Entrée de carnet

Le régime des secrets

Julie Boulanger
Amélie Paquet
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Duhamel-Noyer, Olga. Highwater, Montréal, Héliotrope, 2006, 158 pages.

À Highwater, tout prolifère. Les ouvriers ont quitté depuis longtemps la mine, centre mythique du récit, «plusieurs maisons des mineurs d’alors se sont effondrées.» (p.13) Et pourtant, toute vie ne s’en est pas allée. De nouvelles existences, animales et humaines, plus clandestines mais toujours palpables, se sont installées au milieu des ruines. C’est à Highwater, semble-t-il (rien ne se donne aisément dans le roman), que la narratrice commence à appréhender la multiplicité des «vies secrètes de Venise» (p.19), son amoureuse. Venise et la narratrice s’immiscent naturellement dans la faune interlope qui trouve refuge à Highwater. Dans ce lieu intermédiaire où tous les temps sont confondus, la curiosité de la narratrice engendrée par son amour se déploie.

 

Le théâtre d’ombres

À travers le corps de son amante, elle cherche à saisir ce que Venise a été. Non, comme il est si facile de le réduire, dans ce mouvement banal de la jalousie qui souhaiterait abolir le passé de l’être aimé –quoique la narratrice évoque, à une seule et unique reprise, cette «[descente] dans le passé de Venise [de] l’escalier de la jalousie» (p.83)–, mais plutôt dans une volonté obsessive de connaissance de chaque parcelle de son existence. Elle ne tente pas moins de s’introduire dans certaines des vies antérieures de son amoureuse, dans lesquelles elle partage soudainement le corps de ses anciennes amantes et anciens amants, non en se substituant à ces corps, mais en s’ajoutant à la scène pour tout vivre à ses côtés:

À mesure que ma bouche rencontrait de nouvelles bouches sous les pins, que ma bouche rencontrait de nouvelles gorges, des torses nouveaux, à mesure que ma bouche, ouverte maintenant, s’attardait aux chattes soyeuses, sous les pins d’une côte escarpée en bordure de la mer, je descendais dans les eux profondes de Venise et parcourais les lieux secrets, couverts d’une mousse épaisse, de la fin de son adolescence. Je parcourais la peau d’un garçon d’alors et les fesses caressées dans la chaleur étouffante malgré l’ombre épaisse de l’appartement aux volets clos. Après, je fumais moi aussi contre lui. (p.81)

Son propre passé –qui n’apparaît que par de furtives évocations1«On m’appelait Madame, même très jeune.» (p.32), «[…] j’étais une jeune femme de 17 ans, seule dans Paris le jour et la nuit, et les garçons et les hommes surtout m’accostaient, et les femmes aussi, certaines croyant que j’étais un garçon puisque j’avais l’air autant d’un garçon que d’une fille» (p. 134), au contraire de celui de Venise décrit avec force détails–, sa propre existence est ainsi augmenté, épaissi par toutes ces mystérieuses vies de Venise.

Le mystère auquel la narratrice tente d’accéder ne repose pas dans un au-delà de l’expérience sensible ni dans une psyché insaisissable. Les sentiments et motivations de Venise ne sont jamais mis de l’avant. Elle nous est révélée par ses actions et surtout par ses corps à corps, souvent brutaux, qui l’unissent à la narratrice ou à ces amantes et amants qu’elles partagent toutes les deux. La sexualité apparaît ainsi dans le roman comme le lieu privilégié de révélation de l’être, à travers une illustration souvent crue et spectaculaire ­–les scènes où des amants s’offrent volontairement au regard d’autrui sont nombreuses­– et, pourtant, radicalement opposée à la pornographie. La sexualité, omniprésente dans Highwater, restitue un voile désormais aboli par les représentations mécanisées de la pornographie, construite selon le principe que tout est montré et qu’il n’y a rien d’autre à découvrir que cet emboîtement d’organes. Au contraire, dans le roman de Duhamel-Noyer, le moment où l’on aperçoit cet entrechoquement des sexes n’est pas présenté comme la fin mais plutôt comme le début de la traversée de différentes strates d’intériorité.

Du reste, la narratrice se place en porte-à-faux de son époque en prenant le parti de la dissimulation, comme elle le fait lors de la première visite de Venise dans son studio, alors qu’elle lui cache un martinet: «Je le cachais, parce que je gardais pour moi encore la prolifération des programmes qui se continuaient dans ma tête, et plus que tout de ces choses, je détestais la sexualité assumée comme facteur d’épanouissement.» (p. 142) Les esprits obtus s’empresseront de dénoncer la contradiction apparente entre cette déclaration et l’abondance de scènes sexuelles dans le roman. C’est mésestimer la conception de la littérature qui sous-tend l’œuvre: celle d’un espace qui, d’un même souffle, permet de divulguer et de préserver le secret. La «sexualité assumée comme facteur d’épanouissement» constitue, rappelons-le, l’un des leitmotiv du mouvement queer. Pour être acceptée l’homosexualité a dû s’exposer, être fière d’elle-même. La sexualité fut revendiquée par les homosexuels comme un enjeu sur la scène politique, ce qui les contraignit tous, dans un second temps, à souscrire à cette équation entre la vie privée et la sphère publique, et leur déroba la possibilité même d’une vie privée. La narratrice s’oppose radicalement à cette équation en exprimant un goût pour la clandestinité, pour cette clandestinité propre à l’amour, et un désir de mystère dans un monde contemporain où la scène privée tend à s’évanouir. Par ailleurs, nous rappelle ainsi la narratrice, l’homosexualité, en criant haut et fort son existence, a proclamé un épanouissement qui ne va pas de soi. L’homosexuel découvre le secret des chairs au même titre que les autres; la femme ne connaît pas d’entrée de jeu tous les secrets du sexe féminin. Le contact avec une autre femme offre peut-être la possibilité d’aller plus avant dans ce mystère.

Certaines scènes du roman sont particulièrement portées par l’esprit de découverte qui caractérise le rapport à la sexualité de la narratrice, comme cette scène où elle entrevoit les ombres énigmatiques de corps en plein ébat:

D’où j’étais, je pouvais voir une silhouette enfoncer un membre bien découpé dans une autre silhouette et je m’étais approchée davantage pour quitter le théâtre d’ombres et ses personnages héraldiques figés comme des marionnettes trop stylisées, pour retrouver plus de chair, même si je ne voyais plus que des morceaux maintenant, agités de saccades, la peau moite, et puis un harnais qui tenait ce que j’avais d’abord pris pour un sexe gorgé de sang. (p. 22-23)

Le trajet de la narratrice vers les acteurs de ce «théâtre d’ombres» est significatif du mouvement général de confrontation directe à la chair, premier dévoilement2La sexualité est explicitement placée par la narratrice sous le signe de cette succession de voiles: «Il me semblait que le fonctionnement véritable de l’orgasme était ici dévoilé: c’était une succession de paravents voilant l’infini.» (p. 47) qui appelle d’autres mystères qui ne seront pas résolus. Les scènes sexuelles ont ainsi souvent l’apparence d’un rite et sont empreintes d’un caractère sacré: «L’amant du travesti s’enduisait à présent les mains de gel et préparait méticuleusement sa victime. Le fondement de sa victime.» (p. 98) Elles se distinguent radicalement de la pornographie en s’inscrivant dans une logique de transgression –non en raison de leur caractère marginal ou «déviant», mais plutôt en raison de la brutalité qui caractérise la majorité de ces scènes: «Pour discipliner ma gêne, je voulais que soit abolie toute tendresse.» (p. 137) L’aspect brutal des actes dépeints s’associe à la promesse de la découverte d’une intériorité supérieure, dissimulée sous cette violence.

 

La mine abandonnée

Au cœur de cet univers peuplé de mystères3Tout au long du roman, divers objets sont marqués du sceau du secret, parmi ceux-ci: «le paysage secret» (p. 21), «le secret des boîtes» (p, 105), «la villa secrète» (p. 127), etc., de ce «régime des secrets qui régnait aux abords de Highwater» (p.16), un seul d’entre eux engendre une entreprise de déchiffrement: celui de l’intériorité de Venise que la narratrice souhaite percer. En s’attardant à elle, en l’aimant, la narratrice s’aperçoit que quelque chose d’elle lui échappe. Voilà comment naît le mystère, non par une qualité intrinsèque d’un objet, mais par l’attention que lui porte un sujet. Venise est cet être que la narratrice choisit puis tente par mille et un détours de saisir dans son entièreté. L’excursion à Highwater, dernier lieu d’une longue série d’endroits où se sont d’abord croisés leurs chemins puis où elles ont voyagé ensemble, constitue pour la narratrice le début d’une compréhension plus profonde de son amoureuse. La mine abandonnée qu’elle trouve là-bas lui permet de se représenter enfin Venise telle qu’elle s’est révélée à elle. L’image de la mine donne une mesure à l’incommensurable qu’est Venise, dont les vies semblent se multiplier à l’infini comme les insectes de Highwater, et lui propose une technique pour l’appréhender.  Le travail des mineurs devient un modèle pour le travail de l’écrivaine: «Je me suis rendu compte que des correspondances se sont tracées entre mon monologue intérieur et la manière dont s’organise la mystérieuse activité humaine qui consiste à extraire des sols diverses matières minérales.» (p. 10) Cette comparaison éloigne ces deux activités humaines de nos conceptions habituelles. Elle remet en question le caractère faussement banal du travail du mineur et définit l’activité de l’écriture d’une manière concrète: travailler la matière.

À travers cette analogie, la narratrice met à mal la figure mythique du poète en se représentant elle-même comme un ouvrier dont la fonction est de creuser la matière pour extraire le secret des profondeurs du monde. Dans son roman, Duhamel-Noyer travaille la matière des corps. Le grand secret auquel elle s’attaque est celui du sexe féminin, des «chattes mystérieusement profondes.» (p. 77) Elle évoque ces «femmes à la peau douce [qui] entrouvraient leurs cuisses chaudes sur des sexes secrets que l’on voyait briller par endroits dans le noir de la nuit» (p. 84), elle décrit tout au long du roman les formes et textures de ces sexes en insistant sur leur caractère énigmatique: «L’intérieur du sexe est gainé d’une membrane magique, comme la bouche de Venise, qui s’étire sous la poussée de verges douces.» (p.26) C’est donc en entrant dans les profondeurs de Venise qu’elle pourra circonscrire les profondeurs de son être et, du même coup, saisir une parcelle du présent: «Je caressais dans ma tête les cuisses de Venise, puis l’intérieur de ses cuisses, le sexe ouvert de Venise, puis doucement fermé sur la pulsation anonyme du présent.» (p. 100) Entreprise dérisoire, nous prévient d’emblée la narratrice, puisque «ni les semaines ni les jours ne se laissent circonscrire à un temps présent.» (p.9)

Par sa composition complexe, labyrinthique, souterraine, la mine ne constitue pas seulement une image de Venise, mais aussi une image du temps et de l’espace à l’aide de laquelle elle parvient à construire son récit:

J’ai peine à décrire l’espace dans lequel se meuvent les souvenirs, le labyrinthe intérieur où courent mille galeries, les passerelles tordues par la mémoire et encore, les couloirs oscillant, les corridors effondrés, les salles disparues, j’ai peine à le faire avec ce matériau misérable qu’est la métaphore. Je tentais de mettre un peu d’ordre dans l’invisible de ma tête qui, nuit et jour, m’absorbait. (p. 49)

Si elle ne peut que se perdre dans ce «labyrinthe intérieur», qui est celui de la mémoire, elle parvient quand même à en définir un tracé à partir duquel s’organise le texte. La mine structure le roman, qui s’ouvre sur un schéma de celle-ci et intitule ses chapitres selon ses parties: après être demeuré à la surface de la mine («Chevalement 01», «Chevalement 02», «Poulies», «Crassier»), on opère un mouvement de plongée vers les galeries («Travers blanc 01», «Skip», «Morts-terrains», «Galerie 01», etc), puis de remontée par la cage d’extraction («Câbles et poulies», «Cage d’extraction»), avant de revenir à la surface («Carreau»). Bien que cet agencement soit très ordonné, le récit ne se déploie pas selon une trajectoire aussi déterminée. Il serait d’ailleurs difficile d’établir un lien clair entre le titre des chapitres et leur contenu. S’il existe, il relève d’un code secret de l’auteure, à jamais inaccessible à ses lecteurs avec lesquels elle n’essaie pas de créer une connivence en leur proposant une énigme à résoudre. Le lecteur se rive à l’impossibilité de percer tous les secrets.

 

Une transmission imparfaite

Le lecteur est, de plus, soumis à la lecture imparfaite de Venise que fait la narratrice, aux prises avec ses prétendues carences interprétatives: «Tout se donne comme un hiéroglyphe indéchiffrable et qui ruine mes maigres facultés d’interprétation.» (p. 59) Sans compter qu’à celles-ci s’ajoutent ses présumées lacunes de narratrice: «[la perception temporelle] se déployait suivant un ordre trop complexe pour moi.» (p. 33) Comble de malheur pour le lecteur, les mots lui manquent parfois pour décrire certains éléments de la réalité, nous admet-elle humblement: «Je ne connais pas le nom de ces insectes non plus qui bourdonnent depuis la tombée de la nuit.» (p. 35), «J’avais peine à me rappeler le nom de ce grand hôtel moderne du bord de mer qui compte une vingtaine d’étages et dont les étages ressemblent à des labyrinthes hi-tech.» (p. 25) Nous devons donc nous rendre à l’évidence: au cœur de Highwater, la transmission de l’expérience sera vouée à l’imperfection. L’expérience n’a, du reste, pas besoin d’exactitude. La transmission de l’expérience réussit lorsqu’elle prend acte des failles de celle-ci. Ce que la narratrice entreprend dans Highwater, c’est de nous transmettre l’expérience du mystère, qui n’est rien d’autre qu’une forme d’expérience du monde.

  • 1
    «On m’appelait Madame, même très jeune.» (p.32), «[…] j’étais une jeune femme de 17 ans, seule dans Paris le jour et la nuit, et les garçons et les hommes surtout m’accostaient, et les femmes aussi, certaines croyant que j’étais un garçon puisque j’avais l’air autant d’un garçon que d’une fille» (p. 134)
  • 2
    La sexualité est explicitement placée par la narratrice sous le signe de cette succession de voiles: «Il me semblait que le fonctionnement véritable de l’orgasme était ici dévoilé: c’était une succession de paravents voilant l’infini.» (p. 47)
  • 3
    Tout au long du roman, divers objets sont marqués du sceau du secret, parmi ceux-ci: «le paysage secret» (p. 21), «le secret des boîtes» (p, 105), «la villa secrète» (p. 127), etc.
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