Entrée de carnet

Penser avec six pieds

Andréane
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

     

Pour Zab Maboungou, la danse permet de saisir la vie en allant vers la mort. La danse, dit-elle, ce n’est pas pour le spectacle ou pour s’amuser; c’est pour se former l’être. Or, me voilà qui piétine à mon tour, qui marche en pensant, qui, à l’instar de Baptiste Morizot, fais de la «philosophie de terrain». Mais je ne suis pas seule; je suis accompagnée d’un cheval.

Si Zab Maboungou écrit avec ses pieds, moi j’écris avec les miens, puis avec les quatre pieds de mon acolyte. La pensée est mobilisée par cette marche. Si je piétine avec un cheval, pensons-nous ensemble? Écrire, marcher; ça vaut pour le langage, pour le souffle. «On a du poids ou on n’en a pas», dit Zab Maboungou, pour qui il s’agit d’accorder notre présence au geste. «Tu dois penser dans ses pieds», lance mon entraîneure d’équitation. Il s’agit d’entrer ma présence dans la danse du cheval, et réciproquement.

   

    

    

Rien ne m’intéresse davantage depuis quelques années que les histoires équestres, intimes, que l’on me raconte en secret et que je vis moi-même à l’écart de mes familles. Quand des personnes apprennent que je poursuis des recherches autour du cheval dans l’écriture, ou simplement que je travaille avec ou monte à cheval, certains témoignages –tous inattendus– me sont livrés dans une vulnérabilité directe et sans détour. Ces récits mélangent presque toujours traumatismes et joies vertigineuses, ils proviennent presque exclusivement de femmes; elles sont poètes, romancières, ostéopathes, étudiantes en anthropologie, anciennes championnes; elles ont connu un cheval lorsqu’elles étaient petites, elles sont tombées sur la tête trop souvent, leurs parents ont manqué d’argent, elles ont perdu le compagnon ou la compagne aimée, certaines l’ont même enterré·e. Se logent dans ces histoires une passion certaine pour le risque à travers l’effort d’un sport qui réclame pourtant la plus exigeante des douceurs. Je cherche dans ces confidences ce qui a envoûté jadis les pratiquantes de l’équitation. Ce lien primitif et tranquille gagné au prix d’une adrénaline contenue y est pour quelque chose, tout comme sensation de se saisir d’un feu.

     

    

    

Je reviens à la marche et à la pensée à deux. Que me reste-t-il du cheval alors que j’écris depuis notre rencontre? Dans les faits, nos interactions sont des plus terre-à- terre, alors comment son être influence-t-il mon être? L’attention, et par conséquent le pouvoir que je lui accorde, contribue-t-il à lui donner plus d’amplitude d’agentivité? On voudrait répondre oui. On voudrait vraiment. Notre bonne foi, notre admiration pour le vivant voudraient certifier que l’animal, dit ami, consent et met de sa propre volonté dans le projet de la danse avec l’humain. Mais je ne sais toujours pas. Le cheval est aussi une technologie, dont on a longtemps abusé en le mettant au service du capital.

De mon côté, parmi toutes les choses qui me sont possibles, je choisis de lui accorder de l’attention. C’est une manière de me former l’être, de façonner ma subjectivité intentionnellement. Ce choix délibéré est d’ailleurs ce qui m’apparaît aujourd’hui de la plus haute urgence. Ce contact avec un autre qu’humain m’est essentiel afin de repenser ma relation à un monde en crise, dans lequel les choses, les êtres et moi- même tentons de nous organiser. J’apprends avec certains animaux la patience, la constance et la souplesse, j’y noue des relations sans artifices et profondes.

    

     

    

On parle de l’art équestre comme d’un art éphémère, d’un geste gratuit, dont la grâce est vécue le plus souvent solitairement. Il y a dans cette grâce le même saisissement de la vie allant vers la mort que dans la danse. Je le fais pour les impressions immédiates (la joie intellectuelle et du corps) et pour celles qui me restent –mais pas pour le spectacle, pas pour montrer, bien que nous performions ensemble. À vrai dire, je parle à peine des chevaux que je côtoie, mais l’écriture poétique s’est emparée de ces pas, de ces cercles unis. L’écriture me mène vers ces galops en forêt et ces allées de la pénombre, presqu’envers et contre ma volonté. Je monte à cheval pour écrire. Je vis pour penser et je pense dans le poème. C’est une philosophie de terrain que je me plais à envisager comme une autothéorie. J’entrevois à son tour cette dernière comme l’inscription de ma subjectivité et de mon vécu dans la formulation d’un discours qui fait corps avec d’autres discours, savants ou informels, des discours de manèges et de sueurs. La pensée à six pieds produit un savoir délibérément situé que je souhaite ouvrir grand. Est-ce que mon cheval et moi dansons vers la mort? Ça oui. À travers nous, j’essaie de la faire entendre.

    

   

     

Petite bibliographie des idées présentes

Citton, Yves, «De l’écologie de l’attention à la politique de la distraction», dans M. Dugnat (dir.), Bébé attentif cherche adulte(s) attentionné(s), Érès, Toulouse, 2018, p. 11- 27.

Garcin, Jérôme, La chute du cheval, Gallimard, coll. Folio, Paris, 1998, 192p.

Maboungou, Zab, conférence donnée au studio Nyata nyata dans le cadre du séminaire Avec l’autre qu’humain: coprésences et pratiques attentionnelles en art, Catherine Cyr et Katya Montaignac (professeures), Université du Québec à Montréal, Montréal, 25 septembre 2023.

Morizot, Baptiste, «Il faut politiser l’émerveillement», dans Les penseurs du vivant Nicolas Truong (dir.), coll. «Les grands entretiens du monde,» Actes sud, Arles, p. 16- 20.

    

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