Hors collection, 01/01/2009

Le miroir entêté: «Les Grands Singes» de Will Self

Jean-François Chassay
cover

La vie que l’on ne soumet pas à l’examen ne vaut pas d’être vécue. (Socrate)

Le chainon manquant entre le singe et l’homme, c’est nous. (Pierre Dac)

Peut-on imaginer meilleur texte inaugural pour le genre fantastique que celui de la Genèse? Certains préfèrent pourtant y voir une transposition de la réalité. Il existe des biographies de Sherlock Holmes, comme s’il avait vécu dans la société londonienne, des dictionnaires de klingon, comme si les aventures de la série Star Trek se déroulaient dans le même monde que celui de la NASA1Voir à ce sujet Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo, Québec: Nota bene, 1999, en particulier les pages 341-362., et un livre intitulé La Bible, aussi solide sur le plan historique que Montaillou, village occitan d’Emmanuel LeRoy Ladurie. Quand on affirme que des fossiles vieux de millions d’années sont une invention de Dieu qui cherche ainsi à nous mettre à l’épreuve, nous, pauvres pécheurs, devant la vérité biblique, la réalité devient facilement une fantastique fiction.

Ainsi en est-il de Charles Darwin, qui produit des fictions d’un réalisme obscène (au sens où on a pu ainsi définir Madame Bovary pendant le procès fait à Flaubert), plongeant son lecteur dans d’épouvantables croyances, participant au désenchantement du monde auquel les sciences nous ont trop accoutumé. Il va plus loin que ces prédécesseurs cependant, en dénaturant la vedette du spectacle, l’Homme, le présentant comme un développement plus ou moins malencontreux d’un des figurants, le singe, dont il descendrait en ligne droite.

Cette dernière assertion n’est jamais apparue sous la plume de Darwin. Peu importe, on aura compris que pour certains les faits ont une importance relative. Voilà une des plus célèbres dérives de la science. À travers cette simplification, on a au fond retenu l’essentiel: l’être humain est un primate. Le plus évolué, dit-on habituellement. Rappelons quand même que seuls les humains l’affirment. On peut douter de leur objectivité.

Les mésinterprétations de la science – comme celle qui consiste à traduire la théorie darwinienne par un singe devenant peu à peu un homme, de manière continue et linéaire –, rendent compte néanmoins d’un espace de la pensée où s’engouffre un imaginaire de la science, espace de rêve qui comble des besoins, instruit des fictions, des textes et des images: que retient-on de la science? Comment la met-on en scène? Quel pouvoir lui accorde-t-on? Comment certaines «fictions scientifiques», que nous nommerons «fictions cognitives», renversent-elles les clichés produits par la doxa sociale pour interroger la réalité scientifique à travers l’imaginaire?

Les grands singes de Will Self n’est pas le seul de ses romans qui se commet dans des mondes étonnants par rapport au nôtre, provoquant du même coup chez le lecteur une inquiétante étrangeté. Cependant, contrairement à ses autres livres, Les grands singes utilise le genre fantastique pour interroger la science.

Plus que Freud ou Nietzsche, Darwin demeure celui qui, au XIXe siècle, a le plus ébranlé la conception traditionnelle («créationniste», disons) de l’espèce humaine. Will Self reprend le flambeau à sa manière, en mettant l’humain face à son double, le chimpanzé, une occasion également de critiquer la science et l’institution scientifique en déplaçant le regard qu’on peut porter sur elles. Avec, en arrière-plan, la figure tutélaire de Charles Darwin.

Peintre à la mode, Simon Dykes voit depuis plusieurs années sa cote monter dans le monde londonien de l’art contemporain. C’est aussi un homme malade, qui a pris au cours des dernières années des antidépresseurs, surtout après sa séparation, à partir de laquelle il n’a vu ses enfants que sporadiquement. Un soir, après un vernissage, il abuse d’alcool et de drogues. Il rentre très tard et, au réveil, découvre que sa conjointe, Sarah, avec qui il  a passé la nuit dans les bars… s’est transformée en guenon. Devant sa crise de panique et ses hurlements, Sarah tente de le calmer et, en désespoir de cause, téléphone aux urgences. L’ambulance, qui arrive avec promptitude, voit débarquer  des infirmiers chimpanzés. Simon découvre qu’il vit dans une société entièrement dominée par les chimpanzés. Elle a relégué les humains (comme les gorilles) au rang de primates inférieurs. Dykes se croit fou, mais les médecins qui le traitent cherchent surtout à comprendre l’étrange psychose qui le pousse, avec un discours étonnant par son extrême cohérence, à faire preuve «d’un humanisme atterrant» (Self: 147)2 Wil Self, Les Grands singes, Paris: Éditions de l’Olivier, 1998. Les références renverront toutes à cette édition.. «Eh bien, pour nous, il a tout du chimpanzé mais, visiblement, il se considère personnellement comme un humain. […] Il croit qu’il est devenu complètement fou et que le monde qu’il perçoit est une hallucination psychotique.» (Self: 101) Le médecin traitant ne sachant plus que faire, et malgré ses réticences, transmet le dossier au docteur Zack Busner, spécialiste de l’antipsychiatrie, connu pour ses méthodes peu orthodoxes.

Quand on ne nous représente pas ce que le monde hélas! est, on nous le montre comme il pourrait bien être, sous le paravent de la fiction, «fantastiquement», retourné contre nous, pour nous en faire trembler. Le fantastique touche ainsi profondément à la crainte, sous dénégation et à l’autre, en supposant que je ne le saurais pas trouver. Est présumé fantastique quelque chose qui n’est pas, et qui paraît, dont les effets stupéfiants se font sentir. (Grivel, 1992: 12)

On ne saurait mieux décrire ce que vit Simon Dykes lorsqu’il se réveille un certain matin. Il vit la crainte, l’effroi, la peur, bien davantage que le lecteur qui porte plutôt sur ce monde un regard amusé, même s’il se voit déstabilisé. Car pendant la lecture, il ne peut s’empêcher de se demander s’il ne s’agit pas d’une fiction dans la fiction, d’un cauchemar dont le peintre finira par s’éveiller. Mais non: peu à peu, Dykes reprend contact avec le réel, autrement dit avec la société dont il s’avère un membre à part entière, celle des chimpanzés.

Humour et fantastique ne sont pas souvent rapprochés. Il y a bien Le spectre des Canterville d’Oscar Wilde qui vient immédiatement à l’esprit, certains textes de Marcel Aymé, La métamorphose de Kafka, si l’idée vient au lecteur de trouver cette histoire drôle… Disons à tout le moins que le comique, quand on l’utilise dans le cadre du fantastique, répond généralement à une stratégie particulière:

Les procédés humoristiques des récits fantastiques ne sont pas employés dans le but de provoquer «passagèrement» le rire ou le détachement mais sont en quelque sorte consubstantiels de la stratégie «fantastique» elle-même en permettant le déni de l’Absurde par lequel elle s’installe toujours. (Bozetto et al.: 69)

N’y a-t-il pas quelque chose de comique à voir non seulement un humain se retrouver isolé dans une société de chimpanzés dont la civilisation calque la nôtre, malgré des différences liées à leur morphologie, mais finir en plus par admettre qu’il s’avère bel et bien un membre de cette communauté, y reconnaissant peu à peu ses repères? Les sociétés humaines et «chimpes» ont beaucoup de traits communs. On peut même retrouver des traces du Verlaine de «Chanson d’automne», dans un poème d’un certain barde chimpanzé: «Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne/ Je respire l’odeur de ton cul chaleureux/ je vois se dérouler des rivages heureux/ Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone…» (Self: 268) La rime «automne/monotone» attire immédiatement l’attention3Dans la version originale anglaise, c’est un texte de Shakespeare qui est à l’honneur: «What’s in a name?…» Great Apes, New York: Grove Press, 1997, p. 225.. Le comique a cependant ici un sens particulier. L’effet fantastique, on l’a souvent répété, s’appuie sur des terreurs ancestrales de l’humain. Or, le rire facile que provoquent les primates (et particulièrement les grands singes), sert justement à repousser ce miroir dans lequel on se mire, ce double dans lequel l’humain refuse de se reconnaître, évacuant ce que Darwin et ses épigones ont trop bien montré. Cette discussion, les chimpanzés l’auront d’ailleurs dans le roman à propos des humains. On ne peut réduire la réflexion à une simple dimension didactique, à cause de la perspective singulière que Self lui donne: parce que le cadre est fantastique, parce que le point de vue adopté est celui des chimpanzés, la fiction fonctionne et la critique sociale tout autant – d’une manière similaire à celle que l’on retrouve dans Les Voyages de Gulliver lorsque le héros de Swift se retrouve chez les Houyhnhnms et les Yahoos.

L’ironie tient au fait qu’à maints égards Les grands singes donne de Will Self l’image d’un «romancier du réel», pour reprendre le titre du livre de Jacques Dubois. Le roman cherche à reproduire le plus fidèlement possible le monde tel qu’on le connaît, dans un cadre social et historique précis (Londres à l’époque du sida), proposant une figuration systématique de divers secteurs de l’activité humaine. Le roman emprunte aux sciences (neurologie, psychiatrie, psychanalyse, antipsychiatrie) des modèles d’intelligibilité pour donner une cohérence à sa narration et une crédibilité à ses représentations par rapport aux savoirs contemporains. Pour un peu, on y verrait une version contemporaine d’un roman de Zola. Sauf que cet univers d’un réalisme indéniable vaut pour les chimpanzés. Prenons par exemple la réflexion intellectuelle du docteur Busner. Elle appelle dans certains cas le silence et le respect de ceux qui l’entourent. Mais si la situation se présente de manière réaliste, les formes qu’elle prend évacuent toute vraisemblance:

Gambol remarqua que son patron avait replié ses genoux sur son siège et pédipulait une pièce, qu’il faisait passer d’un orteil à l’autre en s’aidant des doigts des deux mains dans une espèce de circumnavigation métacarpo-tarsienne. C’était le signe que Busner était plongé dans ses pensées et, comprenant que ce n’était pas le moment de le déranger, sous peine de baffe monumentale, Gambol garda les pieds sur le volant et les yeux sur la route. Même les sub-adultes, sur la banquette arrière, perçurent la préoccupation de leur alpha et demeurèrent non vocaux. (Self: 104)

Dans le roman, les chimpanzés se sont appropriés notre réalité, avec comme résultat que les formes du monde sont à leur mesure.

[Simon] était gêné par l’échelle des mesures. Il avait dû se reployer sur lui-même pour tenir sur le siège arrière de la Volvo, pourtant censée être une grosse voiture. Cette incongruité spatiale affectait tout alentour, les immeubles, les autres véhicules, la route elle-même. […]

[Les singes] trottaient à quatre pattes en faisant admirer leur troufignon à la ronde, s’attroupaient devant les arrêts de bus, escaladaient les façades en s’aidant d’une branche d’arbre, d’une corniche, d’un défaut du crépi, d’un support d’antenne instable pour assurer leur grimpette. Ils se déplaçaient avec une aisance et une insouciance stupéfiantes. (Self: 266-267)

Il serait dommage que la dimension iconoclaste du roman masque la lecture singulière que Will Self suggère de la société occidentale. Car il propose aux lecteurs une véritable étude anthropologique – inversée –, à travers une anamorphose qui met davantage en évidence une critique cinglante et dévastatrice. Le romancier propose d’étudier, comme si nous nous trouvions en laboratoire, les luttes à l’intérieur du champ, dans deux sphères d’activités professionnelles: le monde de l’art (contemporain) et le monde de la science (biomédicale, en particulier la recherche concernant la maladie mentale). Ainsi se croisent, selon des modalités sociologiques semblables, le monde de l’art (subjectivité, création, passion…) et le monde de la science (objectivité, recherche, froideur…). Il s’agit de montrer qu’à bien des points de vue ils sont déterminés de manière similaire.

Les agents, avec leur système de dispositions, avec leur compétence, leur capital, leurs intérêts, s’affrontent, à l’intérieur de ce jeu qu’est le champ, dans une lutte pour faire reconnaître une manière de connaître (un objet et une méthode), contribuant ainsi à conserver ou à transformer le champ de forces. Un petit nombre d’agents et d’institutions concentrent un capital suffisant pour s’approprier en priorité les profits procurés par le champ. (Bourdieu: 123)

Ces «profits» relèvent aussi d’un capital symbolique, comme le démontre la jalousie de certains scientifiques patentés à l’égard du succès médiatique de Busner. Ils le considèrent comme un charlatan parce qu’il remet en cause les méthodes traditionnelles d’étude de la maladie mentale, d’une manière qui rappelle les travaux de l’antipsychiatrie de David Cooper et de Robert Laing. On notera d’ailleurs, comiquement, la pénétration des agents dans le champ de l’autre. Si Simon Dykes se retrouve, bien malgré lui, plongé dans le monde neuro-médical et au cœur des débats qui l’habitent, Busner accompagne le peintre à un vernissage dans l’espoir que cette soirée dans son monde naturel (dans son «champ» naturel, au milieu d’une faune dont il connaît tous les repères) accélérera sa guérison. Manifestement, le docteur Busner s’y trouve aussi à l’aise que Simon Dykes dans le monde médical: «L’ancien artiste regarda son thérapeute. Le pauvre vieux, songea-t-il, il est comme un poisson hors de l’eau dans ce genre de raout.» (Self: 392)

Au cœur du roman se pose un problème éthique grave. Busner aurait participé à l’élaboration, pour une grande compagnie pharmaceutique, d’un anxyolitique qui aurait été administré à Simon. Que Busner se soit senti piégé dans cette histoire ne change rien à l’affaire4«Busner avait une dent contre les tranquillisants, et contre la psychopharmacologie en général, d’ailleurs, surtout depuis le scandale qui avait entouré les essais clandestins de l’Inclusion par les laboratoires Cryborg – un projet auquel Busner s’était naïvement associé, croyant de bonne foi que la drogue était une panacée pour les dépressifs.» (Self: 100). Dykes aurait plus ou moins servi de cobaye et le médicament serait peut-être la raison de sa psychose, provoquée par «une lésion neurologique organique. Les étranges postures qu’il adoptait étaient presque parkinsoniennes, comme si les membres qu’il essayait de contrôler fussent démarqués de la sensation proprioceptive qu’il en avait.» (Self: 156) Pour cette raison, certains chercheront à faire tomber Busner, déposant des documents auprès du collège des médecins pour qu’il soit radié. Mais le capital (pas seulement symbolique) des grandes compagnies pharmaceutiques permet d’étouffer bien des affaires.

On ne s’étonne pas qu’il soit si souvent question du sida dans le roman. Certes, dans la perspective «réaliste» du roman, il convient d’en parler puisqu’il s’agit à l’époque (au milieu des années 1990) d’un sujet de recherche de pointe (et donc de subventions) dans le milieu médical. Mais la recherche sur le sida a aussi été l’objet de plusieurs débats éthiques autour de la «guerre des brevets», justement à l’époque où Self écrit son roman5Sur ce sujet lire Michel de Pracontal, L’imposture scientifique en dix leçons, Paris: La Découverte, 2001, en particulier le chapitre 6, «L’Histoire, tu réécriras», pp. 157-202.. On peut y voir une clé pour saisir les dessous du laxisme dénoncé dans le roman à travers les travaux de Busner (et de bien d’autres, les chercheurs isolés étant rares).

Mais l’intérêt des Grands singes tient justement au fait que, malgré sa dimension de véridicité, il ne s’agit pas d’un roman réaliste. On pourrait comparer la fiction de Self avec celle de Carl Djerassi (par ailleurs chimiste de renommée internationale), Cantor’s Dilemma (Djerassi). Le schéma sociologique fonctionne aussi bien pour ce roman que pour celui de Self. La différence tient à ce que le roman de Djerassi, livre intelligent et qui ne manque pas d’intérêt, ne déborde pas vraiment de ce schéma. On le lit comme on peut lire La Vie de laboratoire de Bruno Latour et Steve Woolgar, c’est-à-dire comme la présentation minutieuse et instructive de la recherche scientifique au quotidien, agrémentée par une crise liée à une situation éthique particulière, portée par des personnages fictifs présentés, à travers une énonciation neutre (mais dans laquelle se multiplient les clichés rhétoriques), comme des doubles crédibles de scientifiques réels. Il ne s’agit peut-être pas d’un mauvais roman, mais il n’y a rien à en dire (ce qui revient un peu au même). Les grands singes est un vrai roman en ce qu’il déborde du cadre de la réalité, qu’il la fait éclater pour mieux la recréer (et pousser à l’interpréter) à l’intérieur de son propre cadre fictionnel

L’objet fantastique est borné à l’existence de l’écran, du texte, de la scène, de la représentation. Il est représentation. Spectacle. Il est cette façon d’être montré, ni plus ni moins que la production d’un espace simulé – agi, actif, animé – tendu. (Grivel, 1992: 102)

Les grands singes propose en effet un spectacle, la représentation de deux faunes, artistique et médicale, qui jouent chacune sur leur terrain respectif, avec leurs codes de mammifères, mais que la situation particulière dans laquelle le roman plonge le lecteur – la psychose très singulière d’un peintre d’avant-garde qui se croit humain – fait s’entrecroiser. Le déplacement de perspective met davantage en relief les aspects ridicules des rites sociaux, qu’on peut examiner à l’intérieur d’une analyse du champ.

Le roman, cependant, ne se limite pas à une reprise sociologique déjantée des habitus propres à des agents à l’intérieur de champs, pour reprendre la terminologie de Bourdieu. Il est aussi, au sens littéral, une réflexion sur la perspective qui prend des accents polysémiques. Une manière singulière de voir qui traverse toute la narration et ramène au fantastique.

Les récits font voir; ils développent dans la tête une vision de mots […] et déterminent ainsi entre comprendre et non comprendre, accepter et ne pas accepter, le spectacle interdit, ou simplement: le spectacle dont le défaut se fait sentir.

Car l’homme est un animal de vision: il demande à être saisi par la vue.

Quelque chose le frappe très précisément par l’œil (celui de la perception et celui de l’imagination); c’est  justement ce qui l’angoisse. (Grivel, 1991: 170)

Simon Dykes est peintre et, dès les premières lignes, le texte annonce que son regard décèle le mammifère derrière l’homme ou la femme qu’il examine: «le profil bovin de Georges» (Self: 15), la «patte de poulet» de telle journaliste mondaine (Self: 19), qui a aussi quelque chose «de la truie» (Self: 21), etc. Avec Sarah, sa maîtresse, il a l’impression qu’ils sont «des enfants jouant aux chimpanzés dans la jungle de la nuit» (Self: 74), alors que les toiles de l’exposition qu’il prépare montrent des signes de catastrophes vécues par des humains, qui remplacent dans ses premières ébauches les chimpanzés. Dans ses toiles, «les corps humains étaient à peine viables: c’était les termites agglutinées de la cité de Fritz Lang, des corps uniformisés, des uniformes corporéifiés. Des humains arthropodes – tout en carapace, le squelette à l’extérieur.» (Self: 41) En l’occurrence, donc, des humains déjà métamorphosés par leur exosquelette. Les nouvelles catastrophiques qu’il apprend dans les journaux, pour lui, ne concernent pas la politique, mais d’abord et avant tout des corps: «Des corps malingres traînés par les pieds dans la boue, corps pulvérisés, gorges tranchées, gorges rougies, trachéotomies gratis pour dégager les bronches avant le dernier soupir.» (Self: 30)6Notons que parallèlement à Dykes, Busner lit les mêmes nouvelles et s’indigne devant l’horreur, la misère et la violence. En bon chimpanzé intellectuel, il intellectualise le débat au lieu de le ramener à des images comme le peintre… Obsession pour les corps massacrés dans ses toiles, projection sur les corps «catastrophés» lors de certains événements politiques: on ne s’étonne pas que Dykes sente un malaise par rapport à son propre corps qui conduit à un trouble d’identité. «Chaque fois qu’il prenait le temps de méditer sur son rapport à son corps, ce double idiot, il était persuadé que quelque chose avait mal tourné […] Cet insistant rappel de sa corporéité le perturbait.» (Self: 27) Ce dédoublement – thème fréquent, comme on le sait, de la littérature fantastique – prendra une forme bien particulière, puisqu’elle se manifeste à travers une métamorphose profonde. Simon Dykes change d’espèce, mais cela tient peut-être justement à ce que, dans son subconscient, la frontière entre les deux espèces se révèle bien mince. N’avait-il pas essayé, lors du vernissage qui ouvre le roman, son «nouveau regard» sur une femme à ses côtés, avec un résultat étonnant? «Simon essaya sur elle sa nouvelle vision sans perspective: un museau en forme de plâtras, rainuré de rouge, cerné en haut et en bas de fourrure noirâtre.»  (Self: 19). Au tout début, lors d’une discussion entre Simon et son agent George, Will Self dévoile la poétique qui organise son roman.

[…]  ce serait terrible pour un peintre de perdre le sens de la perspective.

– Je croyais que c’était justement la grande affaire du siècle pour toute une flopée de peintres abstraits, cette volonté de voir le monde sans regard préconçu, les cubistes, les fauves, les vorti…

– Ça, c’est la perspective dans son acception intellectuelle. Moi, je te parle d’une perte réelle de la perspective, une forme de cécité, si tu préfères, qui gommerait toute profondeur de champ, où la vision se réduirait à un jeu de formes et de couleurs sur un plan unique.

– Comme un trouble neurologique, tu veux dire? Comment on appelle ça, déjà, agnopho…

– Agnosie. Ouais, quelque chose comme ça… Je ne cerne pas très bien moi-même ce que je veux dire, mais je ne parle pas d’une “révolution du voir” à la Cézanne, non, non, pas du tout, plutôt d’une restriction. C’est la perspective qui produit la troisième dimension indispensable à la vision et peut-être aussi à la conscience. (Self: 16-17)

Dès les premières lignes du texte, peinture et neurologie sont liées à travers le concept de perspective. Lors de sa crise, les médecins avanceront qu’il peut s’agir de différentes variations de la maladie de la Tourette, d’une crise bipolaire ou d’un syndrome de Ganser, mais on ne parlera pas d’agnosie qui se définie comme un trouble de la reconnaissance des objets, des personnes ou des lieux, inexplicable par un déficit sensoriel et «traduisant un déficit intellectuel spécialisé», selon les dictionnaires terminologiques de médecine. Pourtant, Busner s’en approche quand il explique à Simon que certaines de ses réactions, en effet, apparaissent tout à fait humaines: «l’humain a une perception de l’espace beaucoup moins précise que le chimpanzé. Ses facultés extroceptives – c’est-à-dire grimacer l’évaluation intuitive de la disposition des objets environnants – sont très réduites, voire presque inexistantes.» (Self: 297) On peut bien parler d’un syndrome d’agnosie – extrême, en quelque sorte, chez son patient. Mais Busner n’est pas un médecin banal et sa résistance à voir en Simon un simple objet d’étude tient aux similarités qu’ils éprouvent dans leur manière de concevoir le réel. Regardant les toiles du peintre et sa manière de dévaster les corps pour les voir autrement, il s’interroge:

Ce que faisait Dykes avec son imaginaire visuel était au fond assez similaire à sa propre recherche d’une approche psychophysique des troubles neurologiques et psychiatriques. Les corps des chimpes dans les toiles de Dykes étaient placés dans des environnements destructeurs […] que l’on pouvait regarder comme des transpositions symboliques du rapport vicié entre l’esprit et le corps des chimpanzés.

Était-il possible que la crise de Dykes fût contenue en germe dans ses tableaux? [Qu’]ils fussent des anticipations de la fulgurante aliénation de son propre corps et de sa propre chimpanité qu’il subissait actuellement? (Self: 222)

Et voilà comment, à travers un roman fantastique et grâce aux chimpanzés, Will Self parvient à conjuguer art et science sur deux plans: à la fois sur le plan social et sur le plan cognitif, montrant les points d’intersection entre deux grands champs de la connaissance.

Contrairement à ce qui se passe souvent dans le récit fantastique, il y a dans Les grands singes peu d’indéterminations conduisant à voir le texte comme une véritable énigme7Sur ce sujet, lire Rachel Bouvet, Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2007[1998].. Cependant, le roman produit une véritable métamorphose du réel qui s’opère à cause aussi bien qu’à travers des personnages. Le roman de Self s’inscrit dans une lignée de romans qui, depuis Ovide, visent à «dénaturer» l’espèce humaine. Sauf que chez Self, se départir de son ontologie humaine est le signe que la santé mentale revient, ce que démontrent adéquatement les thérapies proposées par les spécialistes chimpanzés à Simon Dykes. Car se sentir humain signifie qu’on dégringole, cognitivement, dans l’échelle des espèces. Et le roman rappelle ainsi qu’entre l’être humain et le chimpanzé, la frontière est mince, si mince que traiter l’autre espèce comme un objet de laboratoire soulève des problèmes éthiques, ce qu’on ne peut s’empêcher de lire en filigrane dans Les grands singes.

Modifiant à sa manière l’arbre de l’évolution, Will Self remet en cause la priorité, en haut de la plus haute branche, de la créature considérée par elle-même comme la plus brillante et la plus fantastique: l’Homme, avec un grand H (ce qui a signifié longtemps: mâle, blanc, hétérosexuel, et idéalement riche).

On oublie souvent à quel point les sciences sont affaire de mots.

La présence du logos se marque assez dans les noms que la science donne à ses divers cantons: biologie, géologie, etc., sans oublier la logique elle-même […] pour nous rappeler que la science est activité parlante, puisque humaine. (Lévy-Leblond: 252)

Or, justement, ici, si elle est bien parlante, elle n’en devient pas pour autant humaine. L’espèce humaine a une importance cognitive relative, à l’égal du gorille par exemple, mais bien inférieure au chimpanzé. Et le plus fantastique, c’est qu’on y croit.

Bibliographie

Bourdieu, Pierre. 2001. Science de la science et réflexivité. Paris: Raisons d’agir.

Bouvet, Rachel. 1998. Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique. Montréal: PUQ.

Bozetto, Roger, Alain Chareyre-Mejan et Robert Pujade. 1983. «Humour et fantastique: remarques sur l’humour fantastique et l’humour du fantastique», dans TRAMES, Humour et imaginaire. Limoges: Presses Universitaires de Limoges.

De Pracontal, Michel. 2001. L’imposture scientifique en dix leçons. Paris: La découverte.

Djerassi, Carl. 1991. Cantor’s Dilemma. New York: Penguin Books.

Grivel, Charles. 1991. «Horreur et terreur: philosophie du fantastique», dans La Littérature fantastique. Colloque de Cerisy. Paris: Albin Michel, «Cahiers de l’Hermétisme».

Grivel, Charles. 1992. Fantastique-fiction. Paris: PUF, «Écriture».

Latour, Bruno et Steve Woolgar. 1996. La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques. Paris: La découverte.

Lévy-Leblond, Jean-Marc. 1996. La Pierre de touche. Paris: Gallimard, «Folio inédit».

Saint-Gelais, Richard. 1999. L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction. Québec: Éditions Nota bene.

Self, Will. 1998. Les Grands singes. Paris: Éditions de l’Olivier.

* * *

Cet article a d’abord été publié dans la revue Otrante, n° 26, en 2009.

  • 1
    Voir à ce sujet Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo, Québec: Nota bene, 1999, en particulier les pages 341-362.
  • 2
    Wil Self, Les Grands singes, Paris: Éditions de l’Olivier, 1998. Les références renverront toutes à cette édition.
  • 3
    Dans la version originale anglaise, c’est un texte de Shakespeare qui est à l’honneur: «What’s in a name?…» Great Apes, New York: Grove Press, 1997, p. 225.
  • 4
    «Busner avait une dent contre les tranquillisants, et contre la psychopharmacologie en général, d’ailleurs, surtout depuis le scandale qui avait entouré les essais clandestins de l’Inclusion par les laboratoires Cryborg – un projet auquel Busner s’était naïvement associé, croyant de bonne foi que la drogue était une panacée pour les dépressifs.» (Self: 100)
  • 5
    Sur ce sujet lire Michel de Pracontal, L’imposture scientifique en dix leçons, Paris: La Découverte, 2001, en particulier le chapitre 6, «L’Histoire, tu réécriras», pp. 157-202.
  • 6
    Notons que parallèlement à Dykes, Busner lit les mêmes nouvelles et s’indigne devant l’horreur, la misère et la violence. En bon chimpanzé intellectuel, il intellectualise le débat au lieu de le ramener à des images comme le peintre…
  • 7
    Sur ce sujet, lire Rachel Bouvet, Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2007[1998].
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