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Le voyage, la danse et la représentation des femmes dans la culture de grande consommation (1936-1947)

Chantal Savoie
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Article paru dans Filiations du féminin, sous la responsabilité de Ariane Gibeau et Lori Saint-Martin (2014)

Dans la foulée de nos travaux antérieurs sur la culture de grande consommation au cours de la première moitié du 20e siècle, nous nous intéressons ici à la façon dont ces corpus peuvent permettre de mieux saisir les transformations de l’imaginaire en les abordant du point de vue du public auquel ils sont destinés. À partir d’un échantillon de chansons sentimentales populaires et par la considération d’un magazine féminin, La Revue populaire, nous avons tenté de voir dans quelle mesure, au sein du vaste processus de transformation culturelle qui s’embraye autour de la Seconde Guerre mondiale, certaines figures de l’imaginaire permettaient de cerner un double mouvement de transmission et de rupture dans l’imaginaire populaire féminin. En mettant en lumière l’imaginaire du voyage et de la danse dans la culture de grande consommation, le présent article contribuera à mieux faire connaître la culture féminine de l’époque et à saisir la façon dont elle investit de sens différents fragments d’un vaste continuum médiatique dont il est plus facile de constater la diversité, voire la frivolité, que de repérer la mécanique.

La question de la filiation est au cœur de nos préoccupations concernant les modalités de transmission d’un héritage culturel au féminin et les différents principes de filiation qu’elle peut engendrer (Savoie, 2011; Savoie, 2010). Si de vastes pans de la culture des femmes tendent à porter la trace de leurs ancrages ou dénotent des velléités de rompre avec un certain héritage, les corpus populaires des années 1940 que nous avons étudiés semblent surtout permettre de discerner une frontière, de repérer un point de bascule dans l’imaginaire féminin moderne. Ce moment est celui où la possibilité d’envisager des trajectoires féminines plus diversifiées ne concerne plus uniquement la bourgeoisie, mais commence à rejoindre les classes moyennes. Il est également celui où, conjointement à cette diversification des possibles, l’acceptabilité sociale des nouveaux rôles féminins passe par leur adoption par la jeune génération, celle des filles. À cet égard, les corpus populaires offrent la possibilité de documenter certains aspects méconnus de l’avènement de notre modernité culturelle, à un moment où se multiplient les ruptures[fnÀ titre d’exemple, pour l’ensemble de la vie littéraire de ces années, on constate un saut quantitatif et qualitatif d’une ampleur inédite dans la production littéraire. Simultanément, pour un grand nombre des champs artistiques (littérature, arts visuels, musique, théâtre), la modernité se manifeste par diverses marques formelles auxquelles on l’associe depuis, de même qu’elle nourrit d’importantes transformations esthétiques.[/mfn]. Comment la culture de grande consommation est-elle partie prenante de cette vaste renégociation des enjeux culturels? Significative du point de vue des classes sociales et des générations, cette transformation l’est tout autant d’un point de vue féministe: dans les années 1940, la culture médiatique se distingue par son insistance sur de nouvelles valeurs systématiquement associées aux jeunes filles. Sans que le discours prenne explicitement en charge une rupture, de nouveaux modèles féminins témoignent silencieusement d’une non-filiation qui s’inscrit en filigrane d’une vaste histoire du rapport à la mère, de la manière dont ce dernier conditionne notre façon de nous approprier le monde et alimente l’imaginaire (Saint-Martin, 1999). Que nous dit cette non-filiation silencieuse dans la culture de grande consommation de l’état de la société qui la produit et la consomme?

Si plusieurs observateurs de l’époque sont à l’affût du vent de changement qui souffle sur la société canadienne-française, Albert Lévesque, pionnier de l’édition professionnelle au Québec (Michon, 1994), procède pour sa part à une vaste enquête, certainement critiquable sur le plan scientifique, mais néanmoins révélatrice de tendances pour lesquelles trop peu de sources existent (Lévesque, 1944). Portant largement sur ce que Lévesque désigne comme les «habitudes familiales», l’enquête cherche à cerner des habitudes qui ont trait «aux sentiments et aux intérêts dans la famille: loisirs, culture intellectuelle, sens religieux, discipline, sociabilité sexuelle, amitié familiale, fidélité française, solidarité canadienne, habitudes de lecture, habitudes d’audition radiophonique» (Lévesque, 1944: 15). Une des particularités de cette enquête est de tenter de cerner les spécificités de la consommation culturelle propre aux différents membres de la famille, par génération et par genre sexuel. Cette segmentation du public nous offre quelques pistes permettant de mieux circonscrire la consommation culturelle des jeunes femmes de l’époque1L’enquête paraît en 1944 mais a été réalisée en 1942. Elle prolonge, synthétise et systématise un questionnement qui se profile depuis assez longtemps dans diverses publications d’Albert Lévesque, dont l’Almanach de la langue française (1936) qui porte spécifiquement sur la femme canadienne-française., qui se distingue pour une bonne part de celle de leurs parents, et tout particulièrement de celle de leurs mères, mais aussi des habitudes de consommation culturelle de leurs frères. Différents tableaux présentent les loisirs et les goûts en matière culturelle, et montrent bien que le changement touche la jeune génération en général et les femmes en particulier. Si, pour les parents, le temps libre était typiquement occupé par les jeux de cartes et les dames, les loisirs des jeunes prennent davantage place à l’extérieur de la sphère domestique, et incluent les activités sportives pour les deux sexes, bien que celles destinées aux filles semblent moins structurées et puissent se pratiquer librement, comme le patin ou la natation. Parmi l’ensemble des loisirs de la jeune génération, certains sont associés à la détente, et incluent les sorties au théâtre et au cinéma, qu’affectionneraient particulièrement les filles.

Les pratiques proprement culturelles quant à elles distinguent les jeunes filles sur d’autres plans, notamment en regard de la lecture de romans, de magazines généraux et culturels, et de l’écoute d’émissions de radio associées au divertissement (théâtre, chanson, radioroman notamment). Les lectures et l’écoute radiophonique des jeunes filles sont ainsi spontanément décrites comme «récréatives», ce qui veut dire, aux vues de l’enquête d’Albert Lévesque, qu’elles ne sont motivées ni par l’acquisition de connaissances (actualité, science, histoire, politique, etc.) comme celles des hommes de la famille, ni par la piété (assister à la messe, écouter le chapelet en famille, etc.), finalité qui caractérisait alors surtout la culture de la mère de famille. Synthétisant ses constats pour chacun des membres de la famille, Lévesque décrit ainsi la culture des filles des années 1940:

[…] [l]a contribution des filles au caractère de la famille est la plus discrète; toutefois, ce sont elles qui la colorent de soucis esthétiques et romanesques, tant par leurs habitudes d’auditions radiophoniques que par celles de leur lecture de périodiques. Ajoutons qu’elles sont particulièrement indifférentes aux sentiments français et canadiens; leur univers affectif est plus intime, plus centré sur elles-mêmes que sur les influences du milieu (Lévesque, 1944: 40).

La formulation adoptée tend d’entrée de jeu à qualifier cette culture en fonction de ce qu’elle n’est pas: discrète plutôt que flamboyante, peu marquée par l’héritage des valeurs françaises ou du nationalisme. Cette vision par la négative contribue à minimiser l’importance des choix culturels des filles, d’autant que le fait d’opposer l’intime/individuel/affectif au national/collectif/ «milieu» hiérarchise implicitement les deux au profit du deuxième terme. De la même manière, le fait de formuler l’importance de la culture pour les jeunes filles en disant qu’elles la «colorent» par leurs goûts, et incidemment de considérer la fiction comme une coloration du réel, montre bien qu’on hiérarchise assez explicitement les comportements culturels et, par le fait même, les membres de la famille qui les adoptent. À cet égard, les jeunes filles occuperaient clairement le dernier rang familial et représenteraient, par l’abandon des valeurs collectives et l’attention qu’elles accordent à la fiction au détriment de la «réalité» sociale, une menace pour l’ordre culturel établi.

Malgré cette distorsion, c’est à même ce constat d’un point de fracture que nous souhaitons amorcer notre incursion dans l’univers de la modernité féminine des années 1940. La non-filiation générationnelle de la culture des filles dans les années quarante concerne ce moment où se généralise, dans l’ensemble de l’espace social, le passage de valeurs plus collectives (qu’elles soient d’ordre national ou religieux), à des valeurs plus individuelles. Ce passage saisit en quelque sorte l’émergence d’une nouvelle génération pour minimiser l’effet de rupture, le naturaliser par la filiation, mais il semble néanmoins tenir pour acquis une rupture avec la tradition, l’héritage. Ce sont surtout les traces de la consolidation de ce nouvel imaginaire qui sont perceptibles dans la sphère médiatique, et qui rendent acceptable l’élargissement des possibles féminins sur plusieurs plans (études, travail, loisirs, rapports amoureux), tout en faisant du public féminin un moteur du développement de la culture commune, en particulier pour les domaines de la fiction et du divertissement. En reconstituant une partie de l’univers culturel d’une nouvelle génération de filles, nous croyons donc pouvoir poser un regard neuf sur un processus complexe de transformation socioculturelle qui a déjà pour une part été décrit, notamment en lien avec l’avènement de la radio et de la télévision comme relais de notre modernité culturelle, mais qui reste méconnu pour ce qui est du rôle qu’y jouent les femmes comme destinataires et comme public. C’est toute la culture médiatique subséquente qui prend, dans les années 1940, sa configuration moderne.

Les deux corpus qui nous serviront d’exemple sont caractérisés par leur grande diffusion et par le public féminin auquel ils sont associés. Il est utile de rappeler que la chanson sentimentale, si elle n’apparaît pas comme genre au cours des années 1930, naît médiatiquement à ce moment précis, celui où l’utilisation du micro révolutionne le spectacle de chanson, où la radio s’implante et impose la dimension sonore et la proximité qu’elle médiatise, où le cinéma redéfinit les codes d’une culture visuelle qui transforme l’imaginaire fictionnel. Est-il besoin de souligner la part de l’intime et la «magie» de la proximité que ces nouvelles technologies sous-tendent, et qui sont des éléments-clés de leur appropriation par le public des jeunes filles? Du micro qui permet de susurrer à l’oreille de chacune, à la radio qui fait entrer les voix à la cuisine ou au salon, en passant par le cinéma qui donne à voir de près, la proximité se conjugue avec l’émotion pour agir sur l’imaginaire. Et c’est sans compter, bien sûr, l’impact de ces innovations technologiques sur la visibilité, la renommée et le vedettariat. Elles ont également pour effet de rejoindre, de structurer puis de courtiser un public de plus en plus vaste, et donc de plus en plus diversifié, tant sur le plan des classes sociales que sur celui du genre sexuel ou de l’âge. Cette diversification est pourtant peu prise en considération, tant l’effet homogénéisant et synchronisant de la culture médiatique est puissant.

Les chansons que nous avons considérées sont celles qui ont été les plus demandées par les lectrices du Bulletin des agriculteurs dans les années 1940 (Savoie, 2006). Les 28 000 demandes compilées émanaient principalement des régions rurales et étaient signées à 95 % par des femmes qui s’affichaient comme «mademoiselle». Tous les titres mentionnés sont en français même si certaines chansons sont des versions françaises de chansons étrangères (américaines, sud-américaines, italiennes, etc.), et aucune ne provient du répertoire de la chanson de tradition orale ou de «La Bonne chanson» de l’abbé Gadbois, phénomène chansonnier pourtant emblématique de ces années et qui découle des initiatives culturelles préconisées par le Deuxième Congrès de la langue française de 1937. Les soixante chansons les plus demandées de la décennie sont majoritairement des chansons d’amour, le plus souvent interprétées par des hommes, à l’exception d’Alys Robi, figure marquante des années 1940 dont plusieurs succès accèdent au palmarès.

En ce qui concerne le corpus imprimé, La Revue populaire occupe une place bien particulière parmi les périodiques culturels de l’époque. Créée dès 1907 par les éditeurs-propriétaires Poirier et Bessette, elle évolue progressivement vers la formule du magazine et à partir des années 1930, elle est la seule à utiliser un format comparable à celui des magazines américains. Son tirage dépasse les 40 000 exemplaires dès le début des années 1940 et augmente rapidement tout au long de la décennie. Reconnue pour un certain éclectisme, alors que d’autres périodiques ont une signature éditoriale plus affirmée, La Revue populaire est bien dans l’air du temps par ses différentes rubriques qui permettent de scruter une culture en pleine transformation. Alors que la formule-type de La Revue populaire est conçue autour d’un roman complet signé par un auteur français, le plus souvent un roman sentimental de Delly ou de Magali, les rubriques qui encadrent cette littérature populaire féminine plus «traditionnelle» connaissent une certaine évolution. Des rubriques «voyages», «disques», «cinéma», «chanson française», «chronique de la radio», dont les titres suggèrent une attention portée aux effets de la modernisation de la société, tout particulièrement en ce qui concerne les biens culturels et les activités qu’ils rendent désirables, côtoient ainsi les châteaux de Delly et les rubriques plus classiques des revues pour dames du tournant du 20e siècle. Si les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes cohabitent dans ses pages, de même qu’une culture plus recherchée y coudoie une culture plus populaire, il semble que les rubriques du périodique soient surtout pensées en fonction de destinataires qui appartiennent à une classe moyenne, catégorie sociale en pleine ascension au cours de ces années. La facture matérielle, grand format avec une abondance d’illustrations, suggère que l’on courtise des abonnées dont le niveau de vie est au-dessus de la moyenne. Malgré le titre de la revue, ce n’est pas le «populaire» proprement dit qui y domine, mais bien la médiatisation d’une classe moyenne qui tente manifestement d’assurer par sa visibilité une force en plein essor dans l’ensemble de l’espace social2Le contenu destiné plus explicitement aux femmes dans La Revue populaire correspond ainsi assez fidèlement à ce que nous décrivions dans Femmes de rêve au travail (Saint-Jacques, Bettinotti, Bleton et Savoie, 1998), c’est-à-dire qu’il oscille entre un imaginaire à la Delly et une culture de grande consommation moderne en émergence..

Comme celui de beaucoup de magazines, le contenu hétérogène de La Revue populaire ne se laisse pas aisément appréhender, malgré une apparente banalité. Notre pari de le lire en regard de ses correspondances avec l’imaginaire mis en place dans la chanson sentimentale de la même période en vaut bien d’autres. Dans ce sens, nous l’aborderons par l’entremise des deux figures qui se sont démarquées dans les chansons, soit celles du voyage et de la danse. Pour la culture populaire des années 1940, celle des chansons, des magazines, du cinéma, du tourisme et des loisirs, la figure du bateau et celle de la danse permettent de comprendre comment sont relayées les nouvelles valeurs et de quelle façon on invite les femmes à se projeter dans cet imaginaire.

Les deux figures se démarquent d’un ensemble caractérisé pour une bonne part par l’étalage du luxe et de l’élégance, ce qui, en soi, ne distingue pas vraiment ce périodique des magazines féminins qui l’ont précédé, toujours sensibles, depuis le 19e siècle, à la mode, au luxe, au «Monde», à ses pratiques de sociabilité et à son imaginaire (Pinson, 2008). Toutefois, l’avènement de la publicité de marques et la naissance du tourisme de masse semblent en parfaite cohérence avec les sujets des articles, les thèmes des récits, la facture générale du périodique. Les deux figures qui nous intéressent s’insèrent dans un ensemble de rubriques qui semblent s’ouvrir sur le monde: reportages sur différents pays, différentes coutumes et langues, récits de voyage, publicité de croisières, d’agences de voyage, courants musicaux exotiques.

LE VOYAGE

Le voyage, et principalement la figure du bateau, émerge très nettement des chansons les plus demandées par les jeunes filles de l’époque. En témoignent, de manière exemplaire, «Je rêve au fil de l’eau» (Réda Caire, 1936) et «Le bateau des îles» (Tino Rossi, 1938; Lionel Parent, 1939), où le bateau et la relation amoureuse sont assimilés:

Le bateau des Îles
Le bateau des amoureux
Sur la mer tranquille
Va partir sous le ciel bleu
Viens bien loin des villes
T’exiler sur le rivage
Viens le bateau des Îles
N’attend plus que nous deux («Le bateau des îles», 1938).

De façon similaire, dans, «Sur mon joli bateau» (André Rancourt, 1949) et «Vogue mon bateau» (Eddy Rancourt, Marianne Breton-Grenier, 1944), le bateau lui-même semble une métaphore de la relation amoureuse. Amour idéalisé, intimité des amoureux, exotisme aussi bien dans l’évocation des lieux, dans les images que dans la facture sonore par des rythmes latins ou par la guitare hawaïenne: voilà ses traits marquants. Notons enfin que la figure se conjugue aussi bien sur le mode dysphorique:

Je rêve au fil de l’eau
Écoutant les sanglots
De cet accordéon nostalgique
Le bateau va toujours
Emportant mes amours
Les regrets de mon cœur romantique
Larmes d’amour roulées sur mon visage
Car je pleure un bonheur sans nuage
Que le bateau en dedans son sillage
Mon cœur à tout jamais car j’aimais («Je rêve au fil de l’eau», 1936)

Dans les magazines, les publicités de voyage se moulent tout naturellement à cet imaginaire amoureux dès la reprise économique de la deuxième moitié des années 1930. Vantant le tourisme en Jamaïque par exemple, on fait directement allusion à l’imaginaire romanesque qui rend cette escapade désirable: «Jouez au golf, au tennis, faites du yachting, de la natation, de l’automobilisme: 4,000 milles de belles routes vous invitent à visiter des sites évocateurs d’histoire et de roman. Danse et divertissements le soir»3La Revue populaire, octobre 1936. Cette publicité contient une jolie illustration: un couple bourgeois, elle jupe mi-jambe, cheveux courts, très années folles, manteaux à la main, quitte la grisaille de la ville pour la chaleur des palmiers.. Alors qu’à première vue, la publicité donne l’impression de ne mettre en valeur que des biens et produits éclectiques qui permettent à la société de consommation d’étendre son emprise, cette incursion dans des figures qui portent l’imaginaire permet de faire le lien entre la consommation concrète et le rêve qui la motive. Les illustrations de publicités de voyage montrent souvent un jeune couple bourgeois, habillé à la dernière mode, sans enfants, convié à une sortie hors du quotidien et à une vie romantique.

Les liens étroits entre la consommation, le tourisme de masse et les aspirations romantiques se mettent justement en place à la fin des années 1930, et sont visibles dans toute une série de comportements nouveaux et de représentations nouvelles, notamment le rituel de plus en plus répandu, pour les classes moyennes et une partie des classes populaires, du voyage de noces (Dubinsky, 1999). Les classes moyennes urbaines, qui gagnent en importance précisément à ce moment, adoptent peu à peu des pratiques culturelles qui sont emblématiques d’un nouveau mode de vie, qui les distinguent des générations antérieures en même temps qu’elles les rapprochent des goûts culturels de l’élite. Les classes dominées ne tarderont pas à singer ce nouveau rêve collectif, contribuant à accentuer l’effet de rupture générationnelle par le caractère massif de l’adoption de cette pratique. Ce contexte plus global permet de redonner aux choix et aux comportements culturels des jeunes filles et des jeunes femmes de l’époque leur cohérence, et ce n’est donc pas «à la pièce» qu’il faut appréhender les objets de convoitise des jeunes femmes, pas plus qu’il ne faut confondre les buts des publicitaires (vendre) avec leurs leviers (l’aspiration à une vie meilleure) et les moyens mis en œuvre pour y parvenir, qui se tissent à même la production fictionnelle de l’époque.

Le voyage de noces, ou la lune de miel, n’est pas qu’un imaginaire: sa pratique se répand à la fin des années 1930 auprès de clientèles spécifiques et surtout urbaines, d’abord chez les professionnels des classes moyennes supérieures, puis parmi les cols blancs, qui commencent justement au cours de ces années à bénéficier de vacances rémunérées et donc à la fois de temps à occuper et de sommes d’argent à dépenser4Les liens entre l’aspiration, sinon l’accès, à de meilleures conditions de travail et l’imaginaire sentimental ne sont pas toujours si distants, et on fait paradoxalement référence à l’occasion au fait qu’en France par exemple, durant le Front populaire, les militantes fredonnaient davantage les chansons de Tino Rossi que les chants révolutionnaires de circonstance… . La lune de miel est évoquée très explicitement dans des publicités de voyage, mais aussi de savon, de produits de beauté, etc. On voit ainsi se déployer à partir de l’imaginaire du voyage toute une série d’images, de pratiques, de valeurs et de produits censés contribuer à permettre de se rapprocher de cette vie de rêve. La figure de la danse procède de la même manière et découle ainsi en partie de celle du voyage.

LA DANSE

Les allusions à la danse dans le corpus des chansons les plus souvent mentionnées par les lectrices du Bulletin des agriculteurs prolongent l’imaginaire du voyage/des vacances/de l’intimité du couple/de la société de consommation que nous venons d’évoquer, mais elles semblent encore mieux intégrées au discours social de l’époque, et elles engagent également plus directement les auditrices. Les mentions de couples en train de danser dans les chansons sont parmi les récurrences les plus manifestes du corpus. Typiquement, les paroles de ces chansons font allusion à la danse (beaucoup de valses, de bals, mais aussi des rythmes latins) et l’interprète de la chanson est un des membres du couple dansant. Les auditrices, en écoutant ces chansons ou en les fredonnant, se retrouvent donc au cœur de la scène évoquée dans la chanson, dans la mesure où les paroles les invitent soit à s’approprier les sentiments exprimés, soit à être les destinataires en devenant celle que le chanteur courtise. Il arrive souvent que l’ambiance d’une soirée de danse soit évoquée dans les paroles et que l’accompagnement musical soit ainsi motivé par le contenu textuel, la fonction de la musique dépassant alors celle d’accompagnement pour créer des liens, des passerelles entre l’univers décrit dans les chansons et l’espace temps réel au sein duquel les chansons sont écoutées (Hirschi, 2008). Les allusions à la danse sont par ailleurs intimement liées au contexte de la rencontre amoureuse, à la relation qui s’esquisse, et donc à ce moment où elle offre un potentiel maximal à l’idéalisation et à l’investissement par l’imaginaire. L’espace-temps de la danse incarne ainsi en quelque sorte le rêve de l’amour heureux et durable, insiste sur le moment dans la vie des jeunes filles où elles tendent à multiplier les rencontres sociales dans la perspective de trouver un bon mari. Étant donné que l’aspiration à faire un bon mariage est une valeur largement admise, la danse trouve là une justification qui peut la faire paraître un peu moins frivole.

Dans le contexte des magazines, la danse constitue aussi un succédané de la vie rêvée plus aisément accessible au quotidien que le voyage, et ouvert à un public plus vaste. Frappe d’abord la grande acceptabilité (réelle ou fantasmée) de cette activité, qui semble considérée comme une pratique de sociabilité normale à laquelle les jeunes filles peuvent légitimement s’adonner, et qui s’inscrit dans un continuum plus vaste de pratiques culturelles et socioculturelles modernes auxquelles on les convie. Les associations fréquentes du sport et de la danse sont à cet égard révélatrices. En rapprochant les deux, la danse tend à bénéficier de l’aura de bonne santé et d’une perspective plus scientifique dans le rapport au corps, deux éléments qui pourraient lui faire défaut lorsqu’elle est considérée seule. Ce sont sans grande surprise les publicités de produits d’hygiène féminine en général, et de tampons en particulier, qui misent le plus souvent sur cette association: «[la brochure sur les tampons] vous apprend ce que vous devez connaître! Elle traite de la natation, du bain, de la danse, des contacts sociaux, de l’attitude mentale, de la bonne tenue, des tampons»5La Revue populaire, mars 1941, p. 41.. Outre les produits d’hygiène, la danse et le sport sont parfois explicitement ciblés comme des comportements féminins «nouveaux», comme dans un article qui compare les comportements des hommes et des femmes d’hier et d’aujourd’hui, et où les femmes contemporaines font «du sport et de la boîte de nuit» et rencontrent leur cavaliers «dans un cabaret chantant»6La Revue populaire, décembre 1942..

Mais ce sont les bénéfices sur le plan de la sociabilité qui semblent les plus importants, et le fait que les articles et la publicité insistent sur la vie sociale active des filles paraît significative. Dans l’imaginaire du voyage en général et du voyage romantique en particulier, les soirées dansantes évoquent le fait d’avoir du temps libre et de le meubler en donnant libre cours à un imaginaire romantique alimenté par l’ensemble de la culture médiatique. La danse prend place dans des espaces de proximité, favorise la sociabilité et les rencontres entre les jeunes, le tout dans un contexte où le rapport à la musique (en feuilles, en disques, en direct) est en plein essor mais aussi en pleine transformation (Bouliane, 2013; Bellemare, 2012).

Ce nouvel univers féminin porté par la culture de grande consommation et par la culture médiatique est ainsi évoqué dans les chansons, placardé dans les magazines, propulsé par le cinéma. Il sature l’espace sonore et s’arrime aux multiples industries qui prospèrent enfin au sortir de la crise économique, qu’il s’agisse de l’industrie touristique, des produits de beauté ou de l’industrie musicale. Cette convergence n’est assurément pas la cause du rêve d’émancipation sociale qui passe par l’investissement sentimental. Mais chacun puise dans l’autre un élément qui catalyse sa volonté de transformation.

***

La considération de ces quelques exemples montre bien que les productions culturelles de grande consommation destinées aux femmes, et en l’occurrence la chanson sentimentale et les magazines, offrent des pistes intéressantes pour étudier les liens sociaux et les réseaux de sens qui se tissent à même les pratiques culturelles et qui permettent à une génération de jeunes femmes de se distinguer de la génération de ses mères. Par le dialogue étroit qu’elles entretiennent avec leur époque et par le rôle actif qu’elles jouent dans la négociation de consensus sociaux à des moments charnières, ces productions culturelles ont beaucoup à offrir pour qui veut mieux saisir une époque, et tout particulièrement comprendre le processus par lequel une société s’approprie le changement social et les nouvelles valeurs. Et par le fait même, elle nous offre la possibilité de mieux voir le rôle que joue la culture dans les processus d’appropriation et dans la constitution des identités.

Si les figures du voyage et de la danse donnent surtout à voir la rupture qui s’opère dans la transmission d’une culture et de valeurs féminines autour de la Deuxième Guerre mondiale, il ne faudrait pas simplifier ce qu’on peut en déduire au-delà du constat de cette aspiration à rompre ou à autoriser une rupture. Cela ne signifie donc pas que la rupture soit aussi nette dans la réalité qu’elle est perceptible dans la culture populaire, ni qu’elle ait des effets à long terme. Il faudra une série de relais générationnels réels et imaginaires pour que nous parviennent, bien des années plus tard, les échos du point de vue des filles et leur regard sur cet héritage tant social que culturel. Au final, en tentant de mieux comprendre le rôle joué par cette génération de jeunes femmes des années 1940 dans l’histoire de l’avènement de notre modernité culturelle, nous croyons également avoir contribué à mettre en valeur l’intérêt de considérer les pratiques culturelles de grande consommation afin de favoriser une compréhension du rôle joué par le public féminin dans notre histoire culturelle. 

 

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  • 1
    L’enquête paraît en 1944 mais a été réalisée en 1942. Elle prolonge, synthétise et systématise un questionnement qui se profile depuis assez longtemps dans diverses publications d’Albert Lévesque, dont l’Almanach de la langue française (1936) qui porte spécifiquement sur la femme canadienne-française.
  • 2
    Le contenu destiné plus explicitement aux femmes dans La Revue populaire correspond ainsi assez fidèlement à ce que nous décrivions dans Femmes de rêve au travail (Saint-Jacques, Bettinotti, Bleton et Savoie, 1998), c’est-à-dire qu’il oscille entre un imaginaire à la Delly et une culture de grande consommation moderne en émergence.
  • 3
    La Revue populaire, octobre 1936. Cette publicité contient une jolie illustration: un couple bourgeois, elle jupe mi-jambe, cheveux courts, très années folles, manteaux à la main, quitte la grisaille de la ville pour la chaleur des palmiers.
  • 4
    Les liens entre l’aspiration, sinon l’accès, à de meilleures conditions de travail et l’imaginaire sentimental ne sont pas toujours si distants, et on fait paradoxalement référence à l’occasion au fait qu’en France par exemple, durant le Front populaire, les militantes fredonnaient davantage les chansons de Tino Rossi que les chants révolutionnaires de circonstance…
  • 5
    La Revue populaire, mars 1941, p. 41.
  • 6
    La Revue populaire, décembre 1942.
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