Entrée de carnet

Entretien avec Rodney Saint-Éloi, des éditions Mémoire d’encrier

Pierre Luc Landry
Rodney Saint-Eloi
couverture
Article paru dans Antichambre: entretiens et réflexions, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)
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Afin d’aborder la rentrée littéraire automnale, Salon Double a mené une série d’entretiens avec plusieurs éditeurs afin de découvrir leur historique, leurs politiques éditoriales et leurs vues plus larges sur la littérature contemporaine. La série se poursuit par un entretien avec Rodney Saint-Éloi, directeur général et fondateur des éditions Mémoire d’encrier.

Mémoire d’encrier est une maison généraliste. Nous publions des auteurs de la diversité: corpus amérindiens, caribéens, québécois, africains, et ceci dans des genres différents, roman, essai, poésie, chronique, jeunesse. Nous avons à cœur d’établir la relation, d’être dans les bruits du monde. Nous sommes établis à Montréal, mais le souffle du monde est là et nous tentons de bousculer les frontières, en mettant sur le même plan les imaginaires du monde. Nous créons ainsi des passerelles pour mieux se voir et se toucher. Car à quoi sert le livre s’il ne nous aide pas à mieux vivre? Nous regardons le monde dans sa complexité, avec l’élégance qu’il faut pour suivre le vol d’un oiseau. C’est la mission. Nous voulons être vivants et la seule manière possible reste le livre et la nécessité de comprendre et de débattre. Donner sens aux rencontres, aux résonances et aux multiples choses qui nous font signe. Comme le formule si bien l’essayiste Édouard Glissant qui évoque le grand cri du monde, la totalité-monde. Selon lui, sont nécessaires «la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre.»

Pierre-Luc Landry [PLL]: Qu’est-ce qui a motivé, en 2003, votre décision de fonder une nouvelle maison d’édition? Est-ce que vous sentez que votre maison a permis de combler un vide qui existait sur la scène littéraire contemporaine?

Rodney Saint-Éloi [RSE]: Je suis haïtien, avec un bagage symbolique qui est minorisé ici. Je suis issu d’une vision de la littérature qui veut changer le monde. En tant qu’écrivain, je crois que les mots sont capables d’inventer la vie, de changer les choses. L’énergie nécessaire pour faire face aux enjeux auxquels fait face l’humain passe d’abord par les mots. Il nous faut donc trouver les mots pour le dire. L’enjeu est de nommer et de comprendre. Nous sommes ici passés à côté des conditions d’existence, noire, amérindienne. Nous avons perdu le sens d’un dialogue avec l’autre sans que ce soit formaté par les préjugés. Le vide, c’est cette absence d’altérité, qui nous fait découvrir l’autre avec de gros clichés, sans aller dans le sens profond des choses. Les livres que j’écris ou édite font partie de ce combat pour le sens.

[PLL]: Quelle politique éditoriale vous êtes-vous donnée, quelle ligne directrice ou vision de la littérature vous oriente? Est-ce que votre politique éditoriale a changé depuis le début de vos activités?

[RSE]: Le combat est le sens. Un sens de la diversité. Un sens de l’autre. Un sens du différent. Des passerelles pour le dialogue. Être ensemble. On connaît mieux Haïti en lisant Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Anthologie secrète de Davertige ou de Franketienne. L’imaginaire du pays nous aide à entrer dans le réel. S’il faut aller vers les autres, le meilleur chemin reste la culture. Le monde arabe me devient plus transparent à la lecture de Mahmoud Darwich. Notre politique éditoriale se définit simplement avec le mot OSER… C’est encore Darwich qui disait qu’«aucun peuple n’est plus petit que son poème.» Nous osons avec un certain nombre d’auteurs que les gens ne connaissent pas ici. Nous osons en éditant des auteurs amérindiens, sénégalais, haïtiens, etc. Nous osons croire que la littérature est cet ensemble de voix solitaires qui cherchent résonnance. Nous osons… C’est cette audace qui s’appelle édition… sans laquelle aucune voix, aucun ton, aucun langage ne semble possible.

[PLL]: Mémoire d’encrier publie de la fiction, mais aussi des chroniques, des essais, de la poésie et des beaux-livres. Ainsi, on peut affirmer qu’il s’agit d’une maison «généraliste», mais dont la production témoigne quand même d’une grande cohésion et de beaucoup de cohérence. Que pensez-vous de ce constat?

[RSE]: Nous sommes cohérents puisque nous sommes dans une vision de la relation qui englobe la totalité de l’être. Nous ne discriminons pas… nous sommes dans une quête de sens, qui se reconnaît dans des genres différents. Nous sommes curieux… et nous avons la responsabilité d’accompagner certaines voix, puisque nous sommes les seuls à pouvoir comprendre le sous-texte. Qu’est ce qui se cache derrière la chronique d’un musicien haïtien noir, aveugle, vivant à Montréal? Ou encore derrière une jeune femme amérindienne Natasha Kanapé Fontaine, qui chante sa chanson: demain nous serons encore là… et qui écrit son recueil de poèmes pour dire N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures. Cette fragilité, cette nécessité de la conquête de soi et du territoire nous concernent. Je suis personnellement sensible à ces appels. Je dis oui. Parce que je sais qu’il y a des milliers de gens qui se posent ces mêmes questions. Parce que je sais que la littérature doit participer à la construction sociale. C’est une responsabilité de se mettre à l’écoute des voix singulières. De témoigner d’une grande liberté de choix, d’être dans la bibliodiversité.

[PLL]: Comment peut-on assurer sa diffusion et sa survie quand on est un «petit» joueur dans le monde de l’édition québécoise, où quelques groupes d’éditeurs obtiennent pratiquement toute la visibilité, tant en librairie que dans les médias? Quel rôle joue le numérique dans votre stratégie de commerce?

[RSE]: Petite édition… je veux être une petite édition. C’est aussi un privilège de lire tout ce que je publie. De ne pas réduire le livre à un simple produit. D’avoir l’illusion que le livre que j’édite va trouver échos chez un lecteur. Et ces mots vont se démultiplier. Ces phrases vont aider ce lecteur à devenir sujet, à se mettre debout. C’est un privilège de pouvoir éditer de la poésie et d’être indépendant. Ne pas être à l’ordre du monde. Quel bonheur d’être debout dans l’angoisse et la beauté du monde. Nous sommes debout à chercher le sens, le langage. Nous devons faire la route avec certains mots comme éthique, vertu, poésie… Nous devons aller à contre-courant. Car, il nous faut résister. Il nous faut hurler. Il y a partout des voix qui se lèvent. Des voix qui disent non. C’est confortable tout cela…

Pour le numérique, on s’y met doucement, cela fait deux ans, sans répondre au harcèlement du marché. Tout notre catalogue sera numérisé à compter de 2013. Certains de nos titres sont déjà en version numérique. Néanmoins, ce qui nous interpelle c’est l’intelligence du monde. Le numérique est un support, seulement un support. Ça ne rend pas le monde plus nuancé et plus remarquable. Il nous faut trouver le livre, la pensée, le poème… l’important est le livre.

[PLL]: On a le sentiment que le milieu littéraire québécois est très petit, et encore plus quand on se concentre sur ceux qui s’éloignent des pratiques littéraires à vocation commerciale et optent pour une vision plus rigoureuse, plus audacieuse de l’écriture. Quelle importance a la communauté, celle des auteurs, des autres éditeurs, des libraires, pour vous?

[RSE]: Toute la chaîne du livre est à considérer. Peut-être que la cohésion manque. La subvention prend peut-être une part trop importante dans la réflexion sur la place du livre dans notre société. Il faudrait peut-être faire avec moins de prudence… aller plus loin. Je suis souvent étonné devant la puissance de certaines petites structures éditoriales québécoises indépendantes. Et je veux citer en poésie Le Noroît, Les Écrits des forges, Les Herbes Rouges, et en littérature générale, Le Quartanier, Marchands de feuille, La Peuplade, Lux, Écosociété, Remue-ménage… Ce sont de véritables éditeurs qui aident à mieux lire le monde…

[PLL]: Votre maison fait une grande place aux exilés, aux auteurs venus d’ailleurs, aux marginaux, aux francophones qui écrivent de l’extérieur du Québec et de la France. Ce choix éditorial —car on devine qu’il s’agit bel et bien d’un choix— s’explique comment? Par des affinités toutes personnelles avec ces auteurs et leurs littératures, ou encore par un désir plus «altruiste» de faire une place à ceux qui n’en ont pas, dans notre milieu quand même assez restreint?

[RSE]: J’aime bien ce vers de Pablo Neruda qui dit: «Nous demandons une patrie pour l’humilié». Je viens d’une histoire de grande violence. La blessure est encore vive. Je suis ancré dans des histoires étouffées, marginalisées… Je viens d’un ensemble de voix et de langues condamnées au silence. D’où la volonté d’aller vers ce qui est en marge, vers ce qui est à émerger. Donner voix aux voix cachées. Donner corps aux corps écorchés. Le corpus est une question d’affinités personnelles. Dis-moi ce que tu lis, ce que tu édites, et je te dirai qui tu es. Je suis dans l’imaginaire du guerrier, qui est un imaginaire complexe, qui défriche, découvre et partage. En fait, les auteurs que je publie sont pour la plupart des amis, avec qui je partage un certain nombre de convictions, d’idées et de valeurs. Ils me représentent quelque part. Ils grandissent mon moi, me prolongeant. Je me reconnais dans ce qu’ils sont. Ils sont ce que je désire. Leur voix est fragile, leur idée généreuse, et des fois ils n’ont aucun territoire. Ce sont de véritables guerriers. Leurs livres sont des armes miraculeuses, pour reprendre l’expression de Césaire.

[PLL]: Qu’est-ce qui vous intéresse dans une écriture ou un projet, qui vous amène à choisir un texte en particulier parmi les manuscrits que vous recevez?

[RSE]: Le sens, surtout! L’idée que le ton est neuf. Et qu’il y a là une voix singulière qui attend d’être lue. C’est également la cohérence avec le catalogue. Je publie une jeune auteure Libanaise Hyam Hared, Esthétique de la prédation. J’ai lu et relu son texte, au moins cinq fois, et sa voix est restée en moi, sa question être dans son je/jeu, dans un collectif et dans un monde miné par la guerre et la peur. Cette relation de l’individu au collectif éclaire ma propre histoire. Donc, je choisis ce texte, parce que j’aimerais partager cet amour-là. Que d’autres prolongent le geste et découvrent ce frisson.

[PLL]: Quels sont vos coup de cœur et coup de gueule du moment, par rapport à la situation littéraire ou aux derniers événements littéraires au Québec?

[RSE]: Mes coups de cœur, j’aime bien ce mot… le cœur y est toujours dans le métier. La passion de bousculer la pratique… j’ai beaucoup aimé le roman de Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux (XYZ), le recueil de poèmes de Louise Dupré, Plus haut que les flammes (Le Noroît). Coup de gueule: il y a une petite république littéraire qui se regarde le nombril, il faut sortir la littérature du Plateau Mont-Royal pour mieux la nourrir, ça sent des fois trop le bas de laine… le territoire est si vaste, nous devrions apprendre à ouvrir les fenêtres pour pouvoir fixer l’horizon… cela paraît si petit si mesquin si entre-nous et si simpliste que cela fait de la peine… c’est le même prix: rêver, imaginer le monde ou s’enfermer dans les petites rues étroites de l’imaginaire…

[PLL]: Y a-t-il des nouveautés que vous aimeriez nous présenter? Des livres que vous avez publiés qui n’ont pas reçu autant d’attention que vous auriez souhaité et dont vous aimeriez parler?

[RSE]: Pour les nouveautés, je suis très sensible à la collection poésie de Mémoire d’encrier, avec notamment Jean Désy, Chez les ours, et Natasha Kanapé Fontaine, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures. Il y a quelques titres qui échappent complètement aux lecteurs. J’ai édité le plus important livre sur Cuba, Controverse cubaine entre le tabac et le sucre de Fernando Ortiz. Cet essai qui a marqué l’anthropologie, et qui est à l’origine de la transculture, raconte l’histoire du monde à travers celle de deux produits: le tabac et le sucre. C’est un livre, à mon sens, fondamental. Il y a aussi les grands auteurs publiés chez Mémoire d’encrier, Jacques Roumain, Davertige, Franketienne, Ida Faubert, etc., qui attendent leurs lecteurs.

La meilleure qualité pour un éditeur est la patience. Alors, je vis dans l’intelligence, la beauté et la patience.

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