Entrée de carnet

De l’imaginaire de la défaite annoncée

Joël Gauthier
couverture
Article paru dans With Boots, sous la responsabilité de Joël Gauthier (2011)

Après avoir lu six ou sept articles sur l’identité hipster – pas seulement celle du tournant des années 1950, qui se confond avec l’histoire de la beat generation, mais aussi celle de la jeunesse cool contemporaine telle qu’on la retrouve dans le Mile End -, l’envie m’est venue de mettre côte-à-côte des passages choisis tirés de certains de ces articles: ceux de John Clellon Holmes, de Norman Mailer et de Jack Kerouac d’une part (des «articles de fond» destinés aux grands magazines entre 1952 et 1958 – New York Times Magazine, Dissent, Esquire), et un texte de l’auteur canadien Douglas Haddow paru en 2008 de l’autre.

Avant de commenter le résultat, voici ce que ça donne:

«More than mere weariness, it implies the feeling of having been used, of being raw. It involves a sort of nakedness of mind, and, ultimately, of soul; a feeling of being reduced to the bedrock of consciousness. In short, it means being undramatically pushed up against the wall of oneself. […] What the hipster is looking for in his “coolness” (withdrawal) or “flipness” (ecstasy) is, after all, a feeling on somewhereness, not just another diversion. […] This generation may make no bombs; it will probably be asked to drop some, and have some dropped on it, however, and this fact is never far from its mind.» (John Clellon Holmes, «This Is the Beat Generation», 1952)

«In short, whether the life is criminal or not, the decision is to encourage the psychopath in oneself, to explore that domain of experience where security is boredom and therefore sickness, and one exists in the present, in that enormous present which is without past or future, memory or planned intention, the life where a man must go until he is beat, where he must gamble with his energies through all those small or large crises of courage and unforeseen situations which beset his day, where he must be with it or doomed not to swing.» (Normal Mailer, «The White Negro», 1957)

«THE BEAT GENERATION, that was a vision that we had, John Clellon Holmes and I, and Allen Ginsberg in an even wilder way, in the late Forties, of a generation of crazy illuminated hipsters suddenly rising and roaming America, serious, curious, bumming and hitchhiking everywhere, ragged, beatific, beautiful in an ugly graceful new way – a vision gleaned from the way we had heard the word beat spoken on street corners on Times Square and in the Village, in other cities in the downtown-city-night of postwar America – beat, meaning down and out but full of intense conviction. […] Or maybe the Beat Generation, which is the offspring of the Lost Generation, is just another step toward the last, pale generation which will not know the answers either.» (Jack Kerouac, «Aftermath: The Philosophy of the Beat Generation», 1958)

«Not only is it unsustainable, it is suicidal. […] We are a lost generation, desperately clinging to anything that feels real, but too afraid to become it ourselves. We are a defeated generation, resigned to the hypocrisy of those before us, who once sang songs of rebellion and now sell them back to us. We are the last generation, a culmination of all previous things, destroyed by the vapidity that surrounds us. The hipster represents the end of Western civilization – a culture so detached and disconnected that it has stopped giving birth to anything new.» (Douglas Haddow, «Hipster: The Dead End of Western Civilization», 2008)

Se pourrait-il que le hipster contemporain, malgré les différences évidentes qui le séparent du hipster de la beat generation, puisse se penser comme l’accomplissement de la «prophétie beat», comme son aboutissement logique? Chez Holmes et Mailer, on sent déjà la condamnation qui pèse sur le hipster comme une menace. Le hipster de Holmes est poussé à bout, acculé au bas du mur, prêt à risquer le tout pour le tout à chaque instant. Il n’a plus rien à perdre et se joue de la mort («eating up the highway at ninety miles an hour and steering with his feet») dans l’espoir d’éveiller un sentiment d’appartenance ou même de susciter un éveil religieux («craving to believe») sans jamais toutefois y parvenir. Pour Mailer, le hipster, à l’image du «Nègre» («Negro») dont il s’inspire, est constamment en danger et ne survit que grâce à un pari psychopathe: impossibilité de dépasser le présent, compétition généralisée des énergies jusqu’à la défaite totale apparaissant comme inévitable… Plus encore, même Kerouac décide étrangement (j’en suis surprise) de fermer son texte en évoquant la possibilité d’un échec: une autre génération perdue qui mènera à une autre génération perdue, jusqu’à ce que la dernière génération d’entre toutes s’éteigne sans davantage détenir les réponses. Bref, dans sa version 1950, le hipster se présente partout comme un principe en voie d’épuisement. Parallèlement, cinquante ans après le texte de Kerouac, il y a le texte d’Haddow qui semble à tous leur faire écho… À travers tous les discours actuels sur le hipster contemporain que l’on traite volontiers de fraude, d’imposteur ou même d’«indie yuppie» (Christian Lorentzen, «Why the hipster must die. A modest proposal to save New York cool», 2007), le discours d’Haddow détonne et apporte une perspective nouvelle. Non, les hipsters n’ont pas réussi à trouver les réponses. Ni à retrouver le sentiment de «somewhereness» perdu dont parlait Holmes. Les références culturelles «vides» se sont multipliées (vampirisation de la culture jazz afro-américaine d’abord, puis des mouvements punk, hippie, grunge, etc.), les drogues et les excès aussi, mais nous ne sommes pas plus avancés. Pire: c’est le cul-de-sac, la fin de la route, la culture suicidaire s’affichant en tant que telle. En revendiquant le «nous» («we») contrairement aux autres auteurs qui se défendent bien d’être hipsters (comme le souligne Rob Horning, personne ne s’appelle lui-même hipster!; «The Death of the Hipster», 2009), Haddow lance un regard lucide sur la contre-culture actuelle qui permet de revenir à la véritable question de l’héritage hipster plutôt que de se perdre dans l’étude superficielle de la chemise en flanelle – portée ironiquement ou non.

Piste à suivre, donc… Pourquoi se revendiquer d’une identité qui célébrait d’avance sa propre mort? Les hipsters actuels (y comprit ceux qui écrivent leur hipsterisme, comme le dedrabbit) se servent-ils de cette identité empruntée pour ne pas avoir à penser l’avenir? Si c’est le cas, s’agit-il d’une démarche consciente ou non? Que signifie de vouloir jouer un pari perdu d’avance? Et surtout, quelle part occupe réellement cet imaginaire de la défaite annoncée dans la culture hipster contemporaine?

BibliographieHolmes, John Clellon. 1952 [16 novembre 1952]. «This Is the Beat Generation». New York Times Magazine.Mailer, Norman. 1957. «The White Negro». Dissent.Kerouac, Jack. 1958 [mars 1958]. «Aftermath: The Philosophy of the Beat Generation». Esquire, p. 24-25.Haddow, Douglas. 2008. «Hipster: The Dead End of Western Civilization». Adbusters, no 79. <http://www.adbusters.org/magazine/79/hipster.html>. Consultée le 2 février 2011.Lorentzen, Christian. 2007 [29 mai 2009]. «Why The Hipster Must Die. A Modest Proposal to Save New York Cool». Time Out New York.Horning, Rob. 2009 [13 avril 2009]. «The Death of the Hipster». PopMatters.

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