Entrée de carnet

Attaque des bucherons et revenance des Dharma Bums

Joël Gauthier
couverture
Article paru dans With Boots, sous la responsabilité de Joël Gauthier (2011)

Je me permets aujourd’hui une réflexion un peu plus personnelle, car c’est parfois du petit détail du quotidien que surgit le problème académique…

Avec un vieil ami, je suis allée tout récemment traîner Au Grillon, situé sur la rue Sainte-Catherine en face de la station de métro Papineau. Le serveur à l’accueil avait une barbe fournie et bien entretenue et portait une chemise à carreaux, les cheveux coiffés sur le côté à la mode des années 1950. Dans la salle, au moins trois autres jeunes hommes arboraient un style similaire: barbe, cheveux sur le côté, chemise à carreaux. Rien à voir avec le grunge, toutefois. Ici, la chemise est bien coupée et se porte propre, sagement rentrée dans la ceinture du pantalon.

Le bar lui-même est décoré comme un camp forestier, avec quelques éléments un peu plus «chalet» ajoutés pour des raisons de confort: bancs rustiques en bois, longues tables massives mais étroites, panaches d’orignaux et bois de cerfs sur les murs, panneaux de cèdre et branches de pin… Et bien sûr, la musique s’y écoute en vinyle, sur table tournante. Cette soirée-là, le serveur (qui sert aussi de DJ) s’en est tenu à la période 1945-1960. Des hipsters s’incrustent dans tous les coins, commandant d’énormes bières de mauvaise qualité et des sandwichs rustiques. Plusieurs sont occupés à écrire dans des cahiers ou sur des ordinateurs portables alors que d’autres s’échangent des magazines (vintage) en discutant. Aucune référence nationaliste dans l’ensemble, malgré ce que pourrait suggérer cette esthétique de «retour à la terre»: la musique est américaine, la clientèle à moitié anglophone, personne ne semble s’emballer en parlant politique.

Première constatation: Au Grillon n’est pas un phénomène isolé. Depuis quelques mois, le hipster se fait bucheron. Il suffit de visiter Urban Outfitters ou d’aller prendre une marche sur le Plateau pour s’en convaincre. Même les habitudes alimentaires et les formes physiques semblent s’adapter: ceux qui avant se nourrissaient de compote de pomme pour rentrer dans leurs skinny jeans se découvrent subitement un goût oublié pour les fèves au lard et le pain rustique et se permettent d’afficher des formes un peu plus massives. Une fois de plus, le néo-hipsterisme est en train de changer, vampirisant au passage un autre pan de la culture américaine du XXe siècle.

J’avais déjà remarqué le phénomène du coin de l’œil sans trop y porter attention. Mais cette visite Au Grillon concordait avec une deuxième constatation: depuis quelque temps, Amazon (la librairie en ligne) me conseillait sans arrêt d’acheter Dharma Bums de Jack Kerouac. Titre populaire. L’équation avait de quoi éveiller finalement mon intérêt.

Je me suis donc lancée dans quelques recherches rapides sur le Web. Conclusions: Dharma Bums fait maintenant partie des rares titres offerts en anglais chez Archambault et sur Archambault.ca. Urban Outfitters, Mecque du lifestyle néo-hipster, l’a de plus ajouté à son catalogue en 2010. Le terme «Japhy» est même passé dans le Urban Dictionary:

From Jack Kerouac’s book “The Dharma Bums” a Japhy is an enlightened poet and mountain man. A Japhy is considered by itself or others to be a true Bodhisattva.

[…]

Chad climbed to Dharamsala to meet the Dalai Lama and then decided to wander around the California mountains writing poetry and munching on granola. That Bodhisattva sometimes hitchhikes from coast to coast, he’s a real Dharma Bum, a real Japhy! 1The Dramatic Poet (27 nov. 2010) «Japhy», Urban Dictionary. En ligne: http://www.urbandictionary.com/define.php?term=Japhy&defid=5388801 (consulté le 3 février 2011).

Dharma Bums serait-il en train d’infiltrer à son tour la culture néo-hipster et de devenir une référence au même titre qu’On the Road? La cabine dans la forêt, les randonnées en montagne et les vêtements de plein-air sont-ils les nouveaux incontournables?

Il s’agit d’un autre télescopage temporel étonnant de la contre-culture nord-américaine. La jeunesse paraît une fois de plus rejouer terme à terme l’héritage de la beat generation … à moins qu’il ne s’agisse que d’un hasard, d’une simple coïncidence. Difficile à dire en travaillant sur le néo-hipsterisme: tout est en train de se faire, en train d’arriver, en marge des institutions académiques qui s’intéressent souvent peu à la contre-culture de leur propre temps. En attendant, j’ai quand même envie de garder un œil ouvert pour voir si ces nouveaux bucherons ne se mettront pas à étudier le zen et à faire leur propre pain. La prochaine fois que j’en vois un traîner Au Grillon, je penserai à lui demander: «Ton livre préféré de Kerouac, c’est lequel?»

Ouvrage référencé

Kerouac, Jack. 2006. The Dharma Bums. Londres: Penguin Books, 187 p.

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