Entrée de carnet

Bilan de la Mi-Carême

Jonathan Hope
couverture
Article paru dans Produire, préparer, manger ensemble, sous la responsabilité de Jonathan Hope (2018)

Mon expérience du carême me confronte à plus de problèmes que j’envisageais.

Je maintiens l’objectif que je me suis donné. J’ai coupé la consommation de produits dits “superflus” (une catégorie ambigüe, j’en conviens…): desserts, alcool, viande, produits importés, etc. Depuis le début du carême, j’ai bu un café et un reste de chocolat chaud oublié par un enfant. Dans les deux cas, je me sentais physiquement incommodé par la suite. Allez savoir pourquoi, mais je suis tenté de croire que mon corps avait perdu l’habitude de ces aliments. Même le thé vert est devenu trop fort… Je reconnais par contre que les objectifs du carême peuvent parfois aller contre l’esprit de la pratique, surtout dans un contexte de vie quotidienne partagée, familiale. Le carême devrait être l’occasion de simplifier la vie: mais parfois la simplicité consiste à manger comme tout le monde, ou manger des restes. À ce moment, les restrictions imposées peuvent apparaître comme des coquetteries, un luxe auquel on ne devrait pas tenir.

Au départ je m’étais dit que ce carême allait être une expérience non-confessionnelle. J’ai grandi dans un milieu chrétien (protestant et catholique) pratiquant. Pour plusieurs raisons, c’est un héritage que j’ai laissé tomber. J’ai quand même voulu revoir cette période importante du calendrier chrétien. Je lisais sur son histoire, j’essayais de l’intellectualiser, tout en intégrant cette pratique dans mon quotidien. Mais les témoignages sont trop nombreux, ses utilisations à des fins idéologiques sont partout. Une des photos les plus marquantes à la suite de la fusillade de Marjory Stoneham Douglas High School en Floride le montre bien: deux femmes en pleurs, dont une avec la croix de cendre sur le front. Les chrétiens américains n’ont pas attendu pour sauter sur cette image et s’approprier le récit de ce drame: communauté sous le choc, communauté persécutée. Je ne peux pas pratiquer ce jeûne en ignorant ces usages politiques, notamment aux États-Unis – et que ce soit par les Evangelicals ou par Oprah Winfrey. Un Carême non-confessionnel? Je ne crois pas qu’une telle chose est possible.

Ce qui me dérange par ailleurs avec le carême, c’est son côté grégaire et moralisateur, genre de compétition de la sainteté. Combien de commentaires peut-on lire ou entendre soulignant la facilité du jeûne des uns et des autres. “Arrêter les desserts? Mouais…” Entendons: “ce n’est pas assez, force-toi.” Il s’installe une rivalité des exploits de l’abstinence. On le constate en voyant les rapports ambigus entre les régimes et le carême, et différentes modes qui rappellent le jeûne chrétien (ne serait-ce que par leurs positions dans le calendrier): Veganuary, Febfast, février sans alcool. Chez des amis, je me suis surpris à saliver devant une part de gâteau oublié sur la table. Contrôle-toi, Jonathan. J’ai laissé le gâteau sur la table. J’étais encore plus surpris par la fierté ressentie par la suite, que j’attribuais à mon effort de retenue. Mais qu’est-ce que je voulais prouver et à qui? Et au fond de moi, je m’étais dit, quelqu’un d’autre sera tenté. Nous sommes bien loin d’une pratique religieuse solitaire, et solidaire… Le jeûneur professionnel imaginé par Kafka est peut-être le modèle à suivre, je n’en sais rien.

Enfin, une caractéristique du carême demeure pertinente: le ralentissement, voire la décroissance de la consommation. N’est-il pas louable d’utiliser le carême comme un moyen d’instituer des rythmes de vie plus respectueux de la planète, plus sensibles à l’égard des autres-qu’humains? Considérant qu’environ une personne sur trois dans le monde est catholique, une décroissance associée au carême pourrait être importante. Mais que faut-il penser de cette nouvelle morale environnementale et critique du capitalisme? Et, surtout, que penser de son articulation à des prescriptions d’une religion institutionnalisée? On est dans un régime élargi du biopouvoir, une macro-gestion des processus propres à la vie: la gestion des croyants (ce qu’ils consomment et ce qu’ils ne consomment pas) ce fait en fonction de l’autre-qu’humain. Ainsi, on ne devrait pas manger pas de viande, parce que c’est mauvais pour l’environnement. La croyance devient un prétexte pour étendre l’emprise d’une organisation qui malgré les apparences, demeure anthropo-centrée. Le vivant peut bien être évoqué, mais c’est trop souvent l’humain, dans sa relation à dieu, qui prime.

Je continue le jeûne jusqu’au 29 mars, sans trop savoir ce que je vais en tirer. Peut-être que cet effort d’organisation de mes habitudes de vie, et le regard réflexif développé en cours de route est l’objectif réel de cet exercice.

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