Entrée de carnet

Seul contre tous

Sophie Hébert
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Millet, Richard. L’Opprobre. Essai de démonologie. Paris, Gallimard, 2008, 175 pages.

Les essais de Richard Millet, du Dernier écrivain (2005) au Désenchantement de la littérature (2007), semblent, depuis quelques années, se fermer à toute entreprise herméneutique, en développant une posture auctoriale particulièrement complexe. L’Opprobre (2008), son dernier livre, confirme cette tendance1Richard Millet, Le Dernier écrivain, Fata Morgana, 2005; Le Désenchantement de la littérature, Paris, Gallimard, 2007; L’Opprobre, Paris, Gallimard, 2008..

Le Désenchantement de la littérature avait, lors de sa publication, provoqué un véritable tollé dans le monde de la critique littéraire —preuve, s’il en était besoin, que les lettres pouvaient encore soulever polémique, déclencher querelle, être encore, tout simplement, matière à disputatio. À sa manière, Millet proposait une «Défense de la langue française», un ouvrage, soyons honnête, vivifiant pour l’esprit. Les attaques —il n’y a pas d’autre mot— envers cet essai furent innombrables, et souvent d’ordre éthique: autrement dit, les critiques se portèrent finalement moins sur les idées développées au sein de ce texte que sur leur représentant, à savoir Richard Millet lui-même2Pour lire un compte rendu du Désenchantement de la littérature de Richard Millet: «Leçon de misanthromorphie», dans Nonfiction.fr, le portail des livres et des idées, [en ligne]. http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm [Page en ligne depuis le 11 octobre 2007]..

Désir honnête et scrupuleux de restituer à son lecteur les grossièretés critiques qui ont accompagné son dernier texte? Ou plaisir malsain de ressasser en ricanant ce qui a définitivement fâché? Les premières pages de L’Opprobre dressent la liste, longue et laborieuse, mais finalement —n’est-ce pas aussi ce que cette énumération suggère?— éminemment consensuelle, des qualificatifs qu’une certaine critique littéraire a cru bon d’attribuer à l’auteur du Désenchantement de la littérature. Avec L’Opprobre, Millet s’arroge donc le droit légitime de répondre à ses contempteurs qui, pour l’occasion, deviennent, dans son imaginaire profondément empreint de manichéisme, des «ennemis» à abattre, des «agents du Démon» à neutraliser dans des phrases assassines.

Richard Millet pique, titille, exacerbe, agace, ironise, renchérit, en somme persiste et signe: la fureur de son Verbe atteint un paroxysme que ne connaissaient pas ses ouvrages précédents. La colère qui le porte, mais aussi cette conscience farouche d’être le dernier porteur d’une vérité que seule une lucidité hors du commun peut révéler, étranglent, asphyxient une syntaxe, toujours parfaite, souvent complexe, malaisée parfois. La profération, la vitupération, tout comme la vérité générale et universelle, ne peuvent, en dernier recours, que s’exprimer dans le fragment: à quoi bon édifier autour de ma thèse une argumentation solide si personne ne me comprend? Pourquoi lier ensemble des idées, former un système, si la critique décide de n’en retenir qu’une partie et, de surcroît, de la déformer? Voilà ce que, formellement, l’auteur de L’Opprobre semble nous dire.

Ainsi, Richard Millet atomise, en quelque sorte, ses thèses —il n’est pas exclu que ce soit aussi pour les rendre plus «digestes» à son lecteur. Car, ce que permet l’écriture par fragment, c’est aussi de fragiliser la mémoire de lecture: l’alternance et les effets multiples de variatio permettent de disperser l’attention du lecteur3La violence des thèses que Millet déploie «passe» mieux, me semble-t-il, par petites bouchées… D’où le «digeste» —en dépit du fait que les lecteurs, en effet, sont habitués à la nappe textuelle.. Les fragments évoquent, suggèrent, affirment: ils se dispensent de la contrainte qu’est le développement et s’auréolent d’un caractère irréfutable et implacable. La vérité, pour Richard Millet, ne se prouve pas, elle se dit —quitte à rester incompris.

 

Les trois vérités de Richard Millet

Plutôt, ce n’est pas une vérité, mais des vérités —c’est en tout cas ainsi qu’elles se présentent dans L’Opprobre— qui sont énoncées. Il y a, d’abord, la vérité métatextuelle, celle que l’auteur énonce sur son propre ars scribendi: par exemple, cette façon qu’il a de se purifier dans l’écriture en se [re]plongeant dans la sacralité de la langue et de sa syntaxe, s’illustrant dans la formule «Écrire, c’est…» qui inaugure certains fragments. Il y a, ensuite, la vérité plus généralement littéraire, celle qui se penche sur l’état actuel de la littérature, particulièrement sur le roman contemporain, dont Millet dénonce la médiocrité, l’inanité, le risque même qu’il représente, mais aussi le déclin qu’il symbolise. Il y a, enfin, ce que l’on pourrait appeler faute de mieux la vérité politico-historique que Millet compose selon un étrange amalgame, puisque le déclin de la littérature est assimilée à la démocratie, elle-même constituée d’éléments présentés comme négatifs: libéralisme, immigration, règne du Spectacle généralisé, illusion de l’égalité et de la paix entre citoyens comme entre les peuples, multiculturalisme. Les mots de Millet sont implacables pour qualifier tout cela: «délabrement spirituel de l’Europe», «décadence occidentale». Millet associe aussi déclin de la littérature et médiocrité humaine: selon lui, cette dernière ne touche pas seulement les écrivains contemporains, mais plus largement les Français, dont l’univers mental et l’absence de lucidité sont dignes d’être méprisés. Florilège: «En vérité que pourrais-je aimer dans une France qui s’oublie elle-même comme une malade et dont je méprise le peuple?» (p.15); «Peuple braillard, mesquin, émasculé, mais le cerveau encore tiraillé entre Versailles, New York et Moscou, les Français refusent à grands cris toute idée de sélection, alors qu’ils révèrent comme de grands prêtres les sélectionneurs des équipes de sport nationales» (p.58); «Si je leur trouve aujourd’hui une qualité [aux Français], c’est leur peu de sérieux, et leur insignifiance, et encore, celle-ci est-elle bruyante» (p.76); «Le Français est fidèle à son chien» (p.79); «Tout ce que je dis de la France, de la nullité de sa culture, de son agonie intellectuelle, un récent numéro de Time le clame à la face du monde4Pour lire l’article du Time magazine qui a tant agité l’intelligentsia française à la fin de l’année 2007: Donald Morrison, «The Death of French Culture. In Search of Lost Time», dans Time, [en ligne].
http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html [Page en ligne depuis le 21 novembre 2007].
» (p.173). Richard Millet fait mouche, dans un double coup de grâce, car au ridicule du cliché s’ajoute la blessure d’orgueil —on ne touche pas à l’exception française.

Ces trois «vérités», qu’on pourrait dire respectivement soutenues par l’écrivain, l’éditeur et l’homme, sont toutes motivées par un même refus: celui de «l’horizontalité». L’horizontalité, c’est une des façons qu’a l’être de considérer le monde qui l’entoure. Dans cette perspective, les idées, ou les seules perceptions, restent planes, comme nivelées. Pour Richard Millet, cette horizontalité possède des causes politico-religieuses: elle est née de l’avènement de la démocratie ou plutôt de la dégradation de celle-ci en démocratie libérale, elle s’explique avec la mort de Dieu, c’est-à-dire avec l’extinction progressive de la foi, et plus spécifiquement de la croyance catholique— ce qui peut se résumer ainsi: «la Technique, le Système, le Spectacle, le Nihilisme obscurcissent le monde» (p.20). Ce dégoût du monde tel qu’il est s’exprime en termes très violents: Millet est «en guerre», voudrait anéantir les hordes d’écrivains «insignifiants», «et ce serait une erreur de ne pas leur écraser la tête» (p.155), et se présente comme «un meurtrier en puissance» (p.174)… Ce qu’il manque dans le monde selon Richard Millet, c’est une verticalité, un Dieu qui ferait lever la tête, des hommes qui domineraient, par le savoir qu’ils détiennent, d’autres hommes, des livres qu’on serait enfin en mesure de hiérarchiser selon leur qualité littéraire, des idées qui prévaudraient sur d’autres grâce aux valeurs qu’elles déploieraient. La morale en négatif que nous propose Richard Millet —exhiber les Démons, dire où est le Mal, pour signifier à ses lecteurs ce qu’ils doivent refuser— me pose un double problème: d’abord, parce qu’elle prend appui sur une vengeance personnelle (on ne peut pas, au sein d’un même ouvrage, même s’il se déploie par fragments, et régler ses comptes et livrer une vision du monde teintée de tant de rancune); ensuite, parce que ses idées sont parasitées par une mise en scène de soi problématique.

C’est lorsqu’elles portent sur les causes du déclin de la littérature que les idées de Richard Millet deviennent problématiques: même si Millet revendique sans cesse son souhait d’être, envers et contre tout, politiquement incorrect —ce qu’on ne lui reproche pas, d’ailleurs—, son ton frôle souvent un excès qui, chez un homme qui se définit comme «barbare par excès de raffinement» (p.147), jure un peu… S’il est, comme il le prétend, le dernier représentant des valeurs de courtoisie, d’élégance et de tenue propres à une certaine culture française dont la langue serait le paradigme, pourquoi se laisser aller à la vulgarité qu’il condamne? Que sa cruauté s’acharne, vengeresse, contre ses adversaires, soit. Mais la généralisation idéologique à laquelle Richard Millet cède parfois dessert indéniablement et son propos et lui-même. J’ai relevé, au fil de ma lecture, un tic stylistique éloquent: Millet ponctue fréquemment son texte de «donc» («la jeunesse à tendance sociale, donc vulgaire», [p.96], «un récit de gauche, donc idéaliste, c’est-à-dire nihiliste», [p.139]), de «c’est-à-dire» («Le bonheur est une idée païenne —c’est-à-dire petite-bourgeoise», [p.150]) et de «soit» («Il ne s’agit pas cependant de céder à la stylisation, si proche de l’idéalisation, soit des ruses du Diable», [p.99]), qui favorisent une pensée «en raccourcis», réunissant des éléments que la prose ligote entre eux, grâce à sa capacité démonstrative, mais dont le lien réel semble plus lâche…

Banni, isolé, exclu, tels sont les termes que Richard Millet emploie pour définir sa position dans le champ littéraire actuel et plus généralement en France: «Je me situe toujours ailleurs» (p.17). Mais dans un dédain souverain, et grâce à l’orgueilleuse idée qu’il se fait de lui-même, il exalte et revendique ce qu’il nomme son «apartheid mental». Cette mise à l’écart initiale, volontaire, recherchée même («être scandaleux par auto-exclusion de l’espace public», [p.162]), est entérinée, depuis quelques années, par les réactions de ses pairs. Elle est interprétée par Richard Millet comme une preuve de sa supériorité —inutile de dire qu’elle lui permet aussi de faire parler de lui. On ne s’attardera pas sur le côté parfois doucement paranoïaque de certains fragments: l’illusion d’être le seul à détenir ce que tout le monde a perdu, une langue, une foi, une culture, lui permet de revêtir son œuvre d’un vernis particulier, fait d’unicité et d’élévation. Conscience étrange mais sincère de l’écrivain Millet ou habile stratégie auctoriale fomentée par l’éditeur qu’il est aussi? Parfois, la nostalgie pointe —«nommer […] c’est […] marquer une estime dont je cherche en vain un écrivain qui me la témoigne» (p.56)—, comme si cet isolement n’était pas complètement assumé: «Quand on ne me réprouve pas, on me passe sous silence —autre manière d’injure» (p.101).

 

De Millet à Montherlant

Osons, pour finir, une comparaison. Il est étonnant qu’Henry de Montherlant n’apparaisse jamais explicitement dans l’intertexte, en tous points classique, qui prend place dans L’Opprobre. Pourtant, il serait intéressant de rapprocher ces deux figures. Car comme Richard Millet l’est aujourd’hui, Montherlant était soutenu par une œuvre de qualité, qu’il savait de qualité, et par la certitude d’être un écrivain incompris de son public et de ses critiques…

Quelques exemples: l’orgueil qui soutient Millet au-dessus de la médiocrité qui l’entoure («Ma voix est donc celle de la vérité. Je n’écrirais pas si je ne me maintenais pas à cette hauteur.», [p.12]) ressemble assez à cette hauteur de vue que Montherlant a toujours revendiquée dans ses essais («Je n’ai que l’idée que je me fais de moi-même pour me soutenir sur les mers du néant» écrit-il dans Service inutile); la figure de «moine-soldat» dès les premières pages de L’Opprobre pourrait aisément être rapprochée des dernières pages de la préface de Service inutile («Mais quid du présent? Le moine-soldat! C’est autour de cette figure un peu déroutante que tournent aujourd’hui ma pensée et ma rêverie»); et «le chant profond de la langue» dont parle Millet (p.89) est ce même cante jondo sur lequel écrit Montherlant dans Service inutile toujours5Pour les trois dernières références, voir: Henry de Montherlant, Essais, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1963, p.598, p.605, p.592.. On pourrait rajouter, de manière plus générale, que ces deux auteurs se retrouvent aussi sur la nécessité pour l’auteur de se «désolidariser» de l’actualité pour privilégier l’établissement de son œuvre, sur le refus, enfin, d’appartenir à un «groupe» littéraire quelconque —adhésion inadmissible pour des auteurs qui se veulent «insituables», clairement «au-dessus de la mêlée». Lors de la première publication de cette lecture, Pierre Assouline avait considéré que la comparaison entre Millet et Montherlant était peu convaincante6Ses propres arguments sont ici: Pierre Assouline, «Moi contre le reste du monde», dans La République des livres, [en ligne].
http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/ [Page en ligne depuis le 12 avril 2008]. Cette lecture avait été publiée dans une version différente le 2 avril 2008 dans une revue en ligne aujourd’hui disparue, Biffures.org.
: mettons-le aujourd’hui au défi. De qui est cette phrase? «Le succès n’est pas la gloire, mais presque son contraire. Le succès repose souvent sur un malentendu […]. À un très haut degré, le succès est évidemment le résultat d’une collaboration putassière entre l’esprit de l’époque et le goût du public.» Ainsi, Montherlant et Millet entretiennent bien des coïncidences littéraires —dont je n’ai fait qu’esquisser les possibles. Peut-être que le parcours littéraire du premier pourrait éclairer, chez les lecteurs, les prises de position et la posture auctoriale du deuxième.

C’est avec impartialité que j’ai tenté de décrypter L’Opprobre de Richard Millet, parce c’est un exercice auquel finalement peu de critiques se sont livrés, leur indignation ayant pris le pas sur leur esprit d’analyse. Les rares commentaires actuels de L’Opprobre ressemblent étrangement à ceux qu’avait essuyés Le Désenchantement de la littérature: ils dénoncent la dangerosité d’une pensée attisée par la haine et qui se dévoile sans complexe quand elle aborde les questions du racisme, de l’islamisme, de l’homosexualité, etc. Objectivement, la pensée de Richard Millet a l’avantage de susciter l’agitation dans un monde littéraire plutôt sclérosé en se présentant comme un contrepoint radical —nécessaire à toute dialectique, et donc à tout débat intellectuel. Mais si, à présent, je me laisse submerger par ma subjectivité, travaillée depuis l’enfance par les notions de tolérance, d’égalité, de justice, et de laïcité, la pensée de Richard Millet a quelque chose d’effrayant. Qu’importe? Quel que soit l’effort fait pour comprendre sa prose, et ne pas vérifier sa prophétie («je donne un texte fragmentaire, on le dira inégal par nature, contradictoire, attaquant certains fragments qui dispenseront de lire l’ensemble», [p.106]), s’il lit ces lignes, l’auteur de L’Opprobre me rangera sûrement parmi les critiques gauchistes qui sympathisent avec le Diable et conclura ainsi: «On me lit mal» (p.120).

  • 1
    Richard Millet, Le Dernier écrivain, Fata Morgana, 2005; Le Désenchantement de la littérature, Paris, Gallimard, 2007; L’Opprobre, Paris, Gallimard, 2008.
  • 2
    Pour lire un compte rendu du Désenchantement de la littérature de Richard Millet: «Leçon de misanthromorphie», dans Nonfiction.fr, le portail des livres et des idées, [en ligne]. http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm [Page en ligne depuis le 11 octobre 2007].
  • 3
    La violence des thèses que Millet déploie «passe» mieux, me semble-t-il, par petites bouchées… D’où le «digeste» —en dépit du fait que les lecteurs, en effet, sont habitués à la nappe textuelle.
  • 4
    Pour lire l’article du Time magazine qui a tant agité l’intelligentsia française à la fin de l’année 2007: Donald Morrison, «The Death of French Culture. In Search of Lost Time», dans Time, [en ligne].
    http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html [Page en ligne depuis le 21 novembre 2007].
  • 5
    Pour les trois dernières références, voir: Henry de Montherlant, Essais, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1963, p.598, p.605, p.592.
  • 6
    Ses propres arguments sont ici: Pierre Assouline, «Moi contre le reste du monde», dans La République des livres, [en ligne].
    http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/ [Page en ligne depuis le 12 avril 2008]. Cette lecture avait été publiée dans une version différente le 2 avril 2008 dans une revue en ligne aujourd’hui disparue, Biffures.org.
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