Entrée de carnet

Images du sida dans la photographie (1): Introduction

Stéphanie St-Pierre
couverture
Article paru dans Le sida: quand le corps devient récit, sous la responsabilité de Stéphanie St-Pierre (2014)

La représentation du corps malade s’inscrit-elle dans un désir de faire voir le corps comme une «singularité quelconque», voire une donnée aléatoire et statistique? L’image est-elle une réponse au courant de pensée qui plane dans les années 1980-1990 à propos de la sanction sur le pervers? L’image du corps désubjectivé déconstruit-elle l’idée répandue d’une mort sélective et prédestinée?

1981. Apparition d’une onde de choc déterminante pour les années à venir. Le sida fait surgir des profondeurs de l’imagination collective des monstres que l’on croyait disparus. On s’inquiète du caractère étrange des symptômes, mais on s’interroge d’autant plus sur les rapprochements pouvant s’établir entre les différents cas de sidéens répertoriés. Un portail vient de s’entrouvrir permettant de nouveau la mise en place de discours discriminatoires visant une communauté intellectuelle, homosexuelle, ou marginale. On ne parlera pas de comportement à risque, mais bien de communauté à risque. La suspicion et la vigilance sont dorénavant de mise. Le corps dénudé est exposé et faillible. Reprenons un extrait du roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990)d’Hervé Guibert, extrait qui sera repris en grande partie dans son documentaire, La pudeur ou l’impudeur: 

Il me fallait vivre, désormais, avec ce sang dénudé et exposé, comme le corps dévêtu qui doit traverser le cauchemar. Mon sang démasqué, partout et en tout lieu, et à jamais, à moins d’un miracle sur d’improbables transfusions, mon sang nu à toute heure, dans les transports publics, dans la rue quand je marche, toujours guetté par une flèche qui me vise à chaque instant. Est-ce que ça se voit dans les yeux? Le souci n’est plus tant de conserver un regard humain que d’acquérir un regard trop humain, comme celui des prisonniers de Nuit et brouillard, le documentaire sur les camps de concentration. (Guibert, 1990, p.14) 

Montrant son corps porteur du sida, Guibert fait de son intimité un espace public où la communication se met en place. Cet écrivain n’est qu’un exemple parmi d’autres de ces artistes qui prendront position sur la place publique et dans les médias. 

Le corps du sidéen est stigmatisé, dans la presse, le social et le milieu scientifique et hospitalier. Le détachement avec le pervers ne se fait que difficilement. Dans le milieu de la photographie, des artistes s’interrogent sur le sida et optent pour différentes approches du corps sidéen. Il y a des photographies du sidéen en milieu hospitalier desquelles transparaît une volonté de sortir les patients de ces murs se resserrant sur lui tel un étau. Il y a également des photographies qui sont de l’ordre de la mise en scène (pensons à Jean-Baptiste Carhaix avec son projet The Sister of Perpetual Indulgence ou encore aux autoportraits de Robert Mapplethorpe). 

The Sister of Perpetual Indulgence

The Sister of Perpetual Indulgence
(Credit : Jean-Baptiste Carhaix)

De ces différents photographes qui se sont engagés dans cette lutte contre le sida, deux retiennent plus particulièrement mon attention et m’amènent à introduire une réflexion sur leur approche du corps malade. Ce sont deux photographes américaines qui s’inscrivent dans un rapport étroit à l’intimité du sujet. L’une s’attarde à une communauté qui lui est proche d’ores et déjà, il s’agit des images prises par Nan Goldin de son entourage: Cookie Mueller (une actrice, poétesse et activiste de la scène underground new-yorkaise au début des années 1980), Vittorio Scarpati (un artistes napolitain), Gilles (le propriétaire de la galerie parisienne où Goldin exposa ses œuvres) et Alf (un ami proche de la photographe). La seconde photographe, Jane Evelyn Atwood, est une artiste qui, en 1987, s’engagea dans un reportage photo d’une durée de quatre mois dont l’intitulé était Vivre et mourir du sida. Pour réaliser ce projet, Atwood partagera le quotidien de Jean-Louis, la première victime du sida en France à accepter de se faire photographier pour la presse. L’intrusion dans l’intimité de même que la relation du photographe en regard de son sujet ne sont pas négligeables dans ces deux occurrences. 

M’écartant par la suite du medium photographique, il m’est également apparu essentiel d’approcher le corps sidéen dans le documentaire, La pudeur ou l’impudeur d’Hervé Guibert, puisqu’il y a, chez cet écrivain, un choix délibéré de montrer, de faire voir sa dégradation corporelle. Il y a là un passage qui s’opère de l’individuel au collectif et qui apparaît motivé par la volonté viscérale de témoigner d’une expérience qui rejoint la communauté des sidéens qui sont en proie à un sort thanatologique commun. Mais le corps du sidéen se résume-t-il seulement à cela ou les artistes vont-ils plus loin lorsqu’ils s’engagent dans la monstration du sidéen?

Trois interrogations s’imposent à mon esprit à la vue du reportage sur Jean-Louis d’Atwood, des photographies des victimes du sida entourant Goldin et du dévoilement de soi de Guibert par l’œil de la caméra: La représentation du corps malade s’inscrit-elle dans un désir de faire voir le corps comme une «singularité quelconque», voire une donnée aléatoire et statistique? L’image est-elle une réponse au courant de pensée qui plane dans les années 1980-1990 à propos de la sanction sur le pervers? L’image du corps désubjectivé déconstruit-elle l’idée répandue d’une mort sélective et prédestinée? C’est donc en faisant retour sur le concept archaïque de la sanction divine et sur ses différentes implications que l’on pourra circonscrire le discours social sur le sida et comprendre d’un autre oeil les démarches respectives de Goldin, d’Atwood et de Guibert. Cette sanction divine et sociétale devient-elle l’ennemi à abattre pour ces artistes?

Les images imprimées sur la pellicule rendent compte de corps, de corps malades et souffrants, de corps ayant subi la violence. Les images interpellent le spectateur; ce sont des images qui parlent. Ces corps, d’une certaine façon, sont désubjectivés. Le spectateur sera amené à se familiariser avec des images du sidéen qui s’inscrivent dans des approches du corps variées. Ces dernières laissent découvrir des corps sans histoire (des corps détachés de leur histoire antérieurement à la photographie), mais aussi les corps en ce qu’ils puissent être, à la fois, exposés et instrumentalisé. Si Goldin, Atwood et Guibert donnent à voir, montrent le sidéen par l’image, il n’en demeure pas moins que le spectateur ne peut être tenu à l’écart des images qui lui passent devant les yeux. La question du «voir» est donc cruciale. Le «Je» spectateur n’est-il pas finalement amené à contempler sa propre mort à venir lorsqu’il regarde des photographies dévoilant un corps souffrant? Les questions abondent, se décuplent, mais, par maintes théories sur l’esthétique, sur la photographie et sur le corps, il sera possible d’émettre si ce ne sont des explications fermes, à tout le moins, des hypothèses sur les démarches artistiques d’Atwood, Goldin et Guibert dans la lutte contre le sida et leur impact dans la sphère publique occidentale (France et États-Unis essentiellement).

Alors qu’à la fin du 20e siècle, on aurait pu s’attendre à ce que progressivement le concept de sanction et de punition divine soit rejeté considérant que le retranchement dans la Foi religieuse se fait de moins en moins conséquent, un cas comme le sida vient réactiver le discours sur la sanction divine planant sur le pervers. La découverte du sida remet sur pied l’idée d’une condamnation qui s’abat sur les individus et les communautés les moins méritantes. En 1981, le Center for Disease Control d’Atlanta emploiera distinctement le terme «épidémie»: «Cette maladie hyper rare […] atteindrait [à] 90% des homosexuels et des bisexuels. Ils seraient victimes d’une sexualité trop frénétique et d’un abus de drogues. Alors une seule mesure prophylactique pour éviter ce mal, l’hétérosexualité (ou l’abstinence pour ceux qui ne peuvent se résoudre à fréquenter les dames).» (Lestrade, 2012, p.42) Puis, allant du côté de la France, les prises de position journalistiques ne sont guère mieux que le CDC. Le 2 janvier 1982, Le Matin de Paris publie (en page intérieure) un article intitulé «Les homosexuels punis… par le cancer». Dans le corps de texte est révélé au lecteur une accréditation de la sanction qui plane au-dessus de la tête de tout homosexuel: 

Pour détourner les petits garçons habitués aux plaisirs solitaires, on leur racontait autrefois que la masturbation rendait sourd. Mais l’onanisme étant aujourd’hui libre, cette menace foudroyante est tombée en désuétude. D’autant qu’une nouvelle turpitude guette désormais les petits garçons: l’homosexualité, la hantise de la mère de famille avertie. Et c’est d’un cancer autrement inquiétant que sont menacés les jeunes gens qui succomberaient à la tentation: le cancer, cette peste des temps modernes sous la forme du syndrome de Kaposi. (Lestrade, 2012, p.41)

On retrouve des exemples probants de ce désarroi de la société qui prête au sida un caractère punitif lié à leur «déviance sexuelle». Susan Sontag confirme que ce mode de transmission attribue aux sidéens, une culpabilité plus conséquente que tout autre mode de propagation de la maladie: «La voie sexuelle de la transmission de cette maladie, considérée le plus souvent comme une calamité dont on est seul responsable, est l’objet d’une condamnation encore plus vive que les autres voies de transmission – surtout parce qu’on prend le sida pour une maladie non seulement de l’excès sexuel, mais de la perversion.» (Sontag, 1989, p.35) Le mode de propagation de la maladie tel qu’établi par Sontag vient conforter une acception selon laquelle le sida s’abattrait sur une communauté marginalisée et perverse.

Lorsque l’onanisme prend conscience du climat de peur entourant le sida dans les années 1980-1990, il est fondamental de se questionner sur l’espace qu’occupe le corps sidéen dans les photographies de Goldin et d’Atwood de même que dans le documentaire de Guibert. Dans ces différents cas, le corps, dans sa matérialité même, refuse les dictats hétéronormatifs d’une société craintive. Le corps ne se réduit pas à cette conception associée à la sanction et à la punition qui fait partie intégrante du discours sur le sida dans les années 1980-1990. Le corps du sidéen tel que représenté chez Atwood, Goldin et Guibert n’est pas exposé comme un corps incarnant le pestiféré ou faisant l’objet d’une colère divine. Le corps ne se soumet pas davantage à la perversité et à la déviance. Les trois artistes exposent des corps qui se détachent peu à peu de leur singularité pour ne devenir que quelconque, qu’une image parmi d’autres d’un regroupement d’individus touché par un mal similaire. Les identités deviennent interchangeables de sorte que l’image d’un sidéen s’inscrit inévitablement dans la voie d’une communauté. C’est pourquoi, je souhaite approcher le corps en ce qu’il peut être un instrument pour réagir à la méconnaissance de la société et introduire la finalité d’un sort thanatologique qui est beaucoup plus commun et universel qu’il n’y paraît.

BibliographieSontag, Susan. 1989. Le sida et ses métaphores. Paris: Christian Bourgois , 123p.Guibert, Hervé. 1990. À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Paris: Gallimard, 267p.Cardin, Hélène et Danielle Messager. 2013. La Révolution sida. Paris: Odile Jacob, 218p.Routy, Jean-Pierre. 2011. Ce que le sida a changé. Montréal: Héliotrope, 154p.

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