Entrée de carnet

Du corps soumis au corps parlant: l’écriture hagiographique dans «La mort propagande» d’Hervé Guibert

Élisabeth Chevalier
couverture
Article paru dans Viril, vous avez dit viril?, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2017)

 

Guibert, Hervé. 1990. «Le martyre de saint Tarcisius»[Photographie]

Guibert, Hervé. 1990. «Le martyre de saint Tarcisius»[Photographie]
(Credit : Del Amo, Jean Baptiste, Hervé Guibert photographe, Paris, Gallimard, 2011, p.218.)

En 1977, un texte d’Hervé Guibert marque les esprits par l’obscénité qu’il met en scène. Les douze autoportraits qui composent La mort propagande se présentent, indépendants les uns des autres, comme les explorations des domaines du corps, de ses déjections, du sexe, de la violence et de la mort. Ils sont néanmoins ordonnés de façon à former le périple d’un «je» à travers ces épisodes, aboutissant à la mort physique. Entreprise de déconstruction du Moi? Volonté subversive, esprit de révolte ou de provocation puérile? Le lecteur peut y lire des attitudes et des objectifs divers. Un personnage se dessine pourtant à travers les segments et les expérimentations. Il s’agit d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, H.G., dont les pratiques d’hygiène corporelle et de sexualité semblent ignorer les normes sociales, les tabous et les contraintes. Publié à l’époque où les sexualités «se libèrent», le texte se déploie sans allusion aucune à un ensemble de discours militants. Contrairement aux groupes qui n’hésitent pas à faire de la sexualité un fondement identitaire et qui réclament une plus grande place au sein de la société, le jeune homme H.G. occupe un espace marginal et y exerce ses pratiques dans un ordre de discours différent de celui privilégié par d’autres acteurs. À coup sûr, H.G. met son corps de l’avant. La façon dont le personnage se déploie pour parvenir à énoncer une vérité –à tout le moins la vérité de sa condition individuelle– retiendra notre attention. Notre propos général consiste en un rapprochement du texte de Guibert avec l’hagiographie classique telle que théorisée par Michel de Certeau. Nous cheminerons à travers différentes perspectives pour arriver à montrer que La mort propagande adopte une rhétorique et une poétique mystiques.

Nous nous pencherons d’abord sur le roman et son contexte, ainsi que sur un versant de la pensée de Michel Foucault, afin de mieux cerner la figure de ce sujet autoportraitiste. Nous verrons que le texte s’élève contre une société dans son ensemble, mais que cette cible n’est pas indéterminée. Le texte n’est certes pas un manifeste, il ne souligne pas des prises de position spécifiques sur des enjeux qui composent partiellement la société, mais il s’inscrit en faux par rapport à la place qu’occupent les discours sur le sexe. L’opposition manifestée par Guibert n’est pas superficielle. H.G. incarne un nouvel ordre, une nouvelle manière de vivre, d’être un corps. La proposition du roman n’est pas une alternative; elle se campe dans une autre case.

La mort propagande est constitué d’une série d’expressions des pulsions sexuelles où la sublimation semble ne pas avoir cours. Pourtant, un texte s’écrit, qui ne peut avoir pour moteur que le processus de sublimation. Dans la deuxième partie, nous essaierons de montrer comment, entre les lignes, une angoisse émerge. Avec les outils théoriques de la psychanalyse lacanienne, nous tenterons une explication de cet état résiduel, qui témoigne d’une expression pulsionnelle incomplète, ou qui n’aboutit pas adéquatement. Il s’agit d’un complément à la première piste de lecture, d’une tentative de saisie des mécanismes et des déplacements au sein du texte qui s’adjoint à la première interprétation de son mouvement général.

Finalement, nous verrons comment le rapport au corps se distingue des impératifs esthétiques et moraux de la virilité pour laisser l’espace de la représentation faire du corps du jeune homme un corps mystique et banal, dénué de déterminations sociales. La pensée de Michel de Certeau nous accompagnera afin de capter les dimensions mystiques du texte. Le corps tel qu’il se donne dans le texte sera envisagé sous les divers aspects qui le composent. En somme, nous observerons dans le roman d’Hervé Guibert l’ensemble des facteurs qui permettent à une entité de faire corps. Au terme de l’étude, nous aurons discuté les trois pôles listés par Certeau dans La fable mystique:

À titre de modèle hypothétique, cet énigmatique foyer [du corps] peut être figuré par un centre construit à partir de trois points qui se déplacent et dont les relations varient: un pôle événementiel (la surprise de douleurs, jouissances ou perceptions qui instaurent une temporalité); un pôle symbolique (des discours, récits ou signes qui organisent du sens ou des vérités); un pôle social (un réseau de communications et de pratiques contractuelles qui instituent un ‘’être-là’’ ou un ‘’habiter’’). (1982:108-109)

Les apports de Michel Foucault, de Jacques Lacan et de Michel de Certeau, principalement, rassembleront des perspectives complémentaires car le texte, bien qu’il soit la première publication de l’auteur, exige les efforts de l’interprétation et résiste à qui voudrait le ranger sous l’égide d’une pensée unique et uniforme.

 

I. Abandonner la subversion au profit de la résistance

Dans un entretien accordé à Bernard-Henri Lévy, l’année de la parution de La mort propagande, Michel Foucault met en garde contre un ralliement enthousiaste aux mouvements de libération sexuelle. Tel qu’il l’expose dans l’Histoire de la sexualité dont le premier tome paraît alors, les réseaux de pouvoir se ramifieraient autant dans les interdictions, les censures et les discours contraignants que dans une volonté institutionnalisée de libérer, de comprendre les êtres humains dans des normes plus souples ou individualisées: «D’une façon générale, je dirais que l’interdit, le refus, la prohibition, loin d’être les formes essentielles du pouvoir, n’en sont que les limites, les formes frustes ou extrêmes. Les relations de pouvoir sont, avant tout, productives.» (Foucault, 1977). Ces relations productives constituent une normalisation du comportement qui peut avoir des effets de contrainte aussi importants que les actes répressifs, pense Foucault. L’exemple est alors donné des discours qui, plutôt que d’encourager une vision de l’enfant comme être polymorphe et pluriel, en font un être sexué et sexualisé, appauvri par «l’insularité sexuelle» (Foucault, 1977) qui le caractérise désormais. En réduisant des sujets à leur sexualité et en tentant de les comprendre par cette unique perspective, qui serait codifiée, normée et balisée, on réduit les couleurs, les textures, la richesse nuancée de ces êtres pour en faire des items qui répondent ou ne répondent pas à des critères établis.

Foucault le mentionne en guise d’anecdote: le texte d’Hervé Guibert, quoique d’une sexualité explicite, contourne le piège où d’autres s’enlisent. Il n’est pas anodin que l’auteur soit qualifié de «pervers polymorphe» par un journaliste du Monde en 1988 (Poirot-Delprech, 1988: 11): c’est que certaines de ses œuvres, particulièrement La mort propagande, se limitent à l’exploration des marges sociales et laissent libre cours aux attitudes et aux comportements non répertoriés dans les normes et les standards. Dans l’entretien entre Michel Foucault et Bernard-Henri Lévy, c’est, en creux, une certaine vision de la jeunesse qui se déploie. Il s’agira pour nous de comprendre comment ce discours peut se coupler au texte de Guibert, comment il se vérifie dans l’œuvre littéraire.

Trois aspects du personnage nous semblent dresser le portrait de jeune homme marginal, sans conscience des normes ou des tabous, au-delà de toute déviance répertoriée. La violence, le sexe et l’obscénité (incluant l’exhibitionnisme et le voyeurisme) constituent différentes facettes de la vie de ce H.G. D’entrée de jeu, la violence mise en scène choque par son caractère gratuit et débridé. L’effet de trop-plein est créé par l’accumulation et le mélange de violence et de froideur. L’indifférence du personnage semble inquiétante et mène à l’effet de surcharge, dans le mélange de violence, de douleur et de sexe:

[…] je prends un papier pour écrire quelque chose, je me suis complètement déshabillé, j’écris et ça me fait bander, je me branle d’une main, j’ai une dent qui branle, il y a du sang sur la feuille, pas du sang romantique, de la sale eau globulée, décolorée, il n’a même pas de goût, sinon celui de ma fente au milieu de ma lèvre qui pendouille, j’ai une autre gueule, je débande […] (Guibert, 2009 [1977]: 68) 1 Les prochains renvois à ce titre seront indiqués entre parenthèses.

H.G. vient alors de se faire passer à tabac. Expérience peu traumatique paraît-il, pour ce personnage qui a peu à faire de la psychologie ou de l’introspection. Celui-là ne revient pas sur ses expériences de violence ou sexuelles, il agit puis passe à un prochain tableau. En ce sens, il n’est pas le militant qui se dresse contre la sexualité conventionnelle, ennuyeuse et trop normale. La mort propagande ne porte pas une thèse qui s’opposerait au discours social. Le personnage d’H.G. n’est qu’action, qu’elle soit obscène, voyeuriste, qu’elle donne le corps à sacrifier, à sexualiser, à exhiber. Si H.G. s’y jette si pleinement, ce n’est pas avec la conscience du rite de passage ni avec celle d’être un adulte ou seulement un adolescent. C’est avec son attention toute tournée vers l’objet de l’excitation, vers les corps et la matière, que les chapitres s’enchaînent. La notion de désir n’a pas une place centrale dans cette économie de la débauche. Tout élément susceptible de retenir l’attention est traité en objet. Il n’y a pas de place pour que se développe un second sujet hors d’H.G.: «Grand gaillard bien bâti, sans problème apparent. Petite bite. Me suce avec une application et un acharnement jamais rencontrés.» (61) «L’autre» n’est pas traité comme une subjectivité mais en item que l’on peut évaluer. Même le voyeur, le sujet qui n’a typiquement pour désir que de voir en demeurant passif, se trouve autrement impliqué et objectivé plus qu’il ne l’est déjà volontairement: «L’œil aspire. Il dirige sa queue vers le maelström suceur. Elle bondit, s’échauffe dans la main, prête à resserrer le cul à chaque secousse. Ça gicle. L’œil reçoit, s’aveugle. La spermée recouvre l’iris et le noie.» (55) Avec H.G., il semble impossible de rester en retrait, même dissimulé derrière une porte, ayant accès au spectacle à travers un seul trou. En tirant l’observateur dans la scène comme il le fait avec cet œil voyeur, le jeune homme fait une utilisation de la moindre ressource. Ce qu’il peut consommer, il le consomme, montrant peu d’intérêt pour le désir lui-même. Malgré une telle présence du sexe dans La mort propagande, le jeune homme répond d’un caractère animal plus qu’humain, contrôlé par des stimuli internes ou externes qui le gardent étranger à toute intériorité. Nous verrons plus loin comment cette attitude pose problème lorsque la rencontre de l’altérité s’impose au personnage.

Guibert dépasse les représentations des interdits, les censures, les tabous, mais il fait aussi fi des revendications du mouvement pour la libération sexuelle. Il n’écrit pas seulement le sexe homosexuel tel qu’il gêne la société, il l’écrit de manière à faire rougir la société de l’importance cruciale qu’elle accorde au sexe. H.G. écrit de manière à ce que personne ne puisse avoir un discours prêt sur ce sexe, ni ne puisse l’intégrer ou le catégoriser. Le propos de Guibert ne pourrait pas être récupéré par qui que ce soit dans la société contemporaine, de quelque groupe que ce soit. Aucun discours militant ne peut le contenir. Avec tant de sexe, le jeune homme arrive à incarner une figure repoussante, qui ne peut être pour le lecteur qu’un excès, comme s’il était apostrophé par sa lecture: «Tu la vois, la société sexuelle à laquelle tu appartiens? Elle te repousse toi-même.» C’est dire que le personnage de Guibert ne prend de sens réellement que dans la réaction du lecteur.

En somme, à en croire Foucault, il n’y aurait pas de véritable subversion dans La mort propagande, pour le moins pas au sens des «libérateurs de la sexualité». Une manière de dire, peut-on penser, «Voici ce que je pense de la sexualité telle qu’elle façonne et dirige nos vies» plutôt que, comme le clament les militants de la liberté sexuelle, «Voici ce que je pense de votre sexualité conventionnelle et ennuyeuse». Pour balayer définitivement le terme de «subversion», nous pourrions dire qu’il s’agit davantage d’un déplacement du discours, qui confine le jeune homme à la marge, à celle-là qui n’a pas pour finalité de devenir la nouvelle norme.

En cette première apparition littéraire du jeune H.G., la marge n’est pas le lieu de réclusion ou de stigmatisation sociale que certains craindraient; il s’agit, au contraire, d’un débordement des normes. Pour revenir au propos de Michel Foucault, le texte littéraire atteint ici une productivité capable de résistance face au «toujours plus de sexe» de la société: «Pour résister, il faut qu[e la résistance] soit comme le pouvoir. Aussi inventive, aussi mobile, aussi productive que lui. Que, comme lui, elle s’organise, se coagule et se cimente. Que, comme lui, elle vienne d’en bas et se distribue stratégiquement.» (Foucault, 1977) H.G. ne se leurre pas comme les mouvements de libération sexuelle qui clameraient «Sous les pavés, la plage». Il ne fait pas voir un plaisir abouti dans l’assouplissement des normes de la sexualité. Il résiste plutôt au quadrillage de la société actuelle. La mort propagande est un décalage, non pas une négation à l’endroit de la structure sociale existante mais une légèreté, une insouciance et une ignorance de ce que normalement cette structure impose au corps.

L’espace ouvert par la parole romanesque est sans politique et sans principe, l’action se déroulant «dans le chaos (c’est un texte anarchique)» (8). Ces indications préliminaires du narrateur servent à situer son point de vue et l’espace où il évolue. Il s’agit d’un lieu de documentation, d’enregistrement, où l’on filme et où on se sait documenté, enregistré, filmé. Le contexte diffère grandement des explorations des bas-fonds proposés par d’autres auteurs comme Oscar Wilde ou André Gide. Guibert abat le quatrième mur du théâtre pour faire du texte l’espace où se dit la représentation: «Pas de trucage, pas de baudruche.» (10) L’espace est à la fois intime et infra-social, en-deçà de l’hygiène, de la bienséance et de la distinction des sphères privée et publique. Ces caractéristiques conviennent mieux à Guibert que celles de l’homosexualité et du mode de vie libertin. Cette marge, car elle en est une, rejette H.G. hors de ses limites. L’espace de H.G. est donc avant tout celui de l’effacement des conventions et des normes sociales. Guibert s’extraie de la politique que les minorités tendent à reconnaître pour mieux se faire entendre, pour mieux s’intégrer au «centre», pour l’élargir et lui permettre de contenir et policer de plus en plus de réalités. Quoi qu’il en soit, plutôt que de s’inscrire en faux d’une culture de la répression sexuelle, La mort propagande fait voir l’envers du décor de la société que Foucault dit «sexographique» (1977). Le texte investit les normes instituées pour en déborder, laissant voir que la résistance est à l’échelle des structures de pouvoir davantage qu’en des positionnements spécifiques. Le rejet du monde est donc manifeste. Selon Michel de Certeau, abandonner le monde n’est pas l’abandon de la prétention à la vérité: «Ce qui se formule comme rejet du ‘‘corps’’ ou du ‘‘monde’’, lutte ascétique, rupture prophétique, n’est que l’élucidation nécessaire et préliminaire d’un état de fait à partir duquel commence la tâche d’offrir un corps à l’esprit, d’‘‘incarner’’ le discours et de donner lieu à une vérité.» (1982: 108) Le geste de Guibert revêt un sens précis qui rejoint une certaine économie mystique, comme si une distance était prise qui permettait une meilleure perspective sur l’enjeu. Nous reviendrons sur ce sens précis dans la troisième partie.

 

II. Le refus de la sublimation, la sublimation à l’œuvre

 

La sublimation et l’œuvre d’art: concepts généraux

Depuis Freud, la sublimation est comprise comme le processus de détournement d’une pulsion vers un but qui reçoit l’approbation de la société. L’objet de la pulsion qui était sous le couvert du tabou ou de la censure est échangé pour un autre objet. La pulsion aboutit mais sans atteindre son but initial: elle n’est ni refoulée, ni retournée contre le sujet, ni exprimée par l’une ou l’autre des voies de l’inconscient (rêve, acte manqué, etc.). Partant des bases freudiennes, Lacan explique que la satisfaction d’une pulsion ne repose pas sur son objet: «La pulsion saisissant son objet apprend en quelque sorte que ce n’est justement pas par là qu’elle est satisfaite.» (1973:188) Si l’objet est interchangeable sans que soit compromis l’aboutissement de la pulsion, la pulsion doit être constituée d’autre chose que l’objet précis qu’elle prend pour cible. Le processus de sublimation semble alors le plus sain d’un point de vue psychique puisqu’il n’impose aucune rétention ni dissimulation. La pulsion s’oriente vers un autre objet, du domaine artistique, de l’intellect, de l’activité physique… pourvu seulement qu’il soit socialement accepté.

Dans le processus de production artistique, l’œuvre et la sublimation se trouvent intimement liées. En s’inspirant de la pensée de Lacan, Hervé Castanet écrit: «Pareillement pour l’écrivain, les mots ne disent pas tout. Ils sont aussi marques, traces, ratures de ce qui échappe à être dit. Les concepts ne se dérobent pas à cet impossible –un mi-dit demeure. Il se démontre que face à cette rencontre avec un réel, […] chaque artiste dénoue et renoue l’image ou le mot ou le concept pour en faire traitement.» (2014: VIII) Le travail de l’artiste est aussi un travail de l’inconscient. Cette instance n’a certes pas de responsabilité explicite dans le processus créateur mais elle se trouve à la source d’ambivalences, de doutes et de sentiments confus au sein de l’individu. L’inconscient, en définitive, est responsable des motivations de l’artiste. Malgré lui, le créateur peut avoir l’impression de leurrer le public, de le convier au spectacle d’un détournement, peut-être même d’une tromperie. Joyce McDougall, dans un ouvrage qu’elle dirige, évoque cette intense activité inconsciente de l’artiste:

Toute activité est sans doute très inconsciemment vécue par l’artiste comme une transgression, à savoir que celui qui crée a osé braver l’ordre dans un but narcissique, libidinal et agressif; a osé montrer au monde ce qu’il a créé; a osé utiliser sa sexualité prégénitale bien qu’elle soit ambivalente; enfin, a osé dérober à ses parents leurs organes sexuels et leurs pouvoirs afin d’être en mesure de créer les siens. (2008: 33)

L’écrivain, comme le peintre ou le sculpteur, n’est pas complètement seul dans l’acte de création. Son récit personnel l’accompagne, ainsi que ses angoisses et ses désirs. Il est constamment à la poursuite de ce que Lacan appelle l’objet a sans jamais saisir ce résidu passé du réel au symbolique lors du stade infantile, mettant en œuvre une syntaxe qui perpétue l’illusion d’orienter vers la reconquête du réel: «La syntaxe, bien sûr, est préconsciente. Mais ce qui échappe au sujet, c’est que sa syntaxe est en rapport avec la réserve inconsciente. Quand le sujet raconte son histoire, agit, latent, ce qui commande à cette syntaxe, et la fait de plus en plus serrée.» (Lacan, 1973: 80) L’artiste est en quelque sorte à la recherche de la clé d’interprétation de lui-même, acceptant la partie perdue d’avance, et de se lancer dans une quête vouée à l’inachèvement.

 

Entre parenthèses: le passage à l’aveu

On trouve chez Hervé Guibert, dans le chapitre «Petit journal amoureux», quelques paragraphes qui sortent du ton général du texte. Les deux pages, contenues entre parenthèses, constituent une tirade, les mots s’enfilant comme si une soupape les avait retenus et comprimés longtemps. L’accumulation d’invitations et d’affirmations si obscènes devient telle qu’elle ne peut pas se lire sur un ton neutre. H.G. donne dans la parodie et dans l’excès, ce qui a pour effet, croyons-nous, de signifier son contraire. On y lit le sexe à outrance:

([…] Venez! Qu’on partouze! Que chacune de nos bouches engloutisse deux, trois bites à la fois! Faisons-nous défoncer le cul par des bites d’animaux! Avalons-les et broyons-les dans nos trous! Abreuvons-nous de spermes conjugués! Laissons le plaisir s’écouler, et spermons jusqu’à ce que nos couilles se rompent! Laissant couler leurs derniers jets sur la ville, sur les têtes des honnêtes gens, comme une pluie d’encre! Fertilisons! Dansons jusqu’à nous casser les jambes! […]) (63-64)

À l’inverse du sens littéral, c’est une dénonciation du sexe en tout temps, en tout lieu qui se donne à lire. Dans une activité sexuelle qui perd complètement son sens, H.G. fait le pont entre l’écriture et l’image de la «pluie d’encre». L’écriture ainsi décrite est en accord avec l’activité sexuelle: insensée, incontrôlée, elle semble avoir perdu tout ordre. De l’encre qu’il pleut ne peut pas résulter de la littérature. Pas même un langage. S’il pleut de l’encre, c’est que l’écriture est perdue. Le fantasme de fertilisation qui se lit dans cette tirade semble compulsif, voire mégalomane. Les êtres sexuels qui prennent part à la partouze fertilisent ce qui normalement ne se fertilise pas, «laissant couler leur dernier jet sur la ville», sans y réfléchir, se répandent «comme une pluie d’encre». Ils sont incapables d’écriture à proprement parler: de lettres, de signes lisibles. Ils ne sont qu’un «jet», des expulsions inarticulées. La dépossession de leur corps est telle qu’elle emporte aussi la pensée. C’est dire, en somme, le caractère insensé du corps qui jouit de sa sexualité en se refusant à la sublimation.

La mort propagande représente le fantasme du corps abandonné complètement à la jouissance, du corps qui ne répond plus à aucun fantasme, à aucun élan de l’esprit. Il est abandonné aux pulsions. Le désir est évacué et la tête n’y est plus utile. Or le principe de plaisir, à lui seul, ne constitue pas une existence humaine. C’est pour le moins un appauvrissement de l’existence de s’installer dans une jouissance permanente. Un principe intellectuel doit s’y mêler pour la rendre complète. Dans l’ordre du plaisir, le seul obstacle qui puisse s’opposer au corps qui se meut selon les pulsions et qui éprouve du plaisir n’est pas du domaine de l’esprit. L’obstacle est la maladie: «Laissons couler notre pus sur la ville entière, sur leurs gueules immondes! Pestiférons-les! Gourmons-les! Ouvrons des chancres dans ces chairs idiotes! Contaminons ces bites trop saines!» (64) H.G. oppose le corporel au corporel, comme s’il combattait le feu par le feu. Des «spermes conjugués», on passe au pus, tous deux s’écoulant sur la ville. Contre un corps sain et intègre, qui aurait «toute sa tête», un corps malade s’oppose, dépourvu de tête.

Ces deux pages –écrites entre parenthèses– ne constituent qu’un passage d’un chapitre du texte mais semblent fournir une clé d’interprétation, à savoir que la jouissance, vécue dans une insularité corporelle, appauvrit l’existence, ou reste du moins partielle par rapport à l’union avec la dimension intellectuelle. Nous verrons à présent comment l’ensemble du texte peut se lire sur cette opposition entre jouissance strictement corporelle et expérience du plaisir qui allie corps et tête, qui procède de la sublimation. Dans un flux d’obscénité et de violence, Guibert se montre en pleine possession de ses moyens narratifs. L’artiste Christian Prigent, dans un entretien accordé à Hervé Castanet, montre comment une distance peut s’établir entre les conventions et celui qui maîtrise son art: «Autrement dit, pour faire vite, c’est la convention narrative (pornographique ou pas) qui est en soi une naïveté, la forme littérairement générique de la naïveté. En tout cas quand elle accepte le code sans le carnavaliser dialogiquement ou comiquement […].» (2004: 135) Selon cette affirmation, Guibert, qui donne dans la parodie, montrerait une capacité à subvertir les codes littéraires plus que les normes sociales elles-mêmes. Même s’il s’agit d’une première publication pour l’auteur Hervé Guibert, de ce qu’on appelle une œuvre de jeunesse, c’est un jeu complexe qui s’érige et qui menace de faire s’égarer le lecteur. Car il serait trompeur de croire les conventions narratives investies telles quelles, naïvement. Entre ce jeu de codes et la représentation d’un personnage qui se livre aux forces pulsionnelles brutes, un processus de sublimation est nécessaire, du moins pour que prenne forme l’œuvre littéraire. Dans la prochaine section, nous tenterons de voir comment H.G., en correspondance avec la théorie lacanienne, représente la pulsion comme un mouvement de vie torturé, irrégulier et voué à ne pas rencontrer l’Autre qui, même dans la sexualité, ne constitue pas son but.

 

Rencontrer des corps: rencontrer l’altérité?

Plutôt que la contingence et la singularité, la jouissance d’H.G. mène à l’inéluctable et au nécessaire, lorsqu’il annonce: «Jamais autant l’impression de mort dans ma jouissance.» (95) La jouissance ne porte pas la communion, le rapprochement avec l’Autre, ni même l’impression trompeuse de comprendre une autre subjectivité que la sienne. En ce sens, les autres corps masculins qu’H.G. rencontre, qu’il s’agisse de son ami Bertrand ou des êtres anonymes dans les clubs, n’ont que leur dimension corporelle. Ils sont presque des statues, des œuvres d’art dont seule la matérialité peut être assimilée. Aussi «l’impression de mort» n’est-elle pas incompréhensible. La représentation désincarnée du corps dans l’œuvre d’art a cette vertu de rappeler au spectateur sa finitude. Au sujet de La chèvre de Picasso, Hervé Castanet souligne: «La sculpture, par contre, pose la question de ce qu’est un corps et directement, à partir de sa disparition mortelle, de ce qui le fait vivant. Qu’est-ce qu’un corps vivant? Le dire vivant, le dire sexué, c’est-à-dire tout aussi bien corps pour la mort et corps pour le sexe.» (2014: 260) Le corps pour le sexe ne peut pas être envisagé isolé de la fin vers laquelle il se dirige. Une fois qu’il le sait, l’être ne peut pas ne plus savoir qu’il est un être pour la mort. Ce sont là l’épaisseur dont l’être ne peut se départir et une idée fondamentale au récit de H.G. Il n’évoque pas la mort à outrance mais la laisse rôder et s’emparer de la fin du texte, clore le spectacle. Elle contamine d’abord la jouissance, puis l’être en entier. Rien d’étonnant là-dedans, dit Lacan, puisque la pulsion est une énergie liée à la sexualité: «[…] la pulsion […] ne fait que représenter, et partiellement, la courbe de l’accomplissement de la sexualité chez le vivant. Comment s’étonner que son dernier terme soit la mort? Puisque la présence du sexe chez le vivant est liée à la mort.» (1973: 161-162) De l’ouverture de La mort propagande à son épilogue, la représentation suit une ligne naturelle pour la psyché comme pour le corps, de la tension vers un objet de plaisir jusqu’à la mort inéluctable, passant outre les subjectivités particulières qui se trouvent sur le chemin.

 

III. Un dispositif mystique: idée d’un mysticisme sans Dieu

À la manière d’une hagiographie, H.G. écrit son expérience telle qu’elle sort des normes du quotidien, toute figure divine évacuée. H.G. prend la place du saint dans la société laïque qui lui est contemporaine. La représentation de l’obscénité et du dépassement des normes sociales constitue néanmoins un processus de dénuement central à l’expérience mystique. Dans la façon dont elle est transposée en récit, cette expérience consiste en un dépouillement physique et psychique propre au récit mystique. Alors que Freud range la mystique du côté des désordres psychotiques, Lacan et des penseurs tels Michel de Certeau la conçoivent comme un dénuement radical des facultés sur lesquelles l’expérience du monde repose normalement. Certeau soutient, et c’est la proposition que nous souhaitons explorer dans sa mise en œuvre chez Hervé Guibert, «que le corps, bien loin d’obéir au discours, est lui-même un langage symbolique et que c’est lui qui répond d’une vérité (insue)» (1982: 17). L’expérience mystique mettrait en œuvre deux ordres de discours, qui s’inscrivent en décalage l’un envers l’autre. En investissant la norme d’hygiène pour se refuser à l’incarnation d’une fonction sociale, quelle qu’elle soit, le corps d’H.G. perd les significations sociales ou culturelles qu’il pourrait revêtir. Nous verrons comment cette désincarnation permet au personnage de mettre en branle les mécanismes de la mystique telle que conçue par Michel de Certeau. Nous nous arrêterons d’abord sur la façon dont le corps sain de H.G. représente son humanité la plus rudimentaire.

Georges Canguilhem, dans La santé. Concept vulgaire et question philosophique, distingue la santé du corps donné et la santé du corps produit. La première consiste en sa seule existence, en l’absence de déformation ou de déficience congénitale. Le corps produit bien portant est plutôt celui qui s’insère dans la société par le biais d’une fonction établie. Cette fonction produit alors un nouveau corps: «Le corps est un produit dans la mesure où son activité d’insertion dans un milieu caractéristique, son mode de vie choisi ou imposé, sport ou travail, contribuent à façonner son phénotype, c’est-à-dire à modifier sa structure morphologique et partant à singulariser ses capacités.» (1990: 23) Le corps produit est celui qui a dépassé les limites antérieurement établies, celui que l’on peut juger selon des critères esthétiques ou fonctionnels propres à un domaine. L’ouvrier doté d’un corps sain n’est pas identique à l’athlète qui travaille son corps, mais on peut dire de ces deux individus qu’ils sont façonnés par leur activité et que la société maintient une emprise sur eux par le biais du discours sur l’hygiène. Selon Canguilhem, cette «discipline médicale traditionnelle» se voit «récupérée et travestie par une ambition socio-politico-médicale de règlement de la vie des individus.» (1990: 23) C’est dire que l’hygiène de vie fait le corps et sa fonction. Pour reprendre les mêmes types, l’athlète n’entretient pas son corps avec le même soin que l’ouvrier, mais les deux sont pourtant reconnus comme faisant partie de la société. Renoncer à toute forme d’hygiène, ce serait s’extraire de la société, non pas en la répugnant mais en se refusant à sa grille d’analyse. Les expérimentations de H.G. sont radicalement nouvelles et n’ont rien à voir avec les catégories sociales établies: «Mon corps est un laboratoire que j’offre en exhibition, l’unique acteur, l’unique instrument de mes délires organiques. Partitions sur tissus de chair, de folie, de douleur. Observer comment il fonctionne, recueillir ses prestations.» (8) Les assignations sociales n’ont plus de prise sur un personnage comme H.G., livré entièrement à ses pulsions et à sa corporalité. Le refus de la norme d’hygiène chez Guibert semble un refus de la particularité: ni athlète, ni ouvrier, ni soldat, ni même artiste, ni vieux, ni jeune. Le corps qui aurait pu être celui d’un Hervé Guibert, écrivain de vingt-et-un ans, résident de Paris, devient un seul corps humain, corps donné, qu’à défaut de nommer on appelle H.G. Alors, il peut être réduit à ses déjections, à ses borborygmes et à ses bruits, qui ne risquent plus de lui accoler une étiquette inconvenante puisque la seule qui convienne, au-delà des normes, des conventions, de la décence et de la politesse, est celle de l’humanité brute. C’est donc dire que désinvestir le corps produit et le libre-arbitre qui mèneraient à incarner un rôle social, c’est retrouver une forme d’humanité asociale, voire pré-sociale, où sont réhabilitées la sonorité du corps et son indiscrétion: «L’homme sain qui s’adapte silencieusement à ses tâches, qui vit sa vérité d’existence dans la liberté relative de ses choix, est présent dans la société qui l’ignore. La santé n’est pas seulement la vie dans le silence des organes, c’est aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux.» (1990: 27-28) Le choix de H.G. n’est pas d’emblée celui de l’exclusion sociale mais ce qu’il poursuit l’oblige à renoncer aux rapports sociaux lisses et discrets.

 

Le corps mystique

L’interprétation hagiographique du texte de Guibert prend racine dans le prologue, où la personnification du Christ est presque explicite: «Prenez et mangez, buvez (ma paranoïa, ma mégalomania).» (10) L’œuvre littéraire apparaît comme le médium menant vers un au-delà contemplé dès le prologue. L’absence de Dieu et l’apparente laïcité du propos chez Guibert donnent à l’affirmation «Prenez et mangez» une tournure ironique, mais la base de l’expérience mystique y est: le corps se fait lieu de l’expérience. Une trajectoire s’annonce et un projet se met en marche: «Hoc est corpus meum, ‘’Ceci est mon corps’’: ce logos central rappelle un disparu et appelle une effectivité. Ceux qui prennent au sérieux ce discours sont ceux qui éprouvent la douleur d’une absence de corps.» (Certeau, 1982: 108) Comme le suggère Michel de Certeau, le plus intime revêt le caractère de l’extériorité. Selon Jean-Daniel Causse, qui synthétise la pensée de Certeau et de Lacan, le mystique consiste en la rencontre de ces dimensions opposées: «La mystique est donc une expérience du corps, si on se souvient que experiri, en latin, signifie aller vers un dehors, effectuer une traversée, passer au travers, faire l’épreuve de quelque chose et, en somme, faire du corps le lieu de ce qui est ‘‘dehors’’, qui s’expose, qui va vers l’inconnu.» (2014) H.G. fait de son corps un «laboratoire»; non pas qu’il s’observe avec étrangeté, mais plutôt, que ce qui lui est intime se fait pont vers l’extérieur. C’est ce pont partant du corps qui fait qu’il y a quelque chose à dire. Selon Michel de Certeau, la création d’un langage siège de vérité par le corps est caractéristique du récit mystique autant que le dépouillement qu’il montre. Nous observerons le déploiement de ces deux dynamiques dans La mort propagande.

 

Porter le discours vrai

Limité à sa plus brute matérialité, le corps de H.G. porte un discours aussi substantiel que celui de la parole: le corps livre «une série d’expressions», la mort a «une voix puissante», elle «chante» (11) à travers le corps. Le spectacle du corps, son «état de théâtralité» qui le fait rivaliser avec Hollywood, semble d’importance égale au discours littéraire. Les forces pulsionnelles contrôlent l’entièreté de l’être de H.G. mais plutôt que d’assiéger le corps, de le rabattre au mutisme de l’automate, elles le font parler, lui confèrent un discours vrai. Certes, les mots demeurent dans un ordre de discours parallèle, concurrent à celui établi par le corps. Les mots continuent de tisser dans l’ordre symbolique des réseaux de signifiants, mais le corps s’y inscrit aussi et se fait nouveau médium du message mystique. C’est donc dire que le corps devient lieu de vérité, non pas divine ou sacrée, mais laïque.

Dans le cas de Guibert, l’énonciation de la vérité se fait au prix fort. Le spectacle est celui de la jouissance mais aussi de la douleur, l’une n’allant pas sans l’autre. La comparaison avec le Christ se poursuit dans les traitements infligés, dit Causse: «Le corps martyrisé s’identifie à celui du Christ souffrant, à ses plaies, à sa crucifixion ; il l’incarne dans le corps.» (2014) Dans la mystique chrétienne, l’incarnation du Christ traduit l’incarnation de la vérité religieuse, acte d’obéissance à Dieu et à l’Église. Mais la question se pose alors de savoir ce qu’est cette vérité transplantée en contexte laïc. Que cherche à dire le corps qui se fait parlant? La jouissance et la douleur, dit H.G. d’entrée de jeu, sont les voies vers un état de «paroxysme» (7). Le paroxysme se mesure dans la diversité des déjections du corps: sperme, excréments, urine, mucus, salive. Toutes les substances se rassemblent pour former un discours et «[l]aisser parler ce corps convulsé, haché, hurlant.» (7) On suppose que c’est au terme de cette démarche qu’une vérité peut s’énoncer, qu’un voile pourrait se lever sur l’obscurité du corps social soumis aux normes de propreté et de bienséance. Mais selon les penseurs du mysticisme, si la quête est celle d’une vérité au-delà de la compréhension commune, le processus qui y mène avorte nécessairement, conduit à des culs-de-sac qui laissent le corps dans un état de dénuement et de solitude.

C’est donc autant la présence de l’Autre que les explorations du corps qui dépouillent H.G. et le laissent à sa solitude. Nombreuses sont les scènes dans La mort propagande qui joignent les deux facettes de la corporalité et de l’altérité intangible. Dans l’une d’entre elles, mémorable pour l’intertextualité qu’elle donne à lire avec Histoire de l’œil de Georges Bataille, H.G. est assis sur la cuvette et se masturbe en même temps qu’il défèque et qu’un œil anonyme suit ses mouvements par un trou dans la porte. Or la ressemblance avec le récit de Bataille s’arrête à la présence de l’œil. Pour le personnage, l’œil n’est pas objet de désir ni d’un fantasme avoué. Sa présence est jouissive mais elle inquiète aussi: «Il se regarde jouir, ses yeux divaguent, rencontrent l’œil derrière la fente, qui l’observe, et tout à coup s’effraie. S’effraie à son tour et se relève la merde au cul, la queue pendante décalottée, disproportionnée pour son corps de nain.» (54) L’œil, témoin ambivalent, passe d’objet d’inquiétude à celui de validation. Car sous le regard voyeur, le personnage ne tarde pas à reprendre ses activités masturbatoires. L’œil fait autorité, de l’autre côté de la cloison, percevant les mouvements et les bruits de celui qui retourne à ses pratiques. À l’instar du prêtre qui recueille la confession, l’œil qui condamne d’abord et autorise ensuite fait figure d’instance de validation. Le discours du confessé n’est pas de mots, il ne raconte pas ses péchés et laisse à son corps la place de la parole. Le corps devient l’aveu. Dans l’optique de la confession, l’ouverture sur ses pratiques privées sous le regard du prêtre revêt le caractère de l’exorcisme. Selon Michel de Certeau, le gain en importance de la confession au Moyen Âge a l’avantage de ramener l’expérience mystique dans le giron de l’institution visible. (1982: 117) C’est dire que tout doit acquérir un sens, que tout se dit dans le langage de l’institution et que rien ne lui échappe. L’hérésie mystique est ainsi prévenue. Le personnage de ce segment, un «il» qui peut correspondre à H.G. ou désigner un personnage tiers et anonyme, se livre à l’autorité de l’œil sans l’assimiler tout à fait à son plaisir. L’œil qui recueille la confession reste intrus.

Au-delà de la configuration de la scène et de la dynamique entre celui qui voit –le clerc qui sait et récolte les témoignages– et celui qui agit –qui avoue–, la référence religieuse survient en guise de note conclusive: «‘‘C’est la Sainte Vierge qui me descend dans la gorge en culottes de velours. Ce que je prends dans les gencives, au moins je ne le prends pas dans le cul.’’ En écoutant l’ivrogne parler, il a perdu la trace de la femme, qui a fui dans une œillade de reptile.» (56-57) Les paroles de l’ivrogne, second anonyme du chapitre, tombent comme une sentence. Les «culottes» opposées à la «gorge», comme les «gencives» au «cul», c’est ce que le personnage vient d’expérimenter dans ce confessionnal de fortune. En somme, la scène donne à voir un épisode de déjection et de masturbation, de dépouillement physique retourné en exorcisme. En ce sens, le corps se fait siège d’une vérité mystique, sans Dieu.

 

Le corps porteur du dépouillement

Il peut sembler contradictoire de penser le dépouillement du corps dans l’expérience extrême en cours, qui tend à la fois vers une jouissance complète et vers la justesse de la représentation théâtrale. Nous avons montré plus haut comment, d’un point de vue psychanalytique, la pulsion aboutit et se satisfait sans saisir son objet. Un objet peut même se substituer à celui que la pulsion prend initialement. Jean-Daniel Causse explique ainsi comment Lacan conçoit la quête mystique sans fin: le corps dépouillé devient le corps du manque, celui qui se défait de ses attributs dans la jouissance sans pourtant trouver de satisfaction ou d’accès à la vérité. Les scènes de jouissance sont pour H.G. des occasions de découvrir de nouveaux plaisirs, mais aucune ne confère la plénitude absolue. La vérité dont il se met en quête à l’ouverture de La mort propagande ne se laisse pas trouver dans le sexe, aussi agréable soit la soirée: «J’ai laissé l’endroit sans regret, les couilles parfaitement pompées, avec une shrimp-salad dans le ventre. Sans ironie: quel délicieux samedi soir!» (74) À ce «délicieux samedi soir» en succèderont d’autres. La chaîne de jouissance se construit de la sorte, plaisir après plaisir, sans qu’aucun ne soit absolument satisfaisant. Le sujet passe d’un objet à l’autre, inlassablement, constatant que ce n’est pas là que gît l’objet de sa quête:

Le «ce n’est pas ça» maintient la place permanente du manque. Il marque l’écart, la distance, entre ce qui est demandé et ce qui est obtenu. Ce qui est obtenu n’est pas «ça». Il y a toujours un écart entre ce qui est attendu, espéré, et ce qui est obtenu, reçu. C’est pour cette raison que Certeau peut signaler que la mystique est une érotique, c’est-à-dire tout un jeu du caché et du dévoilé, de la présence et de l’absence. Il y a de la jouissance, mais référée au mystère de l’autre, à ce qui toujours échappe de lui et reste impossible à saisir. (Causse, 2014)

Le cheminement mystique dispose mal l’âme à la rencontre de l’Autre en tant que sujet. H.G. remplaçant l’un par l’autre ses objets de jouissance en témoigne. Avant même d’envisager la subjectivité que le corps d’autrui contient et dissimule, H.G. a décidé que «ce n’est pas ça», que ce n’est pas avec ce corps que le manque sera comblé.

Dans La fable mystique, Certeau pose la question difficile, d’autant plus pressante pour le christianisme: «Comment ‘‘faire corps’’ à partir de la parole?» (Certeau, 1982: 110) Pour pallier l’absence initiale du corps du Christ qui fonde la religion, l’histoire a répondu avec la formation de nombreux corps ecclésiastiques. Aucune de ces formations ne suffit cependant à atténuer le manque originel. Au contraire, suivant l’argumentation de Certeau, Jean-Daniel Causse suggère que le corps mystique individuel au sein d’une religion fondée sur la perte du corps est voué à l’incomplétude: «En ce sens, le corps mystique est un corps troué, un corps manquant, et c’est cela aussi que paradoxalement manifestent les mises en scène de dépouillement de soi, y compris dans leurs aspects spectaculaires.» (2014) Motif récurrent dans La mort propagande, la sexualité du protagoniste s’énonce d’ailleurs avec le lexique du trou. Le corps est «troué, défoncé» (9); on peut «commencer par élargir le trou en y rentrant un doigt, puis la main tout entière trempée dans la vaseline» (16); il s’agit dorénavant d’un «gouffre miniature» (16). Dès les premiers chapitres, H.G. mobilise le vocabulaire de l’absence pour désigner son corps. Par là, il ne fait pas défaut à la tradition chrétienne.

Il semble donc que l’hagiographie trouve un sens autre que psychanalytique à la représentation du corps comme lieu du manque. Un sens historique émerge. Au terme d’une histoire de perte des corps physique et national (la perte d’Israël fait tout autant partie du récit fondateur), le sujet mystique qui se représente béat au cœur de son vide intègre et perpétue la tradition: «Il désigne l’objectif d’une marche qui va, comme tout pèlerinage, vers un site marqué par une disparition. Il y a du discours (un Logos, une théologie, etc.), mais il lui manque un corps –social et/ou individuel.» (Causse, 2014) À la parole doit s’adjoindre le corporel, au mieux de ce qu’il peut incarner. Puisqu’il n’est pas entier mais percé de son vide, le corps mystique se découpe en plusieurs scènes: «La mystique, comme littérature, compose des scénarios de corps. De ce point de vue, elle est cinématographique.» (Certeau, 1982: 109) Guibert l’a vu: l’enregistrement de son corps, en sons et en images, permet l’assemblage des perspectives. Le manque du corps ne se donne pas à voir de face, en plain-pied, dans une unique saisie. Il se dissimule, s’avoue plus dans son entêtement à vouloir «faire corps» que dans l’échec renouvelé d’une représentation absolue.

 

La parole mystique en littérature

Selon Jean-Daniel Causse, le corps atteint d’un vide devient un corps étranger. Son centre est occupé par l’extériorité et le sujet se trouve dépossédé de ce qui, d’un point de vue matériel, lui est le plus intime. L’Autre investit alors l’intérieur, et le dedans cohabite avec le dehors. Cette coupure de la cohérence et de l’intégrité corporelles segmente le langage qui fait normalement du corps son siège. Car si l’habitude veut que l’opération de langage prenne son point de départ dans un corps qui appartient au sujet, l’expropriation du corps scinde l’énoncé et l’énonciation. L’un ne s’inscrit plus à la suite de l’autre sans difficulté. Pour Hervé Guibert, l’énonciation altérée se laisse voir dans l’absence de syntaxe de certaines phrases, ou dans la parole laissée la plus libre possible, au prix de la déformation du sens: «Mon premier geste dont se souviennent mes parents a été de bouffer ma merde, ma mère, dans mon landau.» (28) Ou encore l’ouverture du chapitre «Autoportrait cassé»: «Cru le rouge de la viande au temps où elle s’exposait aux étals des boucheries.» (33) C’est là l’exemple d’un type de phrase qui rythme la lecture de La mort propagande. L’énonciation est ici sur le mode du souvenir. H.G. se souvient d’accompagner sa mère dans ses courses et de jouer avec la sciure disposée sur le sol, chez le boucher. Absence de verbe, absence de sujet, confusion entre les pronoms… le langage, manifestement, n’est pas le lieu où les repères peuvent s’établir et se consolider. Ici encore, la phrase confond la chronologie: «Laboratoire secret aux parois blanches et glacées que je polluais, les yeux à demi clos, arrêtés par le plaisir de la merde liquide et brûlante qui rompt l’anus avant de baigner nos ventres.» (26) Plutôt que ce qui construit une temporalité, dresse les paramètres de l’énonciation, le langage est ce par quoi opère le «mécanisme de retranscription» (7) mis en branle dès le prologue. Il contient des incohérences mais ce n’est là qu’une preuve de ce qu’il porte: il est au service du corps. Par là, il se fait porteur du manque dont le corps souffre: «Le langage est à l’image du corps: il est troué. Il porte en lui ce qui lui manque. Il est non totalisable. D’où un langage qui devient inventif, qui crée des connexions signifiantes inattendues, par exemple sous la forme d’oxymores qui caractérisent souvent le langage mystique.» (Causse, 2014) On trouve chez Guibert une telle inventivité: «bordels ascétiques» (90); «tendres palpitations» (100); «torrent fluet» (111)… Ces ruptures du sens sont le propre des figures de style et du langage littéraire, dont la fonction linguistique est dite «poétique». En exprimant des incongruités, les figures de style débordent souvent du langage commun. Ces percées dans le sens constituent, selon Michel de Certeau, des mouvements vers un au-delà, vers un troisième terme qui reste dissimulé dans l’oxymore, que l’artiste aimerait rejoindre, mais que l’incomplétude ou la stérilité du langage l’empêche d’atteindre. Ces novations renvoient au terme absent, au manque («signifiant manquant») porté d’abord par le corps, attesté ensuite par le langage: «[…] la combinaison des deux termes se substitue à l’existence d’un troisième et le pose comme absent. Elle crée un trou dans le langage. Elle y taille la place d’un indicible. C’est du langage qui vise du non-langage.» (Certeau, 1982: 199) Il semble que Guibert trouve dans cette dynamique qui donne au manque une place centrale, une occasion de jouissance. Si l’objet de la quête n’est pas saisi, ni même nommé, Lacan juge la jouissance tout à fait possible. Le sujet demeure dans un «ce n’est pas ça» qui se renouvèle à chaque tentative de saisie, qui ponctue tous les chapitres, et c’est précisément ce renouvèlement qui constitue la mystique et donne accès à une jouissance du langage.

 

Le président Schreber

Ce qui se lit dans La mort propagande comme une revendication de l’interdit et du censuré présente des rapprochements avec la «pourriture» qui, rappelle Michel de Certeau, qualifie le président Schreber. Le qualificatif joue un rôle majeur dans le cas célèbre analysé par Freud. Le commentaire de Certeau qui repère le mysticisme du personnage se fait éclairant. Chez Hervé Guibert, on l’a vu, le personnage trouve sa vérité dans ce qui le fait humain en-deçà des normes sociales et des discours qui confèrent à un groupe sa cohésion ou l’uniformité de ses pratiques. Pour l’institution qui se fait destinataire du message, le sujet est nommé «pourriture»:

Tel est en effet le jeu de l’institution. Elle loge la pourriture en même temps qu’elle la désigne. Elle lui assigne une place, mais circonscrite, constituée en secret interne: entre nous, tu n’es qu’une salope, tu n’es qu’un sujet supposé savoir. En logeant chez elle cette «pourriture», elle la prend en charge, elle la limite à une vérité sue et prononcée au-dedans, qui permet au-dehors un autre discours, celui, noble, de la manifestation théorique. (Certeau, 1987: 165)

L’institution dicte la moralité, la décence, les normes auxquelles une pourriture peut s’opposer. Or la situation chez Guibert diffère du cas de figure où un discours théorique soignerait les apparences. Aucune parole polie et lisse ne prend le dessus sur une pourriture intérieure. Au contraire, l’obscénité s’exprime en contournant l’institution. Tel que souligné par Foucault, le discours d’H.G. déborde du cadre prévu par la norme et les discours prescriptifs. Dans son incarnation de la pourriture, H.G. rencontre toutefois la même situation que Schreber en cela que l’autre est réduit à une seule probabilité. C’est en s’ouvrant à cette incertitude que le sujet s’assigne volontairement le statut de déchet: «Quoi qu’il en soit, dit Michel de Certeau, ce qui m’en est pensable aujourd’hui […], c’est le biais par lequel la mystique est la ‘‘science de la seule probabilité de l’autre’’. Cette science affecte à la reconnaissance d’une pourriture nommée (appelante, comme une vocation) une ouverture sur l’indéfinie probabilité de l’autre.» (1987: 163) C’est donc dans la quête de l’altérité que le sujet s’ouvre sur son propre rôle, et dans l’acceptation de la possibilité du solipsisme –au cas où l’Autre n’est pas– qu’il peut se vouer à sa déchéance. Face à une telle écriture hagiographique, il devient de plus en plus difficile de défendre une interprétation «humaniste» d’un mysticisme qui utilise l’autre de la sorte, au mieux comme un moyen servant l’assignation personnelle. La dynamique mise en place entre le soi et l’autre est celle d’une représentation spectaculaire, note Certeau: «Cette théâtralisation corporelle est intolérable aux commentateurs bien-pensants et toujours déniée par les interprètes “humanistes”.» (Certeau, 1982: 332) Partant de l’apparente contingence de la représentation qui frappe à première vue, du caractère artificiel du spectacle qu’H.G. prétend donner ou du caprice artistique dont il semble émerger, la théâtralité de La mort propagande apparaît comme une conséquence nécessaire de la levée des rapports sociaux et de l’incertitude de la présence de l’Autre. Élever une scène de théâtre est nécessaire à H.G. qui se verra au mieux confirmé dans son statut de pourriture et au pire, prisonnier et isolé dans l’espace de la représentation. Le jeune homme prétend se moquer du jugement social qui le condamne mais la logique mystique établie intègre ce jugement à la théâtralité pour renforcer le statut de «pourriture» qui accable et qui sert le sujet.

Tout compte fait, l’expérience qui se présente dans La mort propagande fait du jeune homme un être universel. À tout le moins rejoint-il l’universel de la tradition chrétienne, en développant dans une société laïque un récit mystique sans Dieu. Le glissement du jeune homme de vingt-et-un ans vers un être sans âge n’est pourtant pas sans poser de questions. Comment une telle transformation est-elle possible? À en croire Jean-Daniel Causse et comme nous l’avons montré sous divers aspects, la mystique conditionne ce mouvement qui semble de dépersonnalisation: «La mystique est un dispositif radical du dénuement. Elle représente un mouvement de dépossession volontaire de ce qui constitue dans la mondanité les attributs imaginaires de l’être, c’est-à-dire un certain nombre de propriétés, de qualités, d’insignes qui servent à toujours se donner une représentation ou une figure de soi.» (Causse, 2014) Le lecteur n’a plus qu’un corps sous les yeux, générique, sans particularité. Le corps ne porte plus les discours qu’on tient sur lui: il ne porte plus d’âge, de fonction sociale, de morale. Il est en santé en tant qu’il est un donné et qu’il fonctionne. Le corps est un donné, il n’est produit par rien, produit d’aucune activité outre celles que les pulsions commandent. À l’instar des mystiques chrétiens, les seules déterminations du corps sont celles de la jouissance du manque, qui marque la filiation traditionnelle avec Dieu. Dans la manière de parler, le manque originel se laisse deviner, exactement comme on lit, chez Guibert, l’impossibilité de rencontrer et de saisir l’objet d’une pulsion. L’insertion du personnage dans la lignée de l’écriture hagiographique est, somme toute, une manière d’intégrer l’histoire. Le jeune homme dépasse les impératifs contemporains de virilité ou de succès en société pour explorer son corps, sa jouissance et les vérités qu’ils contiennent.

Même s’il s’inscrit dans une tradition qui le dépasse, le texte de Guibert se distingue au sein de l’histoire littéraire pour sa représentation du corps du personnage. H.G. est certes une incarnation de la mystique chrétienne mais les attributs contemporains et le dénuement radical dont il se fait l’objet le mettent à l’écart des représentations canoniques du corps masculin. Le «black leather pantalon» (21) porté en soirée pour attirer les regards, la façon dont le sujet jouit ou reçoit des coups, autant que les excréments et les urines, contribuent à la réification du corps. Ils lui donnent l’épaisseur physique que l’effacement des significations sociales lui fait perdre. Par là, H.G. incarne la position qui a historiquement été celle du corps féminin. Soumis à ses cycles de reproduction, au fardeau et aux douleurs qu’ils impliquent, le corps des femmes, dans la société comme dans ses représentations littéraires, ne cesse d’être mis de l’avant. Il ne peut passer sous silence. Même si elle n’est pas nue et ne jouit pas d’une sexualité débridée, une femme ne peut oublier son corps. 2 Les travaux sur l’hystérie féminine postulent la soumission des femmes à des forces physiologiques qu’on suppose trop fortes pour elles. Subissant ces contraintes pathogènes, des femmes dévient vers l’hystérie. Au contraire, les hommes ont été représentés, socialement et dans l’histoire de l’art, en contrôle de leurs affects. Le calme, la modération et la résistance du corps sont les traits virils, correspondent aux qualités valorisées et reconnues au corps masculin. George L. Mosse (The Image of Man : the Creation of Modern Masculinity, 1996) suggère que l’hystérie n’aurait été qu’une mesure de la virilité, un outil pour modéliser l’individu en société. Il soutient que le standard fondé par les études en histoire de l’art de Johann Joachim Winckelmann est porteur des normes sociales autant qu’artistiques. Pareillement, les représentations littéraires du corps masculin reprennent des normes qui ont une prégnance forte sur la société, qui font à tout le moins l’objet d’un discours. Au contraire, les hommes semblent des êtres de maîtrise, leurs qualités sont celles de l’intellect et le corps est implicite; pour la littérature, il est un non-dit. En réduisant H.G. à sa dimension corporelle, Guibert opère un renversement entre les genres. Par la corporalité, il intègre la femme en même temps qu’il l’efface, et personnifie le Christ qui se donne aux fidèles (10). Si auparavant la littérature traitait avec réserve et tact la place du Christ, le seul corps masculin qui se donne en sa matérialité, unique et saint, Guibert transgresse les interdits et fait fi des catégories historiquement établies. Il s’approprie la figure du Christ, seul corps masculin disponible, pour se dépeindre lui-même hors de toute particularité. Ce corps de jeune homme incarnant l’universel relève d’une franche nouveauté.

 

 

En définitive, sans s’autoproclamer candidat à la sainteté, H.G. compose une hagiographie à partir des aventures du corps. La mort propagande est certes l’un des récits les plus crus et obscènes d’Hervé Guibert mais il n’est pas pour autant provocation et exhibitionnisme injustifié. À l’instar de Foucault, nous avons tenté de voir comment le texte dépasse les déjections et le vocabulaire abject qui les soutient pour bâtir un monde orienté vers une autre vérité. Le jeune homme refuse l’impératif du «toujours plus de vérité dans le sexe» (Foucault, 1977). Son discours s’énonce hors des institutions émettrices de la morale et contre les groupes qui souhaitent y être inclus. Or les actes d’H.G., évitant la rencontre de l’altérité, illustrent comment on peut passer outre la subjectivité de son prochain même si c’est de cet autre corps que l’on jouit. La satisfaction des pulsions sexuelles n’exige pas que le sujet saisisse l’objet de la pulsion. Qu’elle aboutisse par l’objet initial ou sur un objet de substitution, le schéma pulsionnel peut être complété. Le plaisir ininterrompu ne protège pas pourtant de certaines impressions qui peuvent s’y glisser insidieusement. Vivre du corps ne rend pas hermétique à la pensée de la mort, à plus forte raison si l’on considère, comme Jacques Lacan, que l’énergie pulsionnelle a partie liée avec la sexualité autant qu’avec la mort. C’est donc en profitant de ce qui est le plus vivant en lui qu’H.G. rencontre le vide et l’impression de la mort. Ce paradoxe est au cœur de la mystique chrétienne, qui mobilise corps, langage, jouissance et vérité pour mener à l’évidence du manque. Chez les saints étudiés par Michel de Certeau, la vérité portée par le corps n’empêche pas le dévoilement et l’apparition répétée du manque, vide que l’on peut comprendre d’abord d’un point de vue psychanalytique, mais aussi par la disparition fondatrice du corps christique. Ces béances et ces creux de la subjectivité construite par la tradition chrétienne exposent des régions non couvertes par l’institution mais non moins significatives. Les mystiques remettent au premier plan le corps que l’institution bannit en montrant qu’il peut être le siège d’une vérité. Malgré ces écarts et ces décalages chez des individus que l’Église a canonisés, le discours institutionnel garde son importance indiscutable, qui fait dire à Michel de Certeau: «Devient ‘’mystique’’ ce qui se détache de l’institution» (1982: 116). Même si là n’est pas leur but explicite, les auteurs mystiques s’inscrivent en faux de la volonté du clergé qui veut bannir les imitations multipliées de Jésus. Le pouvoir ecclésiastique s’exerce en uniformisant les pratiques, en alignant une conception de l’âme sur une conception du corps. Face au dogme et à la morale, l’écriture hagiographique et le récit mystique constituent une éthique du corps en ce sens qu’ils se positionnent contre une morale prescrite. Le geste de Guibert est de cette nature, s’élevant non pas contre l’Église mais en réaction aux discours prégnants sur la «science» de la sexualité et du désir. À cette science, l’auteur oppose le plaisir et le corps dans un contexte de représentation. À défaut d’user de mots pour revendiquer et faire valoir, il place le corps de l’avant, en fait un lieu de vérité et une expérience en lui-même. Investi d’un sens éthique qui questionne la morale établie de même que son opposition, le protagoniste se saisit de sa réalité et initie un déplacement dans lequel Michel Foucault voit un sens: «Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité; ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d’innovation. C’est très fastidieux d’être toujours le même.» (1994) L’écriture d’Hervé Guibert pousse les explorations au-delà des normes instituées afin de tracer de nouvelles formes, de déployer des dynamiques qui ont plus de valeur dans leur amplitude et dans leur innovation que dans leur rapport d’exactitude avec la société. L’évacuation de la notion de désir n’est pas une perte tragique, elle permet au contraire la nouveauté de modes d’être. C’est là une éthique qui fait se jeter corps premier.

 

Bibliographie

Canguilhem, Georges. 1990. La santé. Concept vulgaire et question philosophique. Paris: Sables.

Castanet, Hervé. 2014. La Sublimation. L’artiste et le psychanalyste. Paris: Economica, «Anthropos».

Causse, Jean-Daniel. 2014. «Le corps et l’expérience mystique. Analyse à la lumière de Jacques Lacan et de Michel de Certeau». Le corps et l’expérience mystique. Analyse à la lumière de Jacques Lacan et de Michel de Certeau. Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 16 décembre 2017. <http://journals.openedition.org/cerri/1345>.

de Certeau, Michel. 1982. La fable mystique. XVIe-XVIIe siècle. Paris: Gallimard, 414p.

de Certeau, Michel. 1987. Histoire et psychanalyse entre science et fiction. Paris: Gallimard.

Foucault, Michel. 1977 [03/1977apr. J.-C.]. «Non au sexe roi (entretien avec B.-H. Lévy)». “Non au sexe roi” (entretien avec B.-H. Lévy), 644.

Foucault, Michel. 1994. «Sexe, pouvoir, identité», dans Dits et écrits. Paris: Gallimard, t. IV.

Guibert, Hervé. 1977. La mort propagande. Paris: Gallimard, «L’arbalète».

Lacan, Jacques. 1964. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris: Seuil.

McDougall, Joyce. 2008. «L’artiste et le psychanalyste», dans L’artiste et le psychanalyste. Paris: Presses Universitaires de France, «Petite bibliothèque de psychanalyse».

Poirot-Delprech, Bertrand. 1988. «Hervé Guibert, pervers polymorphe». Le Monde.

Prigent, Christian. 2004. Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas. Entretiens avec Hervé Castanet. Saussines: Cadex.

  • 1
    Les prochains renvois à ce titre seront indiqués entre parenthèses.
  • 2
    Les travaux sur l’hystérie féminine postulent la soumission des femmes à des forces physiologiques qu’on suppose trop fortes pour elles. Subissant ces contraintes pathogènes, des femmes dévient vers l’hystérie. Au contraire, les hommes ont été représentés, socialement et dans l’histoire de l’art, en contrôle de leurs affects. Le calme, la modération et la résistance du corps sont les traits virils, correspondent aux qualités valorisées et reconnues au corps masculin. George L. Mosse (The Image of Man : the Creation of Modern Masculinity, 1996) suggère que l’hystérie n’aurait été qu’une mesure de la virilité, un outil pour modéliser l’individu en société. Il soutient que le standard fondé par les études en histoire de l’art de Johann Joachim Winckelmann est porteur des normes sociales autant qu’artistiques. Pareillement, les représentations littéraires du corps masculin reprennent des normes qui ont une prégnance forte sur la société, qui font à tout le moins l’objet d’un discours.
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