Entrée de carnet

L’écriture du Nouveau Monde

William S. Messier
couverture
Article paru dans Le parloir. Les usages de l’oralité en littérature québécoise, sous la responsabilité de William S. Messier (2011)

Au coeur de l’expérience du Nouveau Monde, il y a un important processus de traduction et de transcription qui, d’un point de vue symbolique, n’est pas sans conséquences.

Christopher Looby écrit que l’Amérique a été «parlée à la vie» («spoken into being») (Looby: 3). Bien avant la parole états-unienne, le territoire nord-américain s’est vu occupé par une écriture européenne. La toponymie regorge d’exemples de transferts d’expressions ou de termes oraux vers l’écrit. Pensons seulement aux nombreux noms de cours d’eau empruntés aux langues autochtones. Or, il est difficile de ne pas reconnaître dans l’écriture, par exemple, de “Yamaska”, une graphie. En langue abénaquise, le terme “Ouabmaska” signifie “il y a des joncs au large” ou “il y a beaucoup de foin” et renvoie donc à une expérience des plus pragmatique du territoire —dans ce cas précis, de la rivière Yamaska. En fouillant quelque peu, on s’aperçoit que Champlain l’avait plutôt nommée rivière de Gennes sans doute en l’honneur d’une personnalité importante du vieux continent et que la rivière a ensuite porté le nom de rivière des Savannes avant de retrouver son appellation autochtone. Il demeure que, d’un point de vue symbolique, l’existence même du terme Yamaska, à l’écrit, en français, représente une certaine supercherie ou en tout cas referme un certain malaise.

Il existe une réflexion intéressante à mener dans l’un des aspects primordiaux de la colonisation du Nouveau Monde. Il s’agit, au-delà du processus déjà complexe pour les Européens de nommer les différents éléments du territoire et de la vie sur celui-ci (voir à ce chapitre les Relations des Jésuites ou encore l’Histoire véritable et naturelle de la Nouvelle-France de Pierre Boucher), de la transcription même de ces noms. C’est-à-dire que je reconnais un certain transfert de pouvoir —un certain braconnage?— dans l’idée de mettre à l’écrit des noms de lieux, d’objets et de gestes appertenant à une culture essentiellement orale. Dans ce geste d’écriture s’articule, en symboles du moins, la colonisation du territoire; dans l’appropriation par le régime scripturaire —pour dire comme Michel de Certeau— de termes et de concepts liés étroitement à l’expérience et la connaissance orales des lieux. Walter J. Ong décrit par ailleurs l’écriture comme une activité impérialiste en ceci qu’elle tend à assimiler les éléments qu’elle rencontre (Ong, 1982: 12). Quelque chose immanquablement se perd dans l’assimiliation d’une culture orale par une culture écrite.

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En ce sens, peut-être devrait-on parler moins de la découverte que de l’écriture du Nouveau Monde.

BibliographieLooby, Christopher. 1996. Voicing America. Language, Literary Form, and the Origins of the United States.Ong, Walter J. 1982. Orality and Literacy: The Technologizing of the Word. New York: Routledge, 232p.

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