Entrée de carnet

quelles politesses

Andréane
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

     

Dans le chapitre «Une pratique curieuse» de Vivre avec le trouble de Donna Haraway, une expression me reste en mémoire, irrésolue: celle de la politesse. Et plus précisément de l’enquête polie. Ce mot me surprend, car le propos général de la philosophe invite le plus souvent à l’audace et sa pensée bouscule. Elle ne fait pas dans la réserve, à mon sens, et je n’aurais pas été surprise de l’entendre défendre une posture de l’impolitesse, par exemple, qui inviterait pareillement à sortir des sentiers battus et à faire fi des conventions parfois surcivilisées jusqu’à la froideur que les sociétés occidentales entretiennent. La politesse, n’est-ce pas aussi ce façonnement de l’être «pur», cette recherche de «perfection» faisant l’emploi de métaphores capitalistes voulant que le «corps pur ne doit pas être souillé par ce qui vient d’ailleurs1Olga Potot, «Nous sommes tou·te·s du lichen», Histoires féministes d’infections trans-espèces, Chimères, 82, p. 140.»? Olga Potot dénonce cette recherche de pureté au détriment de l’infection positive entre vivant-es.

Mais je vais vite. Je recommence. Car je saisis, bien entendu, là où Haraway veut en venir. Pour elle, la politesse fait référence aux pratiques d’observation que Vinciane Despret mène sur des terrains avec des scientifiques. Ces pratiques amènent différents individus (créatures, sur-vivant-es) à occuper le même territoire pour un temps. De la même façon, Haraway nous convie à aller en visite chez les autres, à mener des enquêtes polies, qu’elles soient réalisées par la pensée ou par l’être en entier. Il s’agit pour elle de «cultiver la vertu consistant à laisser les personnes ou les choses que l’on visite façonner de manière intra-active ce qui se passe2Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020, p. 276.» pour qu’une danse coconstruite par les sujets et les objets qui y participent s’esquisse.

Mener une enquête polie c’est alors susciter l’hospitalité, tout en accueillant ce que l’autre fera changer en soi – tout comme l’infection positive. Mais je reste agacée par ce mot, politesse, dont je défends et estime pourtant l’égard pour les êtres qu’il évoque. Il me semble que le monde a besoin de colère radicale, dirigée envers des humains et des institutions de pouvoir n’ayant cure de briser des vies, cette colère sachant évidemment prendre des formes organisées de non-violence. Alors la politesse, que j’associe à la gêne ou la froideur, me semble soudainement manquer de mordant et je lui préfère la curiosité, qu’Haraway qualifie de «vertu sauvage3Ibid.», et qui encourage le contact intentionnel, même silencieux ou discret, avec les autres.

Le lichen est issu d’une symbiose entre l’algue et le champignon, dans une covivance racontée par Potot. Le lichen venu de cette alliance est certes émouvant – ses couleurs et ses formes étonnent, ses arrangeages sur les pierres provoquent des contrastes naturels dont je suis la première à m’éblouir. Mais prenons un autre exemple de parasite et d’hôte, celui d’une personne humaine devenue l’hôte d’un virus. Tout n’est pas noir dans la maladie; cette dernière ouvre des failles de création où peuvent fleurir l’altruisme ou l’amour, transformant radicalement des vies à travers une souffrance qui en retour réveille les esprits et les corps. Malgré la forme nouvelle que cela confère alors à l’hôte, malgré que cela permette au parasite de s’épanouir, et peu importe, pendant un instant, que la vue soit onirique à souhait lorsque l’on regarde les cellules infectées au microscope, une altération est portée à l’endroit des covivants. Même en refusant le vocabulaire recourant aux métaphores guerrières, cette altération peut, pour l’un, signifier son déclin et être fatale. Il s’agit alors de repenser la vie elle-même, sa valeur, sa durée, et de repenser la mort. Car une créature mourant prématurément du fait de sa contagion par un virus n’atteint-elle pas, selon le principe du lichen, la fin naturelle de sa vie? Sommes-nous prêt-es à accepter un monde où l’on regarderait des êtres aimé-es vieillir trop vite, échapper à leurs opportunités d’épanouissement parce qu’une maladie, elle, s’épanouirait à l’intérieur de leurs cellules?

Avec certains êtres, je suis prête à accepter beaucoup d’écarts – avec d’autres, non. Qu’identifie-t-on comme étant fragile et nécessitant les plus grandes précautions, les politesses les plus sophistiquées? Pour mener une enquête polie ou aller en visite curieuse en suscitant l’hospitalité, il faut être capable de trouver les autres réellement intéressant-es, nous rappelle Haraway. La politesse telle qu’elle l’entend n’est pas «tant une question de bonnes manières, mais plutôt […] de méthode alerte à ce qui se pratique hors des sentiers battus4Ibid..» Il faut entrer dans le langage pour en activer des significations nouvelles. La politesse permet alors d’envisager les covivances (infections biologiques, êtres duels) avec une intention bienveillante de percer la carapace de l’autre, ou en dialoguant par des gestes destinés à faire grandir, ne serait-ce que par l’abstention de mouvement. Nécessairement, cela devient une vertu essentielle dans nos façons d’habiter les mondes.

     

Petite bibliographie des idées présentes

Haraway, Donna, Vivre avec le trouble, Éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020.

Potot, Olga, «Nous sommes tou·te·s du lichen», Histoires féministes d’infections trans-espèces, Chimères, 82, p. 137-144.

  • 1
    Olga Potot, «Nous sommes tou·te·s du lichen», Histoires féministes d’infections trans-espèces, Chimères, 82, p. 140.
  • 2
    Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020, p. 276.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Ibid.
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