Entrée de carnet

Savoir se piéger

Simon Brousseau
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Dimanche, Thierry. Autoportraits-robots, Montréal, Le Quartanier, 2009, 73 pages.

L’habitude maladive de s’attacher au connu s’est suffisamment répandue par ici. (p. 40)

L’indécision quant au sens que portent les mots dans un large pan de la poésie contemporaine est sans doute l’une des qualités qui lui confère son attrait. Contre le monolithisme d’une pensée qui s’échafaude sur les bases considérées solides des savoirs scientifiques, il existe des penseurs dont la démarche est tout autre. Plutôt que de réfléchir en-avant comme si le progrès allait de soi, il me semble que la pensée poétique se caractérise notamment par sa propension à tendre des pièges aux certitudes plutôt que de s’asseoir sur celles-ci. Cette démarche n’est pas exempte d’un retour sur soi, car le poète sait aussi se piéger. En ce sens, j’aimerais proposer comme approche de lecture qu’une certaine forme de poésie se construit aujourd’hui autour de l’impossibilité de penser sans aboutir à une impasse. Mieux: ces impasses y sont dotées d’une valeur positive en ce qu’elles témoignent de l’incrédulité du poète, du fait qu’il ne se laisse pas duper facilement. Dans le cas des Autoportraits-robots de Thierry Dimanche, ces achoppements sont tous liés de près ou de loin aux difficultés du sujet à devenir l’objet de ses pensées, et c’est ce problème que je souhaite aborder ici.

Wittgenstein clôt son Tractatus logico-philosophicus avec un aphorisme catégorique: «Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.» (Aphorisme #7) Ce à quoi répond Thierry Dimanche dans son premier poème en avançant que «Ce qu’on ne peut dire, il faut l’écrire.» (p.11) L’intersubjectivité est très tôt mise de l’avant dans ce recueil, et de fait la cohérence d’ensemble de celui-ci se retrouve entre autres dans le caractère dialogique de ses poèmes. Il me semble que ses dernières poésies, ses Autoportraits-robots, se succèdent comme autant de tentatives pour écrire ces indicibles sur lesquels se butte la logique, quant à elle soucieuse de circonscrire le monde à l’aide d’un langage descriptif d’une limpidité absolue. Pourtant, ce n’est pas à un échange de coups de feu entre logicien et poète que nous assistons: là où la logique est affirmative et triomphante, le poète travaille ses échecs, nourrit ses obstacles et se fixe d’autres objectifs que la transparence du langage: «le moindre échec, il faut en prendre soin. Sans lui, aucune confrontation n’existerait en nous; avec lui, l’obstacle trouve un visage.» (p.11) Il s’agit de conférer une valeur positive à la déroute, non pas comme le voulait l’important recueil de Jacques Brault, parce qu’Il n’y a plus de chemin (1990, Éditions du Noroît), mais plutôt parce que tous les chemins ne mèneraient à rien. La seule possibilité, dans cet ordre d’idées, est de demeurer maître des faux pas:

Malchance est mon amie (p.20)

La débrouillardise est issue
d’une série de pépins
crachés par un dieu saoul
Thierry, tu vas mourir
hors de toute évidence
d’ici là tu contournes

les essuie-glaces ont gelé
les essuie-glaces ont sauté
maintenant tu dévales
une route invisible
ignore, aussi, ignore
dévore-toi chaud ou froid
les accidents te disent
les obstacles te chuchotent
ce qu’il faut de prudence
pour demeurer maître
des faux pas.

Maître des faux pas, Thierry Dimanche tente de le demeurer avec ce recueil en multipliant les impasses et les affirmations déroutantes. Sa poésie met en place une forme particulière de vers libres. Libres, ils le sont sans doute au sens formel, comme en témoigne le poème cité plus haut. Cependant, les vers ne seraient pas libres s’il ne s’agissait que de cela: l’accumulation de vers qui ne répondent à aucun système de rime ni à aucune métrique ne suffit peut-être pas à proclamer la liberté du poème. Si au dix-neuvième siècle la nécessité de se libérer des formes rigides de la poésie rimée s’est fait sentir, nous pourrions en dire autant aujourd’hui à propos du vers libre qui est devenu lui aussi une convention. La poésie n’est pas libre d’emblée et se libérerait plutôt en s’écrivant. Encore faut-il se demander de quoi se libère-t-elle…? Nulle liberté n’est garantie, et ce qui fait la liberté des vers de Thierry Dimanche, c’est notamment l’ironie avec laquelle le poète se joue des pensées convenues. Celui-ci «soupçonne le vice qu’il y a / à se sentir honnête» (p.26), se posant en adversaire d’une certaine forme de positivisme pour lequel il va de soi qu’il est possible d’appréhender le monde sans que celui-ci soit souillé par le regard intéressé du sujet. Se sentir honnête, suggère Dimanche, ce n’est peut-être rien d’autre qu’une forme d’acquiescement à l’état des choses et notre relation à celles-ci. Se sentir honnête, c’est le refus du soupçon.

Au fil des poèmes se profile l’idée que l’unité du sujet n’existe pas. Non pas un, mais des autoportraits-robots, en ce sens où l’identité serait une multiplicité qui se dérobe. Le projet de ce recueil de poèmes est d’offrir une esquisse de ces fragments d’être, mais également d’illustrer les jeux de tensions qui s’installent entre chacune de ces parcelles. On le voit, c’est à un dialogue avec la conception rimbaldienne de l’identité que Thierry Dimanche s’adonne. Le je est multiple. Il reste encore à se demander qui est ce je qui questionne les autres dans cette quête identitaire. J’y vois pour ma part un rapport de force entre les différents regards que l’on peut porter sur soi, et cette joute laisse des morts derrière elle: «nous contenons plus de morts qu’il n’en faut pour être homme.» (p.54) La souffrance, c’est la division, nous dit Dimanche, et si nous souffrons, il faut comprendre que c’est parce que nous sommes fondamentalement fractionnés:

Souffrir d’une division est une tautologie. Celui qui se coupe l’oreille en peignant ne souffre plus. Celui qui jouit de son personnage sur la croix ne pleure plus que comme un germe fendu, un acteur élancé vers sa plus haute définition. Clint Eastwood est quant à lui soulagé par un pistolet-jouet, une boxeuse factice ou une mairie-théâtre. Arrive un moment où il faut revenir visiter sa douleur comme une mère très âgée, tendue entre deux méconnaissances, et que certains mots incluront à nouveau dans notre marche. Moment où boire redevient un loisir et de même respirer, lancer des hypothèses, affronter trois autres adversaires. Attrapez la fausse balle au vol et un frisson d’ordre s’établit. (p. 41)

Ce frisson d’ordre établi n’est rien d’autre qu’un apaisement momentané. Sans doute souhaitable, mais temporaire. Le recueil, en procédant par accumulation, devient le désordre identitaire du poète et nous invite à nous y reconnaître. Cette accalmie est passagère, et plus loin nous lisons un poème où la dissension intérieure du poète mène à la haine du projet d’écriture: «Dans la haine de tout ce que j’ai écrit / je recommence à nous prendre pour un recueil.» (p.60) Ce passage est important dans la mesure où nous y voyons mieux qu’ailleurs l’adéquation qu’établit Thierry Dimanche entre le fait d’écrire et celui d’exister. Comme chaque poème constitue dans la logique du recueil un autoportrait, il devient possible de comprendre les vers «Dans la haine de tout ce que j’ai écrit» comme signifiant «Dans la haine de tout ce que j’ai été». De la même manière, en affirmant «je recommence à nous prendre pour un recueil», Dimanche nous invite à appréhender l’être humain comme un assemblage dont il s’agit de trouver le fil qui suture ensemble les parties. La suite du poème renforce l’impression de lecture selon laquelle la cohabitation de ces identités est laborieuse et nécessite un travail d’organisation: «entouré de fleurs mortes j’entends se rapprocher le carnaval où les voix divergentes se brisent». (p.60) Ce carnaval qui se rapproche, c’est le retour du conflit constitutif des identités, après le frisson d’ordre établit qui lui, est une fugitive impression.

Bien que cette pluralité des identités soit violemment problématique dans l’ensemble du recueil, on y trouve également un aspect positif, soit l’influence d’autres écrivains dans l’écriture de celui-ci. L’auteur est pluriel, mais le texte aussi, dans la mesure où il s’écrit sous la tutelle de ce que Thierry Dimanche nomme ses «frères et soeurs de misère» (p.39) Parmi ceux-ci, la présence de Michel Beaulieu est palpable, notamment sa manière d’écrire par enjambements, que Dimanche fait sienne par moments: «aucune maison n’est si tranquille / que tu ne puisses en dire un mot» (p.15, c’est moi qui souligne). Le recueil est hanté par la question du legs québécois et insiste sur l’importance de plusieurs de nos poètes, dont Anne Hébert, Paul-Marie Lapointe et Fernand Ouellette. Je remarque également la présence de Personne, ce personnage accompagnateur dans le recueil de Jacques Brault dont il a déjà été question. Il y aurait plusieurs rapprochements à faire entre le travail de ces deux poètes, et ce vers incite le lecteur à faire de tels liens: «Durant ce piétinement, ou en dessous, Personne est encore mon Ami.» (p.45)

Au terme de notre lecture, nous voyons que ce sont les questions de l’individualité, du rapport à l’autre, de l’originalité qui sont posées dans les Autoportraits-robots. Est-il possible de parler d’identité propre sans prendre en considération les lignes de forces qui nous constituent et qui font de nous une synthèse de contradictions ? Dans le dernier poème, «Délivrez-nous de moi», le poète affirme que «Derrière [s]a tête / il y en a une autre qui mastique le monde / avec ses refuges ses cages ses miroirs / [et que] l’une et l’autre doivent être bousculées.» (p.71) Sans doute faut-il y voir une invitation à perpétrer ce procès auquel s’adonne avec brio Thierry Dimanche, celui où l’accusé et le juge se fondent l’un dans l’autre, faisant de l’individu «et la victime et le bourreau». (Baudelaire, «Héautontimorouménos», Les Fleurs du mal)

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