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La prostituée comme martyre et héroïne urbaine à New York, 1830-1916

Catherine Pelchat
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Article paru dans Blanches et Noires: Histoire(s) des Américaines au XIXe siècle, sous la responsabilité de Isabelle Lehuu (2011)

À partir des années 1830, la ville de New York entre dans un cycle de croissance exponentielle qui fera d’elle la plus importante des villes américaines. En raison de sa situation géographique, puis par un effet d’entraînement irrésistible, New York devient prospère, attirant à elle nombre d’hommes, puis plus tard de femmes des régions et de l’étranger, qui viennent y tenter leur chance. On peut imaginer sans peine le choc puissant que constitue pour ces gens élevés dans de petites communautés la rencontre d’une grande ville comme New York, chaotique, anonyme et tentatrice. Les New-Yorkais les plus prospères s’inquiètent de ses effets dévastateurs sur la moralité de leurs concitoyens. Un courant majeur de réformes tire sa source de cette angoisse, porté par des gens cherchant à recréer dans le contexte de la grande ville les outils de contrôle social existant dans leur communauté d’origine. Parmi les inquiétudes de ces premiers réformateurs issus des classes plus aisées, il en est une qui devient prépondérante à partir des années 1830: la corruption des bonnes mœurs par la prostitution.

Le «plus vieux métier du monde» est depuis toujours vu comme un mal inévitable, lié aux grandes agglomérations. Toutefois, au cours de la période qui nous intéresse, il gagne une nouvelle visibilité, conférée par la misère côtoyée au quotidien dans les rues des capitales industrielles. Dans la foulée du renouveau évangélique des années 1820-1830, les membres de l’élite protestante anglo-saxonne se sentent investis d’une mission cruciale: la poursuite et l’atteinte d’un idéal de civilisation évoluée (Young, 2006). À la faveur de ce nouveau zèle moral, la question de l’éradication de la prostitution gagne une force symbolique puissante et devient un enjeu crucial dans la redéfinition des rapports sociaux en contexte urbain. Plusieurs générations de réformateurs américains se consacreront à cette cause de la plus haute importance jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Ce phénomène n’est cependant pas exclusif aux élites protestantes américaines, quoique celles-ci lui donnent une couleur particulière. La prostitution dérange aussi dans les grandes capitales européennes, et un réseau de réformateurs, prônant généralement l’éradication pure et simple du «mal social» (social evil) (Pivar, 1973: 308), s’établit entre les deux continents.

C’est le pasteur John R. McDowall qui, en 1831, sonne l’alarme: selon lui, près de 10 000 prostituées hantent les rues de la ville. Ce chiffre peut sembler exagéré pour une ville de 200 000 habitants (Boyer, 1978: 67). Pourtant, selon l’historien Timothy Gilfoyle, on peut estimer que, toutes décennies confondues, de 5% à 10% des jeunes New-Yorkaises se seraient prostituées à un moment ou un autre de leur vie (Gilfoyle, 1992: 57-59). Ce chiffre peut lui aussi étonner, mais il faut considérer que la prostitution n’est pas une profession comme les autres : une jeune femme pouvait y avoir recours sporadiquement, dans une période de manque d’emploi ou pour complémenter un revenu insuffisant. De plus, vers le tournant du XXe siècle, le treating, une pratique associée à la prostitution qui consiste à échanger des faveurs sexuelles contre une sortie, de beaux vêtements ou des bijoux, gagnera en popularité chez les jeunes ouvrières (Peiss, 1986). Ainsi, on comprendra que le chiffre avancé par Gilfoyle ne signifie en aucun cas que 5% à 10% des jeunes New-Yorkaises faisaient le trottoir ou habitaient les maisons closes de la ville, mais bien que de ce nombre, une importante proportion avait recours temporairement à la prostitution, généralement pour pallier des difficultés économiques.

Il est facile de concevoir la soudaine importance que prend dans les années 1830 cette question pour les citadins. En effet, on peut supposer qu’avec le désordre engendré par la croissance de la ville, mais aussi avec la nouvelle misère associée à l’industrialisation, de plus en plus ostentatoire dans les quartiers centraux, la prostitution devient moins pudique, plus désespérée. En outre, l’ancienne division de l’espace urbain, traditionnellement cloisonné, disparaît et met désormais en contact pauvres et riches, enfants des rues et hommes d’affaires, prostituées et femmes respectables.

Il devient donc impératif pour les réformateurs sociaux d’éliminer ce symbole d’immoralité des rues de la ville. Il n’est pas question ici de ghettoïser le mal qui dérange, de simplement nettoyer le paysage urbain de cet étalage impudique, mais bien de sauver des âmes. Pour ces réformateurs, éradiquer n’est pas cacher, et on comprend rapidement que pour éliminer la prostitution, il faudra aborder de front les problèmes qui l’engendrent. C’est ainsi qu’en poursuivant cette œuvre civilisatrice, les réformateurs seront mis en contact avec tout le spectre des problématiques liées à l’urbanisation et l’industrialisation et, plus particulièrement, avec leurs effets sur les jeunes citadines. Un nouvel écueil se dresse bientôt : comment prêcher pour le sauvetage des prostituées dans un monde qui leur est généralement hostile ? Il faudra donc attirer la sympathie du public. Consciemment ou non, des années 1830 à la période progressiste du tournant du XXsiècle, les réformateurs vont progressivement altérer l’image traditionnelle de la prostituée —une femme dénaturée— pour en faire une victime de la lascivité des hommes, de la grande ville et des faiblesses de cette nouvelle société qui se dessinait à la faveur de la croissance exponentielle des capitales américaines.

L’historien Mark T. Connelly considère que la lutte contre la prostitution avait au moins autant à faire avec la question de la prostitution elle-même qu’avec les changements rapides auxquels étaient confrontés les Américains (Connelly, 1980: 6). À partir de cette prémisse, nous verrons donc comment, à l’aide d’un matériau brut —la prostituée—, les réformateurs ont appréhendé et affronté les problèmes urbains qui les troublaient le plus, particulièrement en ce qui a trait à la place de la jeune femme dans la ville, non seulement au cours de la période progressiste, mais aussi dès les années 1830. Nous observerons, en comparant deux époques, soit les années 1830-1850 et les années 1890-1916, comment le discours des réformateurs est tributaire des angoisses de leur groupe social face à un monde en mutation.

Pour examiner cette question, nous nous pencherons sur les essais rédigés par des réformateurs influents. Au-delà de l’évolution, entre ces deux périodes, de la compréhension de la problématique de la prostitution, on remarque dans ces essais une certaine constante. Leurs auteurs présentent généralement leurs conclusions quant à l’ampleur de la problématique de la prostitution, à ses causes et à ses solutions potentielles. Ces thèses sont appuyées par des «récits», c’est-à-dire des narrations et témoignages présentés comme ayant été recueillis auprès des prostituées elles-mêmes. C’est au niveau de ces récits que l’on constate la plus frappante continuité, qui étonne au premier abord, et qui laisse présumer de l’existence d’un récit archétypal de prostitution qui témoignerait d’un imaginaire à la fois assimilé et construit par l’auteur. Ces récits racontent presque invariablement le triste parcours d’une jeune femme vertueuse, poussée par le désespoir à troquer son corps contre sa survie, souvent à la faveur d’une histoire scabreuse de séduction. On s’en doute, les historiens étudiant la prostitution ont émis de sérieuses réserves quant à l’utilisation de ces récits comme sources documentaires, étant donné leur caractère invérifiable et leur allure par trop romanesque.

Or, c’est précisément pour cette raison que nous nous proposons d’examiner ces récits. Nous considérons aujourd’hui que les prostituées sont amenées à cette profession peu estimée par des causes complexes, comme la pauvreté ou la mésadaptation sociale, particulièrement par la toxicomanie. Il est fort probable que le schéma ait été plus ou moins similaire au XIXe siècle, incluant aussi les contraintes de l’époque, notamment le faible nombre d’activités rétribuées proposées aux femmes, de même que les carcans moraux qui leur étaient imposés. Ainsi, il semble improbable que la majorité des prostituées aient été amenées à exercer ce métier par la seule voie de la séduction, qui constituait certainement un réel danger, mais qui appartenait au moins autant au monde du roman qu’au banal quotidien. Par conséquent, pourquoi les réformateurs propageaient-ils ces histoires de séduction et d’abandon? On notera aussi que ces mêmes réformateurs, dans la partie plus « scientifique » de leurs ouvrages et dans les statistiques qu’ils publient, attribuent paradoxalement la prostitution à des causes autrement plus pragmatiques, lesquelles entrent en contradiction avec leur sélection de récits reposant largement sur la séduction comme cause de la déchéance. Par exemple, la travailleuse sociale Maude Miner, en 1916, attribue la prostitution aux bas salaires, à l’hérédité, aux réseaux de trafic de jeunes femmes. Elle revient toutefois invariablement, dans les récits qu’elle rapporte, au schéma de la séduction et de l’abandon. Autrement dit, les réformateurs avaient souvent en main les données nécessaires à une compréhension plus réaliste de la prostitution, mais préféraient s’en tenir à une explication à caractère plus sentimental, s’adonnant dans le processus à une déformation de la réalité de la prostitution (Riegel, 1968: 446-47).

Dès lors, on peut soupçonner les réformateurs, dans l’élaboration de ces récits, d’avoir laissé courir leur imagination. On peut aussi supposer, comme l’affirme déjà en 1872 le célèbre réformateur Charles Loring Brace, fondateur de la Children’s Aid Society, que les prostituées elles-mêmes ont pu nourrir cette distorsion:

The great majority of prostitutes, it must be remembered, have had no romantic or sensational history, though they always affect this. They usually relate, and perhaps even imagine, that they have been seduced from the paths of virtue suddenly and by the wiles of some heartless seducer. Often they describe themselves as belonging to some virtuous, respectable, and even wealthy family. Their real history, however, is much more commonplace and matter- of-fact. They have been poor women’s daughters, and did not want to work as their mothers did; or they have grown up in a tenement-room, crowded with boys and men, and lost purity before they knew what it was; or they have liked gay company, and have had no good influence around them, and sought pleasure in criminal indulgences; or they have been street-children, poor, neglected, and ignorant, and thus naturally and inevitably have become depraved women. (Brace, 1872: 117-18)

La grande majorité des prostituées, rappelons-le, n’ont vécu aucune histoire romantique ou sensationnelle, bien qu’elles le prétendent toujours. Elles racontent généralement, et peut-être se l’imaginent-elles, qu’elles ont été séduites et soudainement entraînées hors du chemin de la vertu par les ruses d’un séducteur sans cœur. Elles se décrivent souvent comme appartenant à une famille vertueuse, respectable, voire riche. Leur véritable histoire, néanmoins, est beaucoup plus commune et terre-à-terre. Elles ont été les filles de femmes pauvres et n’ont pas voulu travailler comme leurs mères; ou elles ont grandi dans la chambre d’un tenement1 Le tenement est un logement populaire, sombre, mal aéré et sans eau courante. Bien qu’on puisse le traduire approximativement par taudis, nous choisissons de garder le terme anglais tenement comme le fait François Weil dans sa description des quartiers populaires du bas Manhattan (Weil, 2000: 115). rempli de garçons et d’hommes, et ont perdu leur virginité avant même de savoir ce que c’était; ou elles appréciaient d’être en joyeuse compagnie, n’ont pas eu de bonne influence autour d’elles et ont recherché le plaisir dans les péchés criminels; ou elles ont été des enfants de la rue, pauvres, négligées, ignorantes, et sont ainsi naturellement et inévitablement devenues des femmes dépravées.

Une autre manière de poser cette hypothèse, qui est celle que nous retiendrons, pourrait être que ces fictions pour le moins romanesques constituaient une forme d’arrangement tacite entre le réformateur et la prostituée. L’ex-prostituée Maimie Pinzer écrit en 1915 à une amie que le récit que fait une prostituée de son parcours biographique est complètement différent selon son interlocuteur: elle donne d’elle-même l’image d’une fille vertueuse brisée par une situation désespérée quand elle s’adresse à une maison de réforme chrétienne (Rosen et Davidson, 1977: 343-44). Cristallisant les modèles normatifs de leur temps dans une fiction pathétique, au dénouement tantôt heureux, tantôt tragique, les récits des prostituées ne pouvaient laisser leurs interlocuteurs et leurs lecteurs indifférents. Et il y a fort à parier que les réformateurs, nonobstant le fait qu’ils aient déjà en main l’information nécessaire à une compréhension plus pragmatique de la réalité, acceptaient, consciemment ou non, ces récits faits sur mesure pour eux, voire les agrémentaient de quelques ajouts de leur cru. C’est ainsi qu’on observe, dans les essais des réformateurs, l’existence de cas de figure «classiques» comprenant des éléments essentiels et récurrents au niveau de la trame: vertu, séduction, situation sans issue, dégoût de soi, repentir.

Pour comprendre les enjeux auxquels répondait cette altération romanesque des destinées des prostituées, il faut impérativement tenir compte de la question de l’honneur de la femme telle que conçue par l’Amérique victorienne. Si les récits que nous nous proposons d’examiner associent effectivement une situation économique désespérée et l’entrée dans la prostitution, on voit néanmoins qu’il aura fallu que les yeux de la jeune fille soient ouverts sur la fourberie des hommes par un épisode de séduction, au cours duquel elle aura perdu son honneur. La nécessité de subsister n’est conservée, ici, que comme une poussée finale appliquée à une jeune femme au bord du précipice. Barbara Welter expose, dans son article «The Cult of True Womanhood» (1966: 151-74), le fait que l’équilibre moral de la société américaine des années 1820-1880 repose essentiellement sur la pureté de la femme. Le standard élevé de pureté exigé de celle-ci constitue l’étalon, l’idéal de pureté auquel devrait tendre l’ensemble de la société. Le renouveau religieux des années 1820-1830, avec ses fondements millénaristes, n’est pas étranger à cet objectif. Afin d’améliorer les mœurs de la société, mais aussi, il ne faut pas l’oublier, afin d’affirmer leur appartenance à la classe aisée, nombre de citadins et de citadines vont se consacrer au travail de réforme, en commençant avec les pauvres, mais aussi les pécheresses qui, comme Marie-Madeleine, doivent être sauvées —le terme Magdalen, fréquemment utilisé pour les désigner, en fait foi.

Dans les années 1830-50, ce travail est essentiellement bénévole et repose sur des organisations caritatives œuvrant au cas par cas. Après la guerre de Sécession, on tente de systématiser la réforme en fondant des organisations nationales, en produisant des études exhaustives ou en réclamant des lois adéquates. Ce Social Purity Movement vise désormais à réformer la société dans son ensemble, en se concentrant sur l’ordre social. Une nouvelle génération de réformateurs et de réformatrices cristallise, au tournant du siècle, cette tendance. La classe moyenne, particulièrement, sera l’instigatrice de la professionnalisation de ce travail jusque là bénévole, d’où découle, pour ne nommer que celui-là, le métier de travailleur social (Lubove, 1965; Pivar, 2002). Malgré ces mutations, un seul et même objectif traverse ce siècle de réformes : l’éradication du vice, afin d’atteindre un état de civilisation plus achevé.

Cela dit, il ne faudrait pas négliger l’importance de la séduction au XIXe siècle, en laissant croire qu’il ne s’agit que d’un mythe né de l’imagination des auteurs romanesques. L’omniprésence de la question de l’honneur de la femme, particulièrement dans toute la littérature destinée à la classe moyenne- supérieure des années 1830-1850, puis à l’ensemble de la société au tournant du siècle, est sans équivoque. Des lois seront même adoptées dans les années 1840-50 pour punir les séducteurs (Cohen, 1999 : 209). Le motif de la séduction, qui n’est au fond que le reflet du double standard de conduite (laxiste pour les hommes, sévère pour les femmes), n’aurait pas pu acquérir une telle notoriété sans un écho réel dans la société. Notons que cette obsession pour la moralité féminine n’était pas sans entraîner un effet pervers: l’absence d’éducation sexuelle, ainsi qu’une vision peu réaliste des relations homme / femme, rendaient les jeunes filles plus vulnérables aux promesses masculines fallacieuses.

Cependant, et c’est là que se situe notre intérêt, si on se fie à la thèse voulant que les valeurs de la classe moyenne (domesticité, règles strictes de conduite, etc.) se soient graduellement communiquées à la classe ouvrière au fil du siècle, on peut supposer que cette question de la séduction ne devait inquiéter, dans les années 1830-50, que certains groupes sociaux, soit ceux de la classe moyenne aisée. Nous nous proposons de souligner le fait que, littérature et discours réformateurs élaborant leurs récits d’une même voix, la séduction ainsi que tous les éléments du récit de prostitution classique en sont venus à faire partie de l’imaginaire collectif de la société américaine, toutes classes confondues. Les commentaires de Charles Loring Brace (1872), puis ceux de Maimie Pinzer (1915) mentionnés plus haut confirment cette idée, en nous montrant que les prostituées elles-mêmes ont intégré à la longue ce schéma classique, et sont devenues aptes à relire leur propre histoire en fonction des attentes présumées des réformateurs. Entre autres, le fait que réformateurs et littéraires se concentrent, après la guerre de Sécession, sur le groupe des jeunes ouvrières comme bassin principal de prostituées potentielles, aura favorisé ce processus en mettant en contact ces deux groupes qui, autrement, auraient très bien pu demeurer dans une ignorance mutuelle.

Cette évolution reflète celle, spectaculaire, de New York, de walking city à mégapole: entre nos deux périodes, New York passe du statut de port important, prometteur, à celui de mégapole vers laquelle tous les regards convergent. Déjà, en 1830, pour les non-New Yorkais, la ville est une bête curieuse qui à la fois fascine et inquiète. En 1825, l’ouverture du canal Érié, formidable voie d’accès intracontinentale, a fait de New York une plaque tournante du commerce international vers le marché intérieur, entraînant une vague de prospérité qui ne connaîtra que de brefs ralentissements. Ce changement amène une industrialisation rapide et attire les spéculateurs financiers. La ville devient ainsi un puissant aimant, le catalyseur de toutes les promesses. Les ambitieux, principalement les habitants de la Nouvelle- Angleterre, y convergent. New York est déjà, en 1830, une grande ville de 200 000 habitants, célèbre pour ses divertissements, sa vie grisante, ses multiples opportunités. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’espace, encore peu cloisonné, met en contact étroit et quotidien pauvres et riches, femmes et hommes. Ce développement rapide inquiète spécialement les citoyens plus aisés, qui aimeraient retrouver, même dans une si grande agglomération, les règles sociales et le contrôle associés aux plus petites communautés. On s’accroche particulièrement à une organisation traditionnelle de la vie : les rôles des hommes et des femmes sont bien définis, une division qui sera accentuée par l’esprit victorien. Les riches font la charité aux pauvres, la fréquentation d’une église est essentielle.

Au tournant du siècle, la ville s’est toutefois considérablement transformée et, avec elle, l’équilibre des genres et des classes. New York est désormais une mégapole d’envergure internationale, particulièrement depuis la fusion du Greater New York (1898), qui a gonflé sa population à 3,4 millions d’habitants. Les Américains de partout, ruraux comme citadins, y affluent désormais. L’immigration, majoritairement européenne, qui amène semaine après semaine des milliers de nouveaux venus en quête d’une vie meilleure, contribue pour une large part à cet accroissement démographique. En 1900, près de 80% des habitants des grands centres urbains américains sont nés à l’étranger ou de parents immigrants (Boyer, 1978: 123-24). Désormais, les jeunes femmes constituent une bonne part des immigrants des campagnes et de l’étranger qui viennent tenter leur chance à New York. Dans la ville même, elles ont investi l’espace public, tant dans le quotidien que dans le monde du travail ou du divertissement. Bien entendu, leur sort n’est pas toujours enviable : un certain nombre d’entre elles doit recourir à la prostitution, sous une forme ou une autre, pour survivre ou complémenter un revenu trop maigre. La mentalité des citadins plus aisés a aussi changé. Tandis qu’une certaine frange d’entre eux s’accroche à l’ancien monde et à ses traditions, une nouvelle génération de réformateurs monte, revendiquant pour les pauvres des logements décents, des salaires suffisants, une éducation minimale obligatoire, la protection sociale et l’égalité des droits pour les femmes. Les New-Yorkais traversent une ère de transition. On verra par exemple la réformatrice Maude Miner réclamer pour les jeunes travailleuses des salaires décents, tout en accusant la société d’avoir failli à protéger celles qui ont vendu leur vertu pour survivre.

Le motif de la prostituée fait écho à cette évolution. Pour qu’il soit respectable de l’aider, elle doit d’abord être réhabilitée aux yeux de la société. Dans la première période examinée ici, elle est présentée comme une victime de la perfidie et de la luxure des hommes: un ange déchu. Au tournant du XXe siècle, elle devient un personnage de la grande tragédie urbaine, toujours victime, mais cette fois des circonstances ou de sa candeur devant les multiples pièges que lui pose la ville. Nous verrons donc comment se construisent ces deux images, comment elles se différencient en fonction de leur époque et en quoi elles se rattachent à une forme d’imaginaire collectif entourant la prostitution, imaginaire nourri par la littérature romanesque qui, à son tour, s’inspire des récits rapportés par les réformateurs. Ces emprunts à la littérature sentimentale, dont la forme demeure sensiblement la même durant notre période, expliquent par ailleurs en partie pourquoi le canevas de base des récits varie très peu, ne reflétant ainsi qu’accessoirement l’évolution de la connaissance de l’univers de la prostitution.

On pourra observer, dans un premier temps, la terminologie employée par les réformateurs et les romanciers pour désigner les prostituées: «a magdalen», «a fallen angel», «an infortunate», «a betrayed woman», «a friendless girl»: une Madeleine, un ange déchu, une infortunée, une femme trahie, une fille seule, etc. Cette terminologie elliptique, touchante et victimisante, annonce bien la teneur des écrits des réformateurs et romanciers que nous nous proposons d’observer. Pour approfondir le plus possible ce court examen, deux sources importantes ont été retenues, pour les nombreux récits de prostituées qu’elles intègrent, mais aussi pour leur représentativité de l’esprit de leur période respective. Leurs auteurs ont en commun leur dévouement à la cause ; ils œuvrent en outre tous deux de manière quotidienne et effective auprès de leur objet d’étude. John R. McDowall, auteur de Magdalen Facts (1832), est un pasteur flamboyant, dévoué à la cause des prostituées qu’il rencontre directement dans les rues des bas quartiers, n’hésitant pas, dans sa quête de justice, à choquer ses lecteurs par la brutale exposition des faits. Maude E. Miner puise les faits étayant son Slavery of Prostitution (1916) à même son expérience d’agente de probation de la Night Court de New York2 Des notes biographiques présentant John R. McDowall et Maude E. Miner et leur œuvre de réforme peuvent être trouvées dans Helen Lefkowitz Horowitz, Rereading Sex et David J. Pivar, Purity and Hygiene.. Quelques romans seront aussi appelés en renfort pour établir la circulation des motifs associés à la prostitution.

 

Les années 1830-1850: l’ange déchu

En dépit de sa propre assertion selon laquelle les prostituées sont surtout issues des classes les plus pauvres de la ville, les récits de prostituées rapportés par John McDowall mettent quasi invariablement en scène des jeunes femmes venues d’ailleurs. New York y est dépeinte comme un vortex, attirant irrésistiblement les futures prostituées, puis les entraînant dans une spirale rapide vers le vice. Qu’il s’agisse de celles qui perdent leur honneur dans leur lieu d’origine, puis viennent cacher leur honte (et souvent leur grossesse) dans la grande ville, ou de celles qui sont attirées par New York, pour finir par s’y brûler les ailes, la majorité d’entre elles a quitté un ailleurs idyllique (ou du moins présenté comme tel par l’auteur) sur la foi d’un mirage, pour se retrouver dans une situation désespérée. On pourrait dire que la majorité des victimes de la prostitution sont des citadines «de première génération», donc forcément plus candides, mal préparées aux pièges de la grande ville. On répète à l’envi à l’époque que le non-initié éprouvera de la difficulté à survivre dans l’univers urbain : les règles de la vie en société y sont différentes, les traquenards, multiples et les trompeurs, nombreux et bien déguisés. On voit d’ailleurs apparaître pour les hommes, au cours de cette première période, des «guides touristiques», ouvrages à grand succès dans lesquels leurs auteurs décryptent les codes propres à la ville pour le naïf campagnard qui viendrait y séjourner, lui évitant ainsi, par exemple, d’être dupé par des coquins qui voudraient profiter de sa naïveté3 Stuart M. Blumin analyse quelques-uns de ces ouvrages dans son article « Explaining the New Metropolis ».. On reconnaîtra dans le discours sur la prostitution des racines communes avec ces ouvrages, et ce, jusqu’à l’époque de la Première Guerre mondiale.

Dans les récits rapportés par McDowall, la jeune fille est souvent issue d’une bonne famille de l’arrière- pays de la Nouvelle-Angleterre, adhérant aux valeurs de la bourgeoisie à défaut d’en posséder les moyens. Cette famille a toutefois failli à inculquer à sa fille de solides principes moraux. Presque invariablement, sa vertu est dérobée par un séducteur sans scrupules rencontré dans son environnement immédiat : ami d’un grand frère, fiancé, étudiant du père, etc. (MF, 20, 31-32, 79). Pour la jeune citadine, ce sera plutôt un viol par un pensionnaire de la mère. Dans tous les cas, si ce perfide personnage n’était pas un ami de longue date de la famille, il s’est prêté à un complexe stratagème pour y être admis en toute confiance, comme c’est le cas pour cette jeune fille sur laquelle la fatalité s’est abattue:

Some years ago, there were two gentlemen of Boston who lived in the frequent indulgences of illicit pleasures. […] One of them by some means had cast his eyes —«eyes full of adultery, which could not cease from sin»— on a young and handsome girl, belonging to a quiet village within twenty miles of town; and he formed in his heart the base purpose of making her his prey. She was the daughter of poor parents, who, as well as herself, knew not how desperately wicked they can be who are sold to sin. (MF, 17-18)

Il y a quelques années, vivaient deux gentlemen de Boston qui se laissaient souvent aller aux plaisirs illicites. […] L’un d’euxavait, par quelque moyen, jeté son regard —«des yeux plein d’adultère, qui ne pouvaient se détourner du péché»— sur unebelle jeune fille appartenant à un village tranquille situé à vingt miles de la ville; et il avait formé en son cœur le vil dessein d’en faire sa proie. Elle était la fille de parents pauvres qui, comme elle, ne savaient pas à quel point ceux qui sont vendus au péché peuvent être désespérément mauvais.

D’emblée, les personnages sont campés par McDowall: deux prétendus gentlemen, repérant une nouvelle proie pour assouvir leur vice, une famille pauvre mais de morale irréprochable et, surtout, une belle jeune fille pure. Comment arrivent-ils à leurs fins? Ils font alliance avec la tenancière d’un bordel de New York, qui prétend être une dame riche à la recherche d’une demoiselle de compagnie. Ainsi présentée à la famille, elle offre toutes les apparences de la respectabilité: «She was rich, lived rather retired and solitary, and should take great satisfaction in the company of some pleasant and trusty girl, as an inmate of her family / Elle était riche, vivait de manière relativement retirée et solitaire, et tirerait une grande satisfaction de la compagnie d’une jeune fille plaisante et fiable, qu’elle considérerait comme un membre de sa famille» (MF, 18). L’occasion est trop belle: un sort meilleur pour leur fille, sans les occasions de frivolité associées aux riches citadins. Aucune raison de s’inquiéter, donc, pour les parents, qui lui confient aveuglément leur fille. La jeune proie étant ainsi coupée de la protection de son milieu, il est plus facile d’attenter à sa vertu. Un autre cas de figure classique est celui de la jeune femme qui est convaincue, sous la menace d’une rupture, de fuguer pour conclure un mariage clandestin alors qu’elle est en visite chez des amis (MF, 31-32).

La séduction, réelle ou présumée, est déjà un motif bien installé au début de la période qui nous intéresse ici. Une telle omniprésence témoigne assurément d’angoisses majeures provoquées par la renégociation des rapports de générations, de genres et de classes dans l’Amérique de la première moitié du XIXe siècle. Pour bien comprendre ces importantes mutations, l’historien Rodney Hessinger dessine un intéressant portrait de cette société inquiète:

Seduction tales resonated with readers because they addressed real developments in the American marriage market. Enjoying more courting freedom, young women could no longer count on the protective guidance of parents and community. Over the course of the eighteenth century, young adults had gained more control over their lives, and over the selection of mates, in particular. The trend of declining patriarchy was exacerbated by the ideological shifts of the revolutionary era. Cultural expectations for a more democratic American family corresponded to economic and geographic changes; male youth often relocated in search of occupations in a transitional economy in which inheritance was uncertain and apprenticeship was beginning to break down. The stability, and therefore the reliability, of young men was increasingly uncertain. This was especially true in those markets where seduction fiction was sold —densely settled northern towns and cities. (Hessinger, 2005: 27)

Les récits de séduction ont trouvé un écho chez les lecteurs parce qu’ils mettaient en cause des développements réels du marché américain du mariage. Jouissant de plus de liberté en matière de fréquentations, les jeunes femmes ne pouvaient plus compter sur la guidance protectrice des parents et de la communauté. Au cours du XVIIIe siècle, les jeunes adultes ont acquis plus de contrôle sur leurs vies et, en particulier, sur le choix de leurs fréquentations. La tendance au déclin du patriarcat était exacerbée par les transformations idéologiques de l’ère révolutionnaire. Les attentes culturelles pour une famille américaine plus démocratique correspondaient à des changements économiques et géographiques; les jeunes hommes se déplaçaient souvent à la recherche d’un emploi dans une économie transitionnelle où l’héritage était incertain et où l’apprentissage commençait à se décomposer. La stabilité et, par conséquent, la fiabilité des jeunes hommes étaient de plus en plus incertaines. Cela était particulièrement vrai dans ces marchés où l’on vendait les récits de séduction —villes et villages densément peuplés du Nord.

L’importance de cette question ne pouvait que se refléter dans les romans à succès de l’époque, et conséquemment dans les modèles normatifs utilisés par les réformateurs pour appréhender le phénomène de la prostitution. L’auteur de romans sentimentaux, très populaires à l’époque, se trouvait être en quelque sorte l’allié naturel du réformateur. Comment mieux attirer la sympathie du lecteur, si ce n’est en mettant l’accent sur la pureté initiale —et définitivement ruinée— de la prostituée? La réécriture de la vie d’Helen Jewett, prostituée assassinée en 1836, constitue un bel exemple de ce remodelage de la destinée d’une de ces femmes. Jewett, une prostituée de haut vol fière, instruite et sûre d’elle-même, ayant même à l’occasion recours aux tribunaux pour faire respecter ses droits de citoyenne, allait devenir sous la plume des journalistes et de ses biographes une tragique victime de séduction, exposant à ses parents que, sa vie étant désormais ruinée, mieux valait pour elle s’exiler et aller cacher sa honte en ville. À New York, on s’en doute, elle serait à nouveau la victime tragique de la brutalité des hommes (Cohen, 1999: 225-28). Dans les nombreux écrits inspirés par Jewett, quidéclinait par ailleurs elle-même son histoire en plusieurs versions, l’accent est mis sur tout ce qui peut rattacher la prostituée au groupe touchant et vulnérable des célibataires modestes.

Que cette mise en relief des tragiques conséquences de la séduction ait été fondée, ajoutée par la prostituée elle-même ou par le réformateur, un fait demeure le même : en y ayant recours, on pouvait être confiant de faire vibrer la corde sensible du lecteur, particulièrement l’habitué du roman sentimental qui appartenait souvent aux classes aisées. Le motif de la séduction, nourri de données fournies par l’étude de la prostitution (réseaux de procurers ou proxénètes, hiérarchie à l’intérieur de la profession, salaires, etc.), et ainsi agrémenté de nouveaux éléments piquants, pouvait revenir au roman sentimental et fournir une matière plus qu’intéressante à exploiter.

En effet, on peut voir que ce motif, extrêmement littéraire, s’inscrit directement dans la lignée de l’intrigue du roman Clarissa de Samuel Richardson (1740), un monument de la littérature populaire anglaise qui a engendré une pléthore de descendants dans les premières décennies du XIXe siècle (Siegel, 1981: 49). Parmi ceux-ci, Charlotte Temple4 Stowe en 1852. Sur la popularité de Charlotte Temple et de ses successeurs dans les premières années de la période postrévolutionnaire, voir Cathy Davidson, Revolution and the Word, chapitre 6. (1791), roman à succès de Susanna Rowson, est en quelque sorte le pendant américain de Clarissa. Charlotte, belle et pure jeune fille issue d’une bonne famille anglaise, est séduite par un coureur de jupons sans scrupules, alors qu’elle est pensionnaire d’une petite institution pour jeunes filles. C’est sa gouvernante française —qui a elle-même perdu son honneur dans sa jeunesse— qui la met en contact avec son futur amant. Jouant sur sa candeur, le vil duo embarque Charlotte sur un bateau en partance pour l’Amérique. Le premier jour passé, l’infortunée n’ose même plus appeler à l’aide ses parents, persuadée qu’ils la rejetteront. Le reste du roman relate la progressive désillusion de Charlotte, qui découvre peu à peu la véritable nature de ses compagnons. Ces derniers l’abandonnent à son sort à New York, enceinte de son amant. Elle mourra, après avoir retrouvé ses parents au seuil de l’agonie.

À la suite du franc succès connu par Clarissa et Charlotte Temple, un nombre impressionnant de romans bâtis sur le même canevas voient le jour, jusqu’au tournant du siècle suivant, agrémentés des préoccupations contemporaines de leurs auteurs. Parmi ceux-ci, The Quaker City, or, the Monks of Monk-Hall (1844), grand succès de George Lippard, reprend, à l’instar de réformateurs comme McDowall, le même thème. On y suit les tribulations de Mary, jeune vierge de bonne famille, qui est séduite par Lorrimer, aidé de Bess, une prostituée qui a jadis connu le même sort. Sous prétexte d’un mariage secret, Mary est emmenée dans un manoir fréquenté par des gens louches, la résidence prétendue d’un oncle de Lorrimer. Un faux mariage y sera même célébré, à la suite du refus de Mary de s’abandonner à son prétendu fiancé sans la caution divine. Un autre roman de Lippard, New York: Its Upper Ten and Lower Millions (1853), capitalise quant à lui sur le cynisme des riches décadents, assoiffés de plaisirs et n’hésitant pas à briser des existences pour tromper leur ennui. Une de ses héroïnes, connue sous le nom de la Midnight Queen, y est livrée par sa mère à un homme riche, qui a subvenu à toutes les dépenses des deux femmes, depuis plusieurs années, dans le but de s’approprier la vertu de l’enfant. Après avoir assassiné le pervers bienfaiteur, la Midnight Queen devient une des prostituées les plus célèbres de New York.

On s’étonnera de l’invraisemblable candeur des jeunes femmes dépeintes dans ces histoires. Pour les réformateurs, mais aussi pour un auteur comme Lippard, une meilleure société n’offrirait pas à ses filles une éducation sexuelle supérieure. C’est l’ensemble de la société qui élèverait son niveau de moralité. Cependant, contrairement à Clarissa ou Mary, la jeune lectrice aura été mise en garde, justement, par ces romans populaires. Paradoxalement, au cours du siècle, certains réformateurs dénonceront la littérature sentimentale, l’accusant de favoriser l’éclosion de fantasmes et d’idées immorales chez ses jeunes lectrices, puisqu’elle ne met pas en scène des héroïnes vertueuses au parcours sans faute. On considérera donc que la lecture même de ces romans constitue une forme encore trop risquée d’éducation. Il n’en demeure pas moins que leur grand succès s’explique probablement par leurs jeunes héroïnes vierges, martyres du vice naturel des hommes, auxquelles s’identifiaient les lecteurs grâce aux procédés propres au roman sentimental. Les malheureuses, dans les romans du XVIIIe siècle, mouraient généralement de désespoir, le déshonneur précipitant leur agonie. Au XIXe siècle, la prostitution devenait l’issue tragique de la fourberie —et causait la mort de l’infortunée, à courte ou moyenne échéance.

On peut dégager, tant dans l’œuvre des réformateurs que dans celle des romanciers, un modèle en deux temps qui provoque la «chute» de nos héroïnes. Dans un premier temps, une jeune fille sans histoire est séduite, à bon ou à mauvais escient, par un homme. Ce sont les conséquences de ce faux pas qui, dans un second temps, la conduisent au bord de la catastrophe, particulièrement du point de vue économique, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus d’autre choix que de se vendre pour survivre. Quels que soient l’époque, le milieu ou la condition d’origine de la jeune femme, tous les récits fonctionnent sur ce même canevas : une première erreur, un faux pas et les difficultés se succèdent jusqu’à briser la victime. Ce pas en-dehors du sentier balisé est sans contredit le fait de l’amour, ce qui n’est probablement pas qu’un fantasme de réformateur. À l’époque de McDowall et de Lydia Maria Child, la seule finalité d’une vie de femme consistait à faire un bon mariage. Celles-ci devaient donc être constamment à l’affut, dès leur tendre adolescence, de l’étincelle qui enclencherait le processus conduisant à leur destinée d’épouse. Que le destin se présente sous une forme imparfaite —un jeune homme trop pauvre, trop embarrassé de problèmes pour suivre la voie traditionnellement codifiée, ou sans références— pouvait probablement ne sembler qu’un obstacle temporaire à ne pas prendre en considération. Nos récits regorgent d’histoires de cour discrète, voire secrète, faite par des prétendants demandant, à la faveur de circonstances avantageuses, de consommer une union anticipée. La naïveté de nos héroïnes aidant, on les voit aussi suivre docilement ces hommes qui profitent d’un moment de désespoir pour les conduire dans des hôtels de passe, un comportement qui met en relief leur passivité, leur habitude d’être prises en charge par des figures masculines.

Par contre, ces jeunes femmes naturellement pures n’abandonnent pas si facilement leur vertu. Même quand elles sont passionnément éprises de leur compagnon, leurs scrupules se prêtent aussi fort bien au jeu littéraire, au suspense qui tient le lecteur en haleine. McDowall en donne un brillant exemple dans ce récit où une vertu sans faille confère à notre jeune campagnarde, faussement engagée comme dame de compagnie, la résistance d’une martyre:

Ere long, one gentleman is left alone with her, and a regular assault is made upon her virtue, by all the hellish arts which suchgentlemen know how to employ. He could not succeed in his purpose, and gave over in despair for that time. He retired; and immediately his partner in mischief entered the room, to renew the assault! He also was baffled, and went away. They then advised that a young gentleman should be introduced, who possibly might succeed better. It was done. The girl still resisted, remonstrated, and pleaded with her destroyer. She begged him to have pity upon her, and rescue her from that dreadful place.She could welcome poverty, but intreated that her virtue might be spared. The heart of the young transgressor was not all marble, and the seducer was overcome. The spoiler relented before his trembling victim, begged pardon for his wickedness, and solemnly promised to procure her release, and convey her home. (MF, 18)

Bientôt, un gentleman fut laissé seul avec elle et porta un assaut régulier à sa vertu, par tous les arts diaboliques que ces gentlemen savent utiliser. Ne pouvant réussir dans son entreprise, il laissa tomber, désespéré, pour cette fois-ci. Il se retira et, immédiatement, son partenaire dans le vice entra dans la pièce pour renouveler l’assaut! Il fut aussi éconduit et partit. Tous deux s’avisèrent alors qu’un jeune gentleman devrait être introduit auprès d’elle, lequel pourrait avoir plus de succès. Cela fut fait. La fille continua de résister, protestant et argumentant avec son assaillant. Elle le supplia d’avoir pitié d’elle et de la sauver de cette affreuse situation. Elle pouvait accepter la pauvreté, mais implorait que sa vertu soit épargnée. Le cœur du jeune transgresseur n’étant pas tout de marbre, le séducteur fut finalement vaincu. Celui qui pouvait la perdre céda devant sa victime tremblante, luidemanda pardon pour sa cruauté et lui promit solennellement de la relâcher et de la reconduire chez elle. 

Trompées dans leur sentiment le plus pur et le plus légitime par des séducteurs sans scrupules, les prostituées de nos récits devenaient ainsi de véritables martyres de l’amour, bafouées par un monde où la tromperie permet aux hommes d’assouvir leurs plus bas instincts. Comment pourraient-elles mieux ressortir blanchies, en quelque sorte, de leur faute que par le truchement de ce motif amoureux? L’amour, dans cette société victorienne, fait partie des attributs intrinsèques, naturels, de la femme. En outre, la pureté de leur sentiment est mise en contraste avec celui, vil, de leur amant, une dichotomie directement empruntée à la littérature romanesque qui, elle, peut l’expliciter à souhait, comme dans cet extrait de la nouvelle Rosenglory (1846) de Lydia Maria Child5 La nouvelle Rosenglory a été inspirée à Child par une histoire, bien réelle, qui avait fait grand bruit à New York en 1843. La jeune domestique Amelia Norman avait tenté d’assassiner son amant Henry Ballard, un riche marchand. Child s’est dévouée corps et âme à la cause de cette jeune femme, qui sera finalement acquittée. Andrea L. Hibbard et John T. Parry ont étudié de manière convaincante la manière dont la défense a exploité au cours du procès le motif romanesque de la séduction dans l’article «Law, Seduction, and the Sentimental Heroine».. Susan aime clandestinement le fils de la famille qui l’a recueillie et lui a offert un emploi de domestique:

The concealment was the only thing that troubled Susan with a consciousness of wrong: and he easily persuaded her that this was a duty, in order to screen him from blame. «Was it his fault that he loved her?» he asked; «He was sure he could not help it». She, on her part, could not help loving him deeply and fervently. He was very handsome, and she delighted in his beauty, as naturally as she had done in the flower, when her heart leaped up and called it a Rosenglory. Since her brother went away, there was no other bosom on which she could rest her weary head; no other lips spoke lovingly to her, no other eye-beams sent warmth into her soul. […] Society reflects its own pollution on feelings which nature made beautiful, and does cruel injustice to youthful hearts by the grossness of its interpretations. (Rosenglory, 183)

La dissimulation était la seule chose qui troublait Susan et lui donnait la conscience du mal: il la persuada facilement que c’était son devoir, afin de le protéger du blâme. «Est-ce que c’était sa faute s’il l’aimait?», demanda-t-il; «Il était sûr de ne pouvoir rien y faire». De son côté, elle ne pouvait s’empêcher de l’aimer profondément et avec ferveur. Il était très beau, et elle se délectait de sa beauté, aussi naturellement qu’elle le faisait pour la fleur, quand son cœur bondit et l’appella une Rosenglory. Depuis que son frère était parti, il n’y avait plus de poitrine sur laquelle elle pouvait reposer sa tête lasse, plus de lèvres lui parlant tendrement, plus de regard irradiant sa chaleur dans son âme. […] La société projette sa propre dégénérescence sur des sentiments que la nature a créés beaux, et cause une cruelle injustice aux jeunes cœurs par la grossièreté de ses interprétations.

Susan est orpheline, et son amour pour Robert vient combler tous ses manques affectifs, un amour que Child compare à l’émerveillement que la jeune femme éprouvait, enfant, devant une fleur sur le rebord de la fenêtre de son taudis. Cet amour est traité avec légèreté par Robert, qui ne pense qu’à satisfaire un caprice. Leur liaison découverte, Susan sera accusée d’avoir perverti le fils bien-aimé, et sera confiée à une autre famille. Cette fois, c’est le chef de famille qui s’éprendra d’elle:

[…] he himself took a decided fancy to her. […] She thought it all very kind and fatherly, and took it all in good part. She made her best courtesy when he presented her with a handsome calico gown; and she began to think she had fallen into the hands of real friends. But when he chucked her under the chin, and said such a pretty girl ought to dress well, she blushed and was confused by the expression of his countenance, though she was too ignorant of the world to understand his meaning. But hisdemonstrations soon became too open to admit of mistake, and ended with offers of money. She heard him with surprise and distress. To sell herself without her affections, had never been suggested to her by nature, and as yet she was too little acquainted with the refinements of high civilizations, to acquire familiarity with such and idea. (Rosenglory, 184)

[…] lui-même se prit d’un sincère béguin pour elle. […] Elle crut tout cela gentil et paternel, et vit tout du bon côté. Elle fit sa plus belle révérence quand il lui offrit une belle robe de calicot; et elle commença à croire qu’elle était tombée entre les mains de véritables amis. Mais quand il la caressa sous le menton, et lui dit qu’une si jolie fille devrait être bien vêtue, elle rougit et fut confuse devant l’expression de son visage, bien qu’elle fût trop ignorante du monde pour en comprendre la signification. Mais ses démonstrations devinrent vite trop évidentes pour qu’elle puisse se méprendre, et se terminèrent par des offres d’argent. Elle l’écouta avec surprise et désarroi. Se vendre sans son affection n’était pas dans sa nature, mais elle était trop peu accoutumée aux raffinements des hautes civilisations pour se faire à une telle idée.

Susan perdra donc sa place à nouveau, ce qui la conduira à se prostituer et, éventuellement, à en mourir: dans la littérature romanesque du XIXe siècle comme dans les récits de McDowall, la jeune femme qui prend conscience du mal pervertissant la société doit presque inévitablement prendre la voie qui mène à la déchéance et à la mort.

En effet, la mort est le sort qui attend la plupart des prostituées, à l’agonie et prêtes à se repentir, que McDowall console. S’il est essentiel qu’un sincère repentir soit démontré par les Magdalens, il n’en demeure pas moins que le réformateur n’a pas de solution de rechange à proposer à la disgrâce. Mieux vaut donc mourir, dans la grâce de la pureté retrouvée, pour regagner le statut perdu d’ange, au ciel plutôt que sur terre. Par une étonnante association d’idées, on affirme que la prostitution tue: trois ou quatre ans est la durée moyenne de survie d’une prostituée selon les études des réformateurs. Si ce n’est pas la maladie qui emporte la jeune femme, c’est le suicide: incapable de vivre avec la honte et le remords, elle préférera souvent se donner la mort (MF, 44-45). Quelques-unes, cependant, survivent à une très courte carrière.

Dans ces circonstances, celles qui peuvent échapper à la mort sont celles qui ont approché le gouffre sans y chuter, et qu’on sauve in extremis. Adrienne Siegel souligne le fait qu’à cette époque, les littéraires décrivent New York comme un grand village, dont les habitants sont unis par des liens étroits (Siegel, 1981: 48-49). Nous pourrions faire usage de cette observation pour souligner qu’on trouve dans nos récits un grand nombre de coïncidences heureuses et éminemment romanesques: alors que la jeune vierge vient de comprendre qu’elle est bel et bien séquestrée dans une house of ill-fame, entre un nouveau client, qui se trouve être un notable du village d’où elle est venue. Celui-ci, horrifié de trouver là une femme de son cercle social soumise à un tel péril, la ramène saine et sauve à la maison. Notons que les auteurs n’expliquent en rien les raisons qui ont amené cet honnête citoyen à se trouver dans un tel lieu de perdition!

Pour McDowall qui, rappelons-le, est un prédicateur, la rédemption de la prostituée n’est possible qu’au seuil de l’Au-delà. Dieu est le juge suprême, et tous devront comparaître devant lui un jour ou l’autre. C’est ainsi que les prostituées de McDowall arrivent, pour la majorité, à retrouver la voie du Seigneur et à se repentir de leurs péchés, tandis que les hommes qui les ont trompées, prédit le réformateur, devront purger en enfer leurs péchés, ainsi que ceux de leurs victimes (MF, 44). Par là-même, il propose un modèle normatif masculin, qui est le pendant de celui proposé à la jeune femme du siècle: le protecteur de la vertu féminine. En effet, les champions de la prostituée s’adressent de préférence à un public masculin, aisé, qu’ils tentent de réformer. À travers la question, maintes fois répétée, «What if she was your sister? / Et si elle était votre sœur?», on l’exhorte à faire sien le combat contre le mal, à développer une conscience qui l’aidera à combattre la tentation de l’immoralité. Romans et récits font grand cas des terribles remords qui rongent le séducteur, le conduisant même parfois au suicide (Hessinger, 2005: 29-31). Il ne suffit pas, toutefois, d’éviter de pécher. Le lectorat est appelé à se mobiliser pour la cause réformatrice, à se faire lui aussi le défenseur de la vertu féminine, à mettre un peu d’ordre dans cette société urbaine nouvelle et chaotique.

 

Au tournant du siècle: la nouvelle héroïne

Quelques décennies plus tard, au tournant du XXe siècle, le succès romanesque des séducteurs machiavéliques ne s’est pas démenti, quoique les moyens mis à leur disposition par leurs créateurs se soient mis au diapason des transformations de la ville. On peut voir la marque de ces changements dans le roman de Theodore Dreiser, Sister Carrie (1901). Carrie est, elle aussi, un pur et naïf produit de la campagne. Elle est venue à Chicago de son propre chef, pour tenter sa chance et vivre une vie plus excitante. Dans le train, elle rencontre Drouet, qui deviendra peu à peu son ami, puis n’aura plus qu’à la cueillir dans un moment de désespoir. Alors qu’elle est sans emploi et sans famille, il fait d’elle sa concubine. On le voit, ce qui a changé depuis l’époque de John McDowall et George Lippard, c’est que le séducteur n’a plus besoin d’échafauder des plans diaboliques, ni de s’assurer l’aide d’un groupe d’amis pour couper sa proie de la protection des siens; celle-ci est désormais infiniment plus accessible grâce à sa présence dans l’espace public et à son autonomie. Elle ne peut compter que sur sa propre vertu pour échapper au péril, et en dernière extrémité, cette vertu devra être troquée contre sa subsistance. On remarque aussi, dans le roman de Dreiser, qu’un imaginaire associé à la grande ville s’est développé, particulièrement grâce à la littérature et aux récits des réformateurs, un imaginaire au sein duquel la jeune femme occupe une place bien à elle.

Ces importants changements se reflètent dans les récits rapportés par Maude Miner dans son essai Slavery of Prostitution (1916). Ainsi, Annette Curtis s’est carrément jetée dans la gueule du loup. Venue du Tennessee, elle a vendu sa vache pour payer le train, afin d’aller épouser un homme rencontré par l’intermédiaire des petites annonces du journal (SOP, 30). Kathleen, elle, a rencontré son séducteur alors qu’elle était serveuse dans un restaurant de Long Island. Il a promis de l’épouser et l’a emmenée, enceinte, vivre dans un meublé où il l’a abandonnée (SOP, 6). Gertrude, enfin, a été saoulée par un vendeur du magasin où elle travaillait. Après avoir abusé d’elle, il l’a forcée à se prostituer pour lui, en menaçant de la dénoncer à sa mère (SOP, 69). En somme, les prostituées de Miner ont été piégées par le truchement des nouvelles possibilités que la ville offre aux jeunes femmes : médias de masse, liberté de mouvement, emplois rémunérés mettant les employées en contact quotidien avec des collègues et clients masculins.

À cette époque, on admet désormais que les filles pauvres ou issues de familles dysfonctionnelles ont aussi besoin de protection. Cette nouvelle vision est d’abord et avant tout le fruit d’une étude plus systématique de la prostitution. Aussi, la diversification des territoires de la réforme a sensibilisé les Américains aux problèmes sociaux vécus par les ouvriers: par exemple, les effets dévastateurs de l’alcoolisme ou la promiscuité et l’insalubrité des taudis. L’indignation provoquée par la question de la prostitution a par ailleurs été alimentée par une nouvelle sensibilité des réformatrices à la question des droits des femmes. Des militantes comme Maude E. Miner se définissent, en effet, comme des «abolitionnistes» œuvrant à délivrer les jeunes citadines de «l’esclavage de la prostitution»6 Le titre de l’essai de Miner souligne de manière éloquente le recours à cette symbolique: Slavery of Prostitution: A Plea for Emancipation.. Le début du XXe siècle est d’ailleurs marqué par la panique collective entourant la traite des blanches (white trafic), qui aura le mérite de ramener à l’avant-plan la lutte contre la prostitution. Pour nombre de réformatrices, toutefois, l’inquiétant portrait dessiné par les journalistes enquêtant sur ce trafic humain et par les comités mis sur pied pour le combattre ne doit pas occulter la réalité telle que débusquée sur le terrain: la coercition est une cause marginale de la prostitution. Les causes véritables de la prostitution résident plutôt dans les inégalités économiques qui forcent certaines jeunes femmes à vendre leur corps, et dans une certaine culture urbaine qui fait la promotion de l’immoralité (Pivar, 2002: 71-92).

Par ailleurs, sur le plan littéraire, le courant réaliste met à l’avant-scène des héroïnes issues du «peuple», ce qui aurait été considéré de très mauvais goût un siècle plus tôt. Désormais, elles sont couturières, ouvrières, actrices de bas étage. Cora, l’héroïne du roman d’Edgar Fawcett, The Evil that Men Do (1889), est une jeune ouvrière vaillante et vertueuse, qui sera brisée par une série de malchances et par la fréquentation d’un jeune homme riche, qui devra renoncer à elle sous la pression de sa famille. Elle meurt dans une déchéance tragique, le soir du mariage de son amant avec une autre femme. Au tournant du siècle, Clarissa est remplacée dans le cœur des lecteurs par Carrie, issue d’une famille de modeste condition campagnarde, ou par Maggie, jeune ouvrière élevée dans un tenement et laissée à elle-même par des parents alcooliques (Crane, 1893). C’est ainsi que naît la nouvelle héroïne urbaine : la prostituée. Cette dernière réunit à elle seule une importante part des angoisses des citadins aisés face à la ville en mutation et face au monde industriel. Elle est l’incarnation du malaise, ressenti par ces mêmes New-Yorkais aisés associant la femme à la domesticité, devant la nouvelle omniprésence de la jeune citadine dans l’espace public, de même que devant sa promiscuité avec ses collègues et amis masculins. Enfin, elle se prête mieux que nulle autre au jeu littéraire: réformée, elle constitue un exemple de courage ; brisée par son destin, elle est l’héroïne tragique par excellence.

Il serait faux de croire que, dans les années 1830-1850, cette réalité était occultée : on se souviendra de Rosenglory de Lydia Maria Child, qui racontait la chute d’une orpheline des bas quartiers. Simplement, la sensibilité des lecteurs imposait alors des intrigues plus manichéennes, mettant en scène des jeunes femmes de leur propre classe sociale, mais aussi des abuseurs réunissant à eux seuls tous les vices attribués aux «dix maîtres» de la ville et à leurs descendants oisifs: luxure, libertinage, cynisme, cruauté et insensibilité. La Susan de Rosenglory, au bord du désespoir, était sollicitée dans la rue par le même juge qui l’avait envoyée en prison pour vol (Child, 1846: 185). Au tournant du siècle, on observe que les «forces urbaines du Mal» ne s’unissent plus pour s’acharner sur l’infortunée, mais que sa triste destinée résulte désormais, en grande partie, de ses propres choix. Ainsi, alors que Mary était trompée par un habile stratagème dans The QuakerCity, la chute de Maggie est le résultat de son choix de se donner à Pete, ainsi que de sa décision, devant la menace faite par sa mère de la renier, de suivre malgré tout son amant.

Ainsi considérés, les récits rapportés par la réformatrice Maude Miner, à l’instar des romans de Theodore Dreiser ou Stephen Crane, révèlent une image de la jeune citadine radicalement différente de celle que décrivait McDowall. Indépendante, elle a généralement un emploi, que ce soit dans un commerce, un restaurant ou une manufacture. On admet en outre sans difficulté que jeunesse rime avec plaisir, que la jeune fille aime sortir, se divertir et entretenir de nombreuses amitiés féminines et masculines. Débrouillarde, elle tente de faire son chemin dans la vie en profitant de toutes les opportunités offertes par la ville. Issue d’une famille gravement défavorisée, elle peut se désolidariser du noyau familial pour ne plus avoir à remettre son salaire à ses parents, une rupture qui semble désormais courante. Aussi, on remarque, en filigrane, que le concubinage est de plus en plus toléré par l’ensemble de la société urbaine, mais il est établi clairement qu’il ne saurait constituer une avenue viable en vue d’acquérir la respectabilité, si bien qu’on continue à le condamner en évoquant les périls qu’il peut engendrer7 Dans plusieurs des récits de Miner, la fille commence par quitter le foyer familial pour aller vivre avec un homme, sans chercher à se justifier. Sur la tolérance grandissante au concubinage, on lira avec intérêt les lettres éditées par Helen Lefkowitz Horowitz et Kathy Peiss, lesquelles témoignent d’une relation interraciale: Love across the Color Line..

On peut voir, avec l’ouvrage de Miner, qu’une vision plus réaliste des causes de la prostitution a désormais cours, une approche préfigurée par la mise en garde de Charles Loring Brace citée plus haut. On pourrait attribuer en partie cette nouvelle compréhension au fait que les problèmes sociaux sont désormais étudiés plus systématiquement par une nouvelle génération de réformateurs et de travailleurs sociaux. Il est aussi probable que les causes de la prostitution aient effectivement changé: la promiscuité, le désir de vivre une vie plus facile que leurs parents ouvriers, la misère industrielle, le chômage, l’autonomie qui grise mais laisse aussi sans ressources, les salaires dérisoires versés aux femmes sont autant de nouvelles raisons, pour celles-ci, d’avoir recours au plus vieux métier du monde. Enfin, le travail de réforme est désormais effectué sur des bases scientifiques, et non plus empiriques: Miner, agente de probation, étudie un bassin de prostituées réelles, fréquentées quotidiennement dans le cadre de son travail.

Les jeunes femmes du début du XXe siècle veulent s’amuser, profiter au maximum du tourbillon que la ville offre à la jeunesse, particulièrement celles qui sont issues de familles ouvrières et qui n’ont pas connu une enfance facile. Elles développent une vision mercantile des rapports avec les hommes. On voit ainsi apparaître la pratique du treating, c’est-à-dire de l’échange de faveurs, sexuelles ou non, contre des sorties, des vêtements ou des bijoux de pacotille, par les filles de la classe ouvrière (Horowitz et Peiss, 1996: 3). Cette nouvelle pratique préoccupe les réformateurs et les incite, pendant les premières décennies du siècle, à tenter de réglementer les salles de danse et autres lieux de sociabilité ouvrière. On peut aussi aisément comprendre en quoi cette nouvelle indépendance des jeunes filles peut déranger les réformateurs et la société en général: uniquement intéressées par l’argent, les parures et les divertissements, ces filles sont accusées d’être des «chercheuses d’or» et on les situe généralement au seuil de la prostitution. L’indulgence et l’empathie, toutefois, prévalent toujours au moment de juger de leur conduite.

Un intérêt de plus en plus marqué de la part des réformateurs à l’endroit des classes défavorisées a contribué à faire connaître les conditions de vie incroyablement difficiles des pauvres de la ville. Dans ce contexte, il devient normal, voire glorieux, pour la jeune citadine pauvre de rêver d’une vie meilleure. La ville offre d’infinies possibilités, célébrées par une myriade de récits de succès à l’américaine. Par contre, dans les milieux ouvriers, les chances d’ascension sociale sont plutôt rares. C’est ainsi qu’il sera facile, pour le séducteur, de promettre à sa victime, en plus du mariage, richesses, vêtements, bijoux en échange du déshonneur de devenir sa concubine. Reste à faire accepter cette nouvelle compréhension de la prostitution au lectorat, ce qui constitue un enjeu de taille. Comment faire, en effet, pour que la prostituée ne soit pas perçue comme une intéressée? Dans le nouveau schéma des causes de la prostitution, la jeune fille deviendra une «petite fille aux allumettes» qui regarde, par les vitrines des grands magasins et des restaurants fins, se dérouler une vie de rêve, de luxe et de confort. Mais sans une famille fortunée, elle est réduite à ses propres moyens pour améliorer sa situation. Ainsi, l’ambition des jeunes héroïnes de Miner n’est jamais condamnée. Si elles ont chuté, c’est qu’elles ont manqué de débrouillardise, d’ingéniosité ou de scepticisme face aux beaux parleurs.

On remarque aussi que certaines causes de la prostitution, autrefois jugées intolérables, sont désormais admissibles, voire admirables. Si, chez McDowall, certaines avaient dû se contraindre à la prostitution pour assurer la subsistance de leurs frères et sœurs, chez Miner, des jeunes femmes le font pour leur propre enfant, ou du moins auraient eu l’intention de le faire s’il n’était décédé. Cette nouvelle proposition dénote une importante évolution des mœurs, une acceptation plus réaliste de la difficile destinée de la jeune femme moderne, dont témoigne ce récit admiratif de Miner:

A tall, handsome woman, extraordinarily clever and attractive, had for ten years supported her child by her earnings of immorality. When deserted in Paris by a man who had promised marriage, she cared for her infant son, and later brought him with her to New York. While soliciting in one of the well-known hotels on Fifth Avenue, she would be flashily dressed and adorned with jewels; but one day in the month when she visited her ten-year-old boy in the excellent school where she placed him, she would don a plain tailored suit and a long black veil so that no one could recognize her. She was determined that her child should never know the truth about his mother. When I visited the school, and without divulging any information, saw the boy and talked with the master about his work, I appreciated more fully the determination of the mother to «keep him and educate him». (SOP, 65)

Une grande et belle femme, extraordinairement intelligente et attrayante, fit vivre son enfant pendant dix ans grâce à ses gains immoraux. Quand un homme, qui lui avait promis le mariage, l’abandonna à Paris, elle prit soin de son fils et le ramena plus tard avec elle à New York. Lorsqu’elle faisait de la sollicitation dans un des hôtels bien connus de la Cinquième Avenue, elle s’habillait de manière voyante et s’ornait de bijoux; mais un jour par mois, quand elle rendait visite à son fils de dix ans dans l’excellente école où elle l’avait placé, elle revêtait un ensemble uni et un long voile noir afin que personne ne la reconnaisse. Elle était résolue à ce que son enfant n’apprenne jamais la vérité au sujet de sa mère. Quand j’ai visité l’école, sans divulguer aucune information, j’ai vu le garçon et parlé avec son professeur à propos de son travail scolaire, et j’ai pu apprécier davantage ladétermination de cette mère à «le garder et l’éduquer».

Ouvrière, serveuse, actrice, la jeune citadine telle que dépeinte dans les récits de Miner, à l’instar des héroïnes des romans de Dreiser ou Fawcett, est initialement autonome, débrouillarde et courageuse. Elle n’a plus la passivité des héroïnes de McDowall, ni leur absolue candeur: elle sait que tout concourt à la mener à la prostitution, bien qu’elle se refuse à considérer cette avenue. Face aux difficiles circonstances de la vie urbaine, elle se rebelle et se bat jusqu’au bout pour demeurer respectable. Ce n’est que confrontée à des problèmes réellement sans issue qu’elle abandonne et se laisse glisser vers le vice. Elle ne cède néanmoins aux avances des hommes que pour ne pas mourir de faim ou de froid. Sous la menace de violences, elle ruse et est rescapée juste à temps. Enceinte, elle s’accroche à son amant pour assurer sa survie et celle de son enfant. Bref, elle est, là encore, d’une moralité au-dessus de tout soupçon, et sa décision de se prostituer est prise en toute dernière extrémité, pour échapper à la mort.

Le désespoir économique est la cause la plus fréquente du glissement vers la prostitution. Depuis l’avènement du capitalisme sauvage, la prostituée est victime de la jungle urbaine et industrielle, plus encore que de l’homme qui la fait chuter. Elle ne semble disposer que de deux options: la pauvreté vertueuse ou la richesse sans la vertu. Désormais, il semble que celle qui choisit la seconde option, à travers la prostitution ou un autre métier peu modeste, puisse être considérée, en quelque sorte, comme une héroïne, ou tout au plus une victime des circonstances, ce qui est bien exposé par Miner:

Girls out of work with no money to pay for living expenses, have met real moral danger. […] Having spent the last penny for food, or gone without eating for two or three days, they have lost all hope and decided that it made no difference what became of them. Courage has failed them when they thought of suicide, and stealing has seemed to them a crime. They have defended their position in having adopted an immoral life by declaring that «at least they had hurt no one but themselves.» If it occurred to them to secure help from a philanthropic society, they have not known where to go or have had too great pride to ask for aid. (SOP, 62)

Les filles sans emploi ni argent pour assurer leur subsistance ont fait face à un réel danger moral. […] Quand elles ont dépensé leur dernier sou pour de la nourriture, ou qu’elles sont restées sans manger depuis deux ou trois jours, elles ont perdu tout espoir et ont décidé que ce qu’il adviendrait d’elles ne ferait aucune différence. Le courage leur a manqué quand elles ont songé au suicide, et voler leur est apparu comme un crime. Elles ont défendu leur choix d’avoir adopté une mode de vie immoral en déclarant qu’«au moins, elles n’avaient fait de mal à personne d’autre qu’elles-mêmes». S’il leur est arrivé de songer à chercher de l’aide auprès d’une société philanthropique, elles n’ont pas su où aller ou ont été trop fières pour demander du soutien.

Cette préoccupation pour les laissées-pour-compte de l’ère industrielle n’est pas exclusive à Miner: inquiets de l’état de la morale dans le monde moderne, les réformateurs et les réformatrices pointent également du doigt les grands capitalistes bâtissant leur fortune sur l’exploitation des ouvriers et, à plus forte raison, des ouvrières, ainsi que les hommes amoraux qui profitent de la vulnérabilité économique de ces ouvrières pour abuser d’elles.

Si elle affirme sans détour la prépondérance du facteur économique, Miner n’abandonne pas pour autant le personnage essentiel du séducteur, qui n’est plus tant une cause de la prostitution, mais en devient plutôt le catalyseur. Il profite de la vulnérabilité de la jeune ouvrière, tant sur le plan pécuniaire qu’affectif, en lui promettant une vie plus facile, mais surtout l’amour et la protection dont elle a tant besoin. Ainsi, Amelia, issue des taudis de Mulberry Street, grandit dans la rue et n’échappe pas aux mauvaises influences de son milieu. À la suite d’une querelle avec sa mère, elle accepte «d’aller avec» un jeune Italien qui lui promet de l’épouser et de la loger à Long Branch dans une grande maison. Elle finit par se prostituer pour lui, jusqu’à ce qu’il la vende à un procurer pour 40 $. Elle reconnaît avoir cru à ses promesses jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’il avait déjà une femme de 17 ans et un bébé (SOP, 55- 56). De même, Rachel rencontre, alors qu’elle a quitté le foyer familial pour travailler, un homme qui gagne sa vie en volant. Elle le suit dans un parlor house où elle travaille pour lui. Elle arrive à quitter cet enfer et retourne à sa famille, d’où elle est chassée quand on découvre qu’elle est enceinte. Elle retourne ensuite à son souteneur (pimp) de New York et lui demande de l’aide, ce qu’il refuse. Plus tard, elle est arrêtée et passe six mois en prison avec son bébé, qui n’y survit pas. À sa sortie, elle rencontre un policier qui promet de l’épouser, mais elle découvre après quelques mois qu’il était déjà marié. À la suite d’autres déboires, elle se résout à se réhabiliter (SOP, 13-16).

Chez Miner, un accent important est mis sur ces relations affectives qui attirent les filles dans la prostitution. Plusieurs pages de Slavery of Prostitution sont consacrées à cette question. Elle y décline les moyens utilisés par les hommes qui causent la chute de ces jeunes femmes: «Promise of Marriage»,  «Fake  Marriage»,  «Marriage»,  «Promise  of  Protection»  et,  tout  simplement, «Affection» (SOP, 93-97, 112, 116), cette dernière promesse apparaissant finalement comme la meilleure manière de s’assurer la collaboration de la prostituée sans que la coercition soit nécessaire. Maude Miner souligne, après avoir établi toute une liste de moyens employés pour forcer une fille à se prostituer, que:

As procurers count upon winning a girl’s affection to bring her into prostitution, they depend upon it as one of the surest means of keeping her under control and continuing their power over her. Often in the first instance, her love has been as true, as pure, and as beautiful as that which is in the power of any woman to give, and it has continued, even though the object of it has been wretched and unworthy. Although realizing that her betrayer has shamefully wronged her, she clings to him, and loves him, often until all power of caring seems deadened. It is almost impossible for a girl, still devoted to her deceiver, to realize that he feigns affection in order to exploit her for gain. Occasionally, with overwhelming evidence, a girl does awaken to a realization of this. (SOP, 113)

Si les proxénètes comptent sur l’affection d’une fille pour l’entraîner dans la prostitution, ils y ont aussi recours comme à l’un des plus sûrs moyens de la garder sous contrôle et de conserver leur pouvoir sur elle. Souvent, en premier lieu, son amour à elle est aussi vrai, pur et beau que celui que toute femme peut donner, et cela continue même si son objet, misérable, en est indigne. Bien qu’elle réalise que le traître l’a honteusement bernée, elle se cramponne à lui, l’aime, souvent jusqu’à ce que toute affectionsemble étouffée. Il est presque impossible, pour une fille encore dévouée à son imposteur, de réaliser qu’il feint l’affection dans le but de l’exploiter pour de l’argent. Occasionnellement, avec des preuves accablantes, une fille s’éveille effectivement à cette réalité.

On remarquera enfin que le séducteur n’est plus un jeune homme de la upper class décadent qui tire plaisir de sa duperie. Le visage du séducteur a changé: il appartient maintenant à la faune variée qui profite de l’anonymat de la ville. Il est à l’occasion un collègue de travail, voire un patron, mais le plus souvent, il est tout simplement un criminel de bas étage, un fraudeur, un voleur, ou ce nouveau personnage qui a complètement transformé — ans la réalité comme dans les récits— le monde de la prostitution: le souteneur (pimp).

On croit désormais fermement à la réhabilitation, qui est assurée en partie par le biais du système judiciaire. Autres temps, autres mœurs: sous la plume de Miner, ce n’est plus la religion qui vient au secours de la prostituée, mais le travail social. Les récits de la réformatrice sont ponctués de vérifications effectuées dans le village natal de ses protégées, de contacts faits avec la famille pour récupérer la fille perdue, de mises sous la tutelle d’organismes de charité, le tout dans le but de corriger le tort qui a été commis. Souvent, cependant, l’issue de l’histoire n’est pas connue et Miner nous laisse sur la promesse faite par la jeune prostituée repentante de ne plus s’y laisser prendre. Il semble, dans cette éventualité, que le simple fait d’avoir été écoutée avec compassion et équité, et d’avoir été appuyée et comprise, suffise à diminuer le désespoir profond qui l’avait conduite aux dernières extrémités et à susciter chez-elle le désir de recommencer sa vie à neuf. Miner, il est certain, croit fermement à la valeur du travail qu’elle effectue auprès des prostituées. Elle tient à convaincre le lecteur que les prostituées peuvent être réformées et réinsérées dans la société, pour peu que cette même société les traite avec empathie.

Miner tente, comme McDowall avant elle, d’établir que la pureté initiale des jeunes prostituées n’a pas été complètement altérée par la proximité du vice, donc qu’il est possible de les réhabiliter. Tandis que McDow allatteignait ce but en rejetant tout le blâme sur le séducteur (MF, 44-45). Miner s’y prend d’une manière radicalement différente, comme en témoigne ce portrait qu’elle fait des filles qu’elle a rencontrées:

With these girls at different stages of the way, we are surprised to find so many splendid qualities of character. As we touch the deeper springs of the girl’s being, we frequently find generosity, compassionate love, and heroic self- sacrifice. In spite of the surface veneer of hardness and recklessness, she has often within her a warmth of affection and longing for a better life. (SOP, 28)

Chez ces filles qui en sont à différentes étapes du parcours, nous sommes surpris de trouver tant de splendides qualités de caractère. À mesure que nous atteignons la source profonde de l’être de l’une de ces filles, nous trouvons fréquemment la générosité, l’amour empreint de compassion, l’autosacrifice héroïque. Sous un vernis de dureté et de témérité, elle a souvent en elle une affection chaleureuse et le désir d’une vie meilleure.

Maude Miner souligne aussi le fait que les jeunes femmes qu’elle a interviewées assument leur faute, ce qui relève, dans les circonstances extrêmes qu’elles décrivent, du pur héroïsme: «Girls have made no effort to lessen their own wrongdoing or guilt, and after giving various reasons, have frequently added: ‘But it’s my own fault. No one could have made me do it’. / Les filles n’ont fait aucun effort pour minimiser leurs propres méfaits ou leur culpabilité et, après avoir donné diverses raisons, elles ont fréquemment ajouté: ‘Mais c’est ma propre faute. Personne n’aurait pu me forcer à le faire» (SOP, 39) Elles ont donc conservé la conscience du bien et du mal, ce qui prouve qu’elles ne sont pas définitivement perdues et qu’il est nécessaire de les aider à échapper à leur condition.

Du côté de la fiction littéraire, la fin est moins encourageante. Cora meurt assassinée, en pleine déchéance alcoolique. Maggie, quant à elle, se suicide en se jetant dans la rivière. Comment auraient pu se terminer autrement ces romans qui racontent, étape par étape, la chute d’une jeune femme dans les ténèbres? Et surtout, les romanciers pouvaient-ils proposer autre chose pour que leur héroïne survive à la disgrâce, sans choquer leurs respectables lecteurs? Ce n’est qu’avec Sister Carrie qu’un auteur a l’audace de faire survivre son héroïne au vice. En effet, Carrie est éblouie par la ville et ses possibilités, par tous les biens luxueux qui pourraient être siens. La ville, ici, constitue presque un personnage à part entière, influençant, bien au-delà de l’attachement amoureux, les choix de Carrie, avec ses vitrines de beaux vêtements, ses appartements luxueux. Il est facile, pour Drouet, de séduire la jeune femme en lui offrant cette vie plus fastueuse à laquelle elle aspire. Elle s’habitue ainsi progressivement au luxe, raffinant ses ambitions, changeant d’amant sur la promesse d’une ascension sociale. Franchissant progressivement toutes les étapes menant à la déchéance, concubine de Drouet puis entretenue par le fraudeur Hurtwood, coincée avec ce dernier dans une situation sans issue, Carrie ne devient pourtant pas une prostituée. Elle sauve sa peau et abandonne son amant. Nous la retrouvons dans l’épilogue sous les traits d’une actrice, un métier certes peu honorable, mais tout de même moins sordide que la prostitution. Elle vit dans une relative opulence, sans s’échiner dans une manufacture, parce qu’elle a renoncé à la respectabilité et fait le choix de vivre seule. S’il faut en croire la petite histoire, le roman a bien failli ne pas être publié. La femme de l’éditeur de Dreiser aurait été profondément choquée, en 1900, à la lecture du manuscrit, et le roman aurait causé une vive controverse tant aux États-Unis qu’en Angleterre. En 1907, Dreiser affirmait que: «even at that day, the outraged protests have far outnumbered the plaudits / même à ce jour, les protestations outragées ont grandement dépassé en nombre les applaudissements» (SC, vii). L’empathie de la bonne société du début du XXe siècle demeurait donc conditionnelle au repentir des filles déchues.

Conclusion

Nous avons pu constater que, pour toucher leurs lecteurs, les réformateurs et les réformatrices rapportant des récits de prostituées ont largement capitalisé sur les procédés littéraires populaires de leur temps. La trame narrative mise en place dès les années 1830, laquelle fait de la prostituée une victime, tantôt du vice des hommes, tantôt du monde industriel ou de la ville, sera conservée et utilisée par les réformateurs pour toucher leurs lecteurs en faisant des prostituées des héroïnes, tragiques dans les années 1830-1850, puis au courage exemplaire au tournant du siècle. Inversement, les romans de l’époque se sont nourris des données véhiculées par le discours des réformateurs luttant contre la prostitution, et ce afin de donner à leurs romans une touche d’authenticité assurant leur succès auprès du public. Ainsi, la Susan de Lydia Maria Child est séduite et humiliée par des hommes riches qui ne pensent qu’à se distraire, sans se soucier des terribles conséquences de leurs actes. Plus tard, Maggie, jeune ouvrière des tenements, est trahie par son amant, après avoir grandi dans une famille gravement dysfonctionnelle. Cora, enfin, est une jeune ouvrière indépendante et fière, qui perd sa vigilance vertueuse sous l’effet de l’alcool et qui sera indirectement victime de la corruption municipale.

Tous ces exemples démontrent bien l’existence d’un imaginaire lié à la prostitution dans la société en général, lequel est nourri à la fois par les réformateurs et les romanciers. Cet imaginaire est récupéré par les premiers pour attirer la sympathie de leur auditoire et, par les seconds, pour passionner leur lectorat. Nous avons aussi vu comment évolue cet imaginaire, et surtout en quoi il suit l’évolution des mœurs des citadins concernant la place de la jeune femme dans l’univers urbain, ainsi que l’évolution réelle de ses possibilités d’émancipation. Par exemple, l’étude, par Patricia Cline Cohen, du meurtre de la prostituée Helen Jewett en 1836 démontre bien cette interpénétration des motifs associés à la prostitution et à la jeune femme en général. À partir du meurtre réel de Jewett, qui fit grand bruit à l’époque, les journaux construisirent en effet une passionnante intrigue policière, qui fut à son tour récupérée par des romanciers populaires, contribuant ainsi à faire d’une figure de prime abord choquante pour le grand public —une prostituée de haut vol, selon toute vraisemblance fière de son métier— la touchante victime de la brutalité des hommes (Cohen, 1996).

De la même manière, John R. McDowall, Maude Miner, ainsi que tous les autres réformateurs combattant la prostitution ont contribué à façonner une nouvelle image de la prostituée. En associant, dans les années 1830-50, le personnage de la prostituée aux héroïnes tragiques des romans de séduction qui faisaient déjà fureur depuis Clarissa Harlow, ils touchaient chez leurs lecteurs une corde sensible, cherchant par là à les convaincre de se faire les champions de la nouvelle martyre urbaine. Au tournant du siècle, la situation des jeunes femmes ayant considérablement évolué et leurs possibilités d’émancipation s’étant multipliées, les réformateurs ont plutôt capitalisé sur la jeunesse de leurs protégées pour en faire des héroïnes courageuses triomphant, à leur façon, des périls de la vie urbaine. L’essentiel, tant dans la première période que dans la seconde, était de démontrer hors de tout doute que la prostituée demeurait, malgré ses difficultés, une femme à part entière, qu’il était donc possible d’infléchir le cours de sa tragique destinée et, par là même, de contribuer à bâtir un monde plus civilisé.

 

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  • 1
    Le tenement est un logement populaire, sombre, mal aéré et sans eau courante. Bien qu’on puisse le traduire approximativement par taudis, nous choisissons de garder le terme anglais tenement comme le fait François Weil dans sa description des quartiers populaires du bas Manhattan (Weil, 2000: 115).
  • 2
    Des notes biographiques présentant John R. McDowall et Maude E. Miner et leur œuvre de réforme peuvent être trouvées dans Helen Lefkowitz Horowitz, Rereading Sex et David J. Pivar, Purity and Hygiene.
  • 3
    Stuart M. Blumin analyse quelques-uns de ces ouvrages dans son article « Explaining the New Metropolis ».
  • 4
    Stowe en 1852. Sur la popularité de Charlotte Temple et de ses successeurs dans les premières années de la période postrévolutionnaire, voir Cathy Davidson, Revolution and the Word, chapitre 6.
  • 5
    La nouvelle Rosenglory a été inspirée à Child par une histoire, bien réelle, qui avait fait grand bruit à New York en 1843. La jeune domestique Amelia Norman avait tenté d’assassiner son amant Henry Ballard, un riche marchand. Child s’est dévouée corps et âme à la cause de cette jeune femme, qui sera finalement acquittée. Andrea L. Hibbard et John T. Parry ont étudié de manière convaincante la manière dont la défense a exploité au cours du procès le motif romanesque de la séduction dans l’article «Law, Seduction, and the Sentimental Heroine».
  • 6
    Le titre de l’essai de Miner souligne de manière éloquente le recours à cette symbolique: Slavery of Prostitution: A Plea for Emancipation.
  • 7
    Dans plusieurs des récits de Miner, la fille commence par quitter le foyer familial pour aller vivre avec un homme, sans chercher à se justifier. Sur la tolérance grandissante au concubinage, on lira avec intérêt les lettres éditées par Helen Lefkowitz Horowitz et Kathy Peiss, lesquelles témoignent d’une relation interraciale: Love across the Color Line.
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