour continuer à faire marcher le monotone rythme des transactions– veulent maintenir, pour fuser sous le radar, contre-sorts d’une «liberté [qui] se limite au “choix” offert parmi les coups autorisés par tel état du Système ou tel fonctionnement de l’Appareil¨12Chamberland, op. cit., 111.». Une ligne de fuite créatrice irrésolue et étant difficile à associer à un coup autorisé ou non autorisé, puisque se défiant même de la logique de fonctionnement du système par la mise en mouvement d’un dispositif secret d’échanges intangibles.

            Bref, j’aurais tenté de démontrer comment j’expérimente certaines modalités de résonances médiatiques qui revisitent le livre-objet en tant que dispositif de résistance. J’essaie avec ce projet de le déployer comme un contre-sort d’abord établi via le texte intermédial produit dans les cahiers et leur caractère subversif, puis comme un élan qui tente d’aller vers un autre anonyme pour qu’il se prenne au jeu des animaux révolutionnaires. Galvanisé par la particularité de l’objet-livre-phasme venant suspendre le quotidien de la consommation, j’ai grande hâte de recevoir plus de réponses de la part d’éventuels interlocuteurs pour voir le projet sortir de son espace initial de prolifération – dans l’espoir que internet joue ici un rôle de caisse de résonances, propice au partage.

  • 1
    Michel van Schendel, «La parole tenue», in: Georges Leroux et Pierre Ouellette [dir.], L’engagement de la parole. Politique du poème, Québec, VLB éditeur, 2005, 38.
  • 2
    Paul Chamberland,  Une politique de la douleur. Pour résister à notre anéantissement, Québec, VLB éditeur, 2005, 822» sans jamais défaillir du désespoir qui nous atteint, tant l’anéantissement qui menace se présente comme inéluctable? Quoi faire de ces petites violences qui ont lieu au quotidien dans ce bruit communicationnel marchand –qu’on retrouve reléguées un peu partout, dans les nouvelles, les journaux, les standards du «ça fonctionne = c’est clair = c’est utile = ça se vend = c’est bon = faites votre part pour le bien commun»– dénué d’ombres et de nuances? Et que faire si on survit malgré soi de façon humiliante, par la force des grandes nécessités? Ou si on humilie ceux qui nous entourent par peur de manquer de sécurité? Quels compromis ne pas accepter? Comment résister? Florilège de questions auxquelles je n’ai pas la présomption d’offrir de solutions, sinon la tentative d’un contact attentif et curieux avec cette ressource insoupçonnée que serait «notre faiblesse, notre précarité qui [nous] caractérise le plus nettement compte tenu de la conjoncture, notre commune condition3Chamberland, op. cit., 83
  • 3
  • 4
    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka: Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 65.
  • 5
    Voir à ce sujet le catalogue qui fut produit par la galerie Beaux-arts des Amériques pour l’exposition «Le lapin bleu» de l’artiste en question
  • 6
    Bertrand Gervais, «Avant-propos: Figures du texte», in: Postures, n° 8 (printemps 2006), 12.
  • 7
    Noémi Mercier, «Blaise Renaud, le libraire rebelle», in: L’actualité, [en ligne].
  • 8
    René Lapierre, L’atelier vide, Québec, Les Herbes rouges, 2003, 18-19
  • 9
    François Bon, Après le livre, Paris, Éditions du Seuil, 2011, 74
  • 10
    Owen Davies, Grimoires : A History of Magic Books, Oxford, Oxford University Press, 2009. 2.
  • 11
    Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, Éditions La Découverte, 2007, 43
  • 12
    Chamberland, op. cit., 111.
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