Entrée de carnet

Un bourgeois en proie aux événements

Amélie Paquet
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Lefebure, Mathyas. D’où viens-tu, berger?, Montréal, Leméac, 2006, 253 pages.

Mon troupeau, mon troupeau de milliers de milliers de moutons déferle en moi… et je bous d’une violente réconciliation avec le monde. De mes propres mains, je me suis pétri, pétri à en célébrer la sortie du nihilisme. (p. 252)

 

La vie au sein de la violence pastorale

En lisant les péripéties de sa douce en train d’égorger des moutons en France, le narrateur de D’où viens-tu, berger? rêve à son tour d’épouser l’étoffe du berger. Puisqu’on entre dans le terroir comme on entre en religion, il lui faut se défaire de tout. Il accepte gaiement et quitte sa vie paisible de jeune professionnel en publicité pour la Provence. Un Québécois retourne à la terre, et ça se passera dans les montagnes françaises. La quête tant souhaitée s’offre à lui avec ses embûches et ses récompenses. Il peine, travaille fort et arrive à obtenir le paradis: son troupeau de moutons en montagne. La tranquillité n’est que de courte durée, mais pour un jeune héros de la terre, tous les défis sont bons. Le loup vient de surgir. La panique s’installe en montagne et les cadavres de moutons se multiplient. «Vais-je abdiquer? Me rendre à l’évidence que je ne suis qu’un idéaliste de l’ovin? (p. 120)» L’idéal n’a pas de prix et se nourrit, malgré tout, de ses déceptions. Le narrateur reste donc en poste, savourant la solitude des hauteurs.

Le roman relate en détail la transition de sa vie de professionnel à sa vocation de berger. Il apprend le métier sur le tas, à la dure. Même s’il raconte avec un soin particulier les transformations, souvent brutales, du monde pastoral français contemporain, sa nouvelle vie est toujours plus enviable que la précédente et elle lui offre enfin une occasion de se consacrer à l’écriture:

La propédeutique au pré se poursuit, chaque jour, dans des tâches manuelles rudes, des risques de blessures, et de l’enfermement toujours plus loin, toujours plus profond, en moi-même, un retrait face à l’hostilité des violences faites aux moutons, des crises de rage du patron et de l’antipathie croissante de Mohamed, qui voit bien les limites de mes capacités manuelles, et surtout que je ne l’ai pas pris pour mentor. Je persiste, car il va nécessairement y avoir la récompense de la garde, de partir seul au loin en tirant mille brebis. Et le soir, cette vive lumière renaît en moi, celle de la force de l’écriture, celle d’une transcendance permanente au monde. (p. 88-89)

Si l’apprentissage du métier fut déjà bien ardu pour le Québécois en exil, l’épisode des loups sera le point culminant de son séjour qui déterminera son désir de se consacrer tout entier à sa vocation.

 

La relation au passé

On pourrait voir dans ce départ une quête initiatique, un retour vers un passé perdu. Le titre du livre nous invite à cette lecture. Et pourtant notre jeune berger n’a que faire de la mémoire! En quittant le Québec, il dissémine sa bibliothèque: «Les bibliothèques et leur orgueil vertical m’ont toujours rebuté – quand j’ai élagué la mienne dans le départ pour la montagne, j’ai eu le sentiment de me départir de kilos de mémoire en trop, de lâcher prise face à un absolu platonicien attardé.» (p. 202) Ses livres se perdent. Il n’apportera rien. On voudrait le voir surgit de temps ancestraux, mais ce berger vient peut-être tout simplement de nulle part. Il émerge avec la lettre de son amoureuse au début du récit. Il admire un pastoral qui nous paraît s’attacher davantage à un absolu qu’à la tradition. Il est d’ailleurs lui-même sans histoire. Un corps en proie aux événements, c’est ce qu’il devient. Il est aussi un berger archiviste qui conserve des traces de sa vie dans un blogue où il laisse des marques de son parcours. Il se réclame des philosophes et affine sa relation avec Nietzsche et Cioran en montagne. Même cette résurgence de lectures passées ne restaure pas complètement son lien avec la mémoire, le berger ne répond plus qu’aux mouvements du corps. Il travaille à rendre son corps et son esprit disponibles aux événements qui pourraient s’offrir à lui. Dans ce monde où tout se résout d’un coup d’opinel, autant le mouton à abattre que le saucisson à trancher, il est toujours prêt à ce que surgisse enfin dans sa vie de véritables événements.

L’ancien publicitaire veut vivre en montagne loin des célébrations de son époque, et ce, même si la quatrième de couverture nous annonce avec enthousiasme le caractère festif du roman. En se détachant de l’Histoire, il sort de sa société et du même coup de l’industrie culturelle décrite par Adorno et Horkheimer dans La Dialectique de la raison (1983). Le narrateur en trouvant une nouvelle façon de vivre échappe au mode d’existence imposé par son monde qu’il a quitté. Le livre d’Adorno et Hokheimer ne critique pas seulement la culture telle qu’elle s’est transformée à l’ère industrielle. Les philosophes de l’École de Francfort, en exil aux États-Unis pendant la publication de l’ouvrage, décrivent aussi, et c’est leur projet principal, leur société entière où les industries culturelles maintiennent l’homme dans un état d’aliénation. L’industrie culturelle constitue —voilà bien la grande catastrophe contemporaine— ce monde dans lequel survivent des êtres qui ont perdu les composantes bien simples et fondamentales de leur humanité. En regardant par la fenêtre, l’humain d’aujourd’hui ne peut plus penser par lui-même, comme il le faisait autrefois, il ne sait plus rêver1Le 20 janvier dernier, j’ai entendu, dans un reportage sur le Salon de l’auto 2009 au téléjournal de Radio-Canada, un critique automobile s’exclamer avec tout l’enthousiasme de son innocence: «Ça sera enfin l’occasion de rêver!». Le rêve dans l’industrie culturelle, celui que le narrateur cherche à tout prix à fuir, est précisément offert en payant et se déplaçant pour voir les publicités formidables des dernières voitures produites par les constructeurs automobiles. À cet égard, il importe de citer une phrase d’Adorno tirée de Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute: «Il suffit des mots: “C’est une Rolls Royce”, prononcés au moment du saint sacrement de la grande messe automobile pour que tous les hommes deviennent frères.» (Theodor W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Paris, Allia, 2003, p. 32.).

 

L’amorce d’une réconciliation avec le monde

En sortant de sa société, le berger retrouve ce que la raison a perdu des mythes, il retrouve la capacité de penser par lui-même. De ce point de vue seulement le roman devient une quête des origines. Ce n’est pas la quête d’un individu, mais celle des hommes réifiés de l’industrie culturelle qui ne sont pas maîtres de leur destin puisqu’ils ont depuis longtemps perdu toute conscience de la relation entre le général et le particulier et de celle entre l’homme et la nature. Comme Ulysse —le premier héros bourgeois—, le narrateur de D’où viens-tu, berger? a la possibilité de s’enchaîner de son propre gré, à l’alcool par exemple. Il ne subit toutefois plus les flux incessants de l’industrie culturelle et du monde capitaliste, comme celui de la publicité, qui permet de se croire libre au sein d’une société qui n’offre aucune réelle possibilité de liberté pour l’être humain. Ce qui le surprend le plus en montagne, c’est la violence des bergers. Puisqu’il a tourné le dos à un monde où la barbarie est si présente qu’on ne la voit plus, il découvre une capacité nouvelle à s’étonner de la violence. Réprimant doublement la vie, l’industrie culturelle en cache le caractère affirmatif tout autant que négatif. Le regard neuf, le berger entrevoit la promesse d’une liberté pour l’homme auprès de ses moutons. En montagne, l’ancien bourgeois pourrait, s’il le désirait, s’attacher et entendre le chant des sirènes. Il ferait ainsi face à une expérience vraie de laquelle il ressentirait à la fois le plaisir et la douleur. Il ne s’agirait pas alors d’un retour vers les origines, mais d’un monde qui recommencerait.

 

Bibliographie

Horkheimer, Mark et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, coll. «Tel», Paris, Gallimard, 1983, 281 pages.

Lefebure, Mathyas. D’où viens-tu, berger?, Montréal, Leméac, 2006, 253 pages.

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    Le 20 janvier dernier, j’ai entendu, dans un reportage sur le Salon de l’auto 2009 au téléjournal de Radio-Canada, un critique automobile s’exclamer avec tout l’enthousiasme de son innocence: «Ça sera enfin l’occasion de rêver!». Le rêve dans l’industrie culturelle, celui que le narrateur cherche à tout prix à fuir, est précisément offert en payant et se déplaçant pour voir les publicités formidables des dernières voitures produites par les constructeurs automobiles. À cet égard, il importe de citer une phrase d’Adorno tirée de Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute: «Il suffit des mots: “C’est une Rolls Royce”, prononcés au moment du saint sacrement de la grande messe automobile pour que tous les hommes deviennent frères.» (Theodor W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Paris, Allia, 2003, p. 32.)
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