Entrée de carnet

L’univers gravite autour d’un gigot d’agneau

Simon Brousseau
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Jauffret, Régis. Univers, Univers. Paris, Verticales/Le Seuil, 2003, 611 pages.

 

Fictions et possibles

Le récit est défini le plus souvent comme étant une mise en intrigue, ce qui implique une forme de tension narrative ainsi que son dénouement. Cet aspect téléologique d’une action1Spécifions que nous adhérons ici à la définition que Ricoeur propose de l’action, qui englobe les changements internes vécus par les personnages: «Par action, on doit pouvoir entendre plus que la conduite des protagonistes produisant deschangements visibles de la situation, des retournements de fortune, ce qu’on pourrait appeler le destin externe des personnes. Est encore action, en un sens élargi, la transformation morale d’un personnage, sa croissance et son éducation, son initiation à la complexité de la vie morale et affective. Relèvent enfin de l’action, en un sens plus subtil encore, des changements purement intérieurs affectant le cours temporel lui-même des sensations, des émotions, éventuellement au niveau le moins concerté, le moins conscient, que l’introspection peut atteindre.» Paul Ricoeur, Temps et récit 2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Éditions du Seuil (coll. Points essais), 1984, p.23. qui chemine vers sa résolution serait sa nature propre. En effet, la configuration narrative est étroitement liée à l’expérience que nous avons du temps, laquelle passerait toujours, d’une certaine façon, par une mise en récit. C’est du moins ce que propose Paul Ricoeur dans Temps et récit lorsqu’il affirme que «le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle2Paul Ricoeur, Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil (coll. Points essais), 1983, p.17.». Pour le formuler autrement, le récit implique un changement, l’évolution d’une situation, aussi minime soit-elle.

L’aspect linéaire du récit que j’évoquais à l’instant, avec un début, un milieu et une fin, englobe un très large pan de la production écrite. Cela est explicable par la structure du langage; une phrase écrite est forcément linéaire, et il semble logique qu’un récit, constitué de phrases, le soit tout autant. Or, des oeuvres de fiction travaillent à créer certaines zones de liberté au sein de cette rigidité du langage, ne serait-ce qu’en les suggérant. C’est le cas par exemple du classique «Jardin aux sentiers qui bifurquent» de Jorge Luis Borges. Ce texte met en scène Ts’ui Pên, un homme qui entreprit d’écrire un roman qui serait aussi une métaphore du labyrinthe du temps. Le narrateur affirme à un moment que «[d]ans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent3Jorge Luis Borges, Fictions, traduit de l’espagnol par P. Verdevoye, Éditions Gallimard, 1957, p.100.». Ainsi, le projet de Ts’ui Pên était de déjouer la linéarité du récit afin de donner à lire l’infinité des possibles, l’écheveau de possibilités parmi lesquelles quiconque, au cours de sa vie, se débat en faisant des choix.

Cette idée fertile de Borges, celle d’explorer par le récit une conception du temps délinéarisé, je la retrouve exploitée avec force dans Univers, Univers, un livre de Régis Jauffret tout à fait singulier dans son traitement de la temporalité. C’est en réfléchissant aux liens entre la mise en récit et l’expérience du temps que je souhaite aborder cette oeuvre. Ce faisant, je traiterai la question des possibles de l’existence contemporaine, qui est corollaire au traitement du récit que propose Régis Jauffret.

 

Ce vide absolu qui effraie

Dans Univers, Univers, Régis Jauffret entreprend d’explorer les divers possibles liés à une situation initiale des plus minimales. Une femme est chez elle et observe le gigot d’agneau qui cuit dans son four. D’un moment à l’autre, son mari devrait rentrer du travail, et plus tard, des invités se joindre à eux. Le lendemain, ils rendraient visite aux Pierrots, un couple d’amis. Cependant, les acteurs de cette situation deviennent dans le livre de Jauffret autant de variables sujettes à d’innombrables modulations. Durant six cents pages, la situation de base demeure inchangée. Elle n’évolue pas. Ce sont plutôt les composantes de l’existence de ces personnages qui sont investies par la fiction. Le personnage de la femme se voit doté d’une centaine de noms, d’existences différentes, et il en va de même pour chacun des protagonistes. Toutefois, une autre constante demeure, et c’est l’humour noir, l’ironie et parfois le cynisme de Régis Jauffret, lequel soumet ses personnages à d’innombrables vies en révélant la souffrance et l’horreur de chacune de celles-ci. L’écrivain a un talent certain pour imaginer des vies fictives, et force est d’admettre qu’il en a tout autant pour assassiner ses personnages. Ce passage, où les existences humaines sont décrites comme étant l’objet d’une sorte de massacre perpétuel, chaque génération remplaçant la précédente dans l’expérience de la souffrance, rend bien la tonalité de l’ensemble de l’oeuvre:

Elle pense qu’ailleurs rien ne se produit, elle ne respecte pas la souffrance, elle est indifférente au passé, à l’avenir, elle n’est que cet éclair de conscience, trop furtif pour percer vraiment la nuit. Elle regarde le ciel, elle ferme les yeux, et ce moment fait partie de son apparition, de sa vie de femme, d’humaine, son apparition inaperçue dans le massacre des générations qui se succèdent comme autant de troupes fraîches et vite liquidées. (p.20)

Ce qui est remarquable avec ce livre qui multiplie les possibles, c’est qu’il s’en dégage paradoxalement une impression amère d’enfermement dans la fatalité. Malgré le nombre imposant de variations auquel Régis Jauffret s’adonne, celui-ci invite à considérer l’étroitesse des possibles qui s’offrent à nous, contemporains occidentaux. C’est-à-dire que les libertés qui nous sont proposées y sont présentées comme étant strictement délimitées par le monde qui les accueille. La femme peut avoir diverses carrières, elle peut marier différents types d’hommes, et les Pierrots peuvent adopter plusieurs visages, plusieurs tempéraments mais, au final, tous sont prisonniers d’une sorte de déterminisme malsain que Jauffret dépeint de façon implicite: nos contemporains sont malheureux, et quand l’un d’eux meurt, il y en a toujours un autre pour prendre sa place. On peut y lire une critique de la chosification du sujet contemporain où les individus sont traités comme étant des fonctions désincarnées, susceptibles à tout moment d’être remplacés par un anonyme capable de répondre aux mêmes attentes imposées par le système4La chosification du sujet contemporain a fait, et fait encore couler avec raison beaucoup d’encre. Pour en saisir les enjeux, la lecture de Theodor W.Adorno et de Max Horkheimer demeure un incontournable. Ceux-ci soutiennent par exemple l’idée que «[l]’unité d’une collectivité manipulée repose sur la négation de l’individu, elle est la caricature d’une société qui serait capable d’en faire un individu.» Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1974 [1944], p.30.. La société y apparaît comme étant bien rangée: chaque individu vit dans une case qu’il a pu choisir, ou pas, mais le nombre en est limité.

 

La littérature aussi bifurque

Sous ce traitement plutôt sombre de la réalité qu’habitent sans repos les personnages du livre, se trouve également une critique portant sur les conventions de l’écriture de fiction. En cela, Régis Jauffret demeure cohérent: la violence qu’il fait subir à ses personnages, il l’inflige également aux normes d’écriture. L’une d’elles, que j’ai identifiée d’entrée de jeu, est la linéarité du récit. La mise à mal de cette règle qui est à la base de notre culture livresque est accompagnée, chez Jauffret, d’une critique des écritures à prétention réaliste. Avec cet écrivain, nous sommes résolument dans la fabulation, l’imaginaire. D’ailleurs, la reprise incessante de l’incipit vient rapidement, à la lecture, bousiller tout effet de réel. On ne nous laisse pas le temps de nous immerger dans les récits, qui sont sans cesse interrompus afin de recommencer en adoptant un autre point de vue. Ce travail sur les formes de la fiction, Régis Jauffret en a fait un véritable projet, comme en témoigne cette affirmation tirée d’une entrevue: «[D]ans chacun de mes livres j’ai toujours démonté la fiction, le roman. J’ai toujours fait avancer la charrette, la littérature, cette vieille bourgeoise liftée, fardée, qui n’avance qu’à coups de pied au cul5Propos recueillis par Céline Ngi, Fluctuat.net, En ligne: http://livres.fluctuat.net/regis-jauffret/interviews/4843-entretien-avec-regis-jauffret.html, [consulté le 1 mai 2010].».

Ce qui se profile, dans Univers, Univers, c’est d’abord l’idée que le monde fictionnel construit par un auteur n’est qu’accessoirement le monde des personnages qui l’habitent. Ils sont des pantins, des corps vides à travers lesquels l’écrivain se balade afin d’offrir sa subjectivité au lecteur. C’est ce phénomène que Jauffret pointe du doigt dans ce passage important:

[L]a littérature raconte des histoires, elle suscite une foule de gens qui lui doivent tout. Cette femme devant son four n’existe nulle part ailleurs que dans ce roman, tous les autres univers lui sont fermés. Mais comme elle n’existe pas, c’est moi qui depuis tout à l’heure rôde dans cet appartement, m’assois sur la terrasse, scrute le gigot, et attends ce mari que je suis tout autant que les improbables voisins du dessus, ceux du dessous avec leur gamin fou, sans compter le voisinage plus éloigné ou tout à fait lointain. Je suis la ville, le monde, je l’entoure comme une membrane, un amnios. (p.34)

À lire cet extrait, nous pourrions croire que Jauffret nie toute relation entre le monde réel, celui que nous habitons, et les univers de fiction. Il me semble pourtant que ce n’est pas le cas. Bien que l’imaginaire domine dans Univers, Univers, il n’en demeure pas moins que les situations racontées, une fois reconfigurées par l’acte de lecture, se voient dotées d’une forte portée référentielle. Nous sommes tous, à certains degrés, ces hommes qui rentrent le soir au foyer, ou ne rentrent pas, trompent leur femme, l’aiment, la négligent, ou encore ces femmes qui attendent, qui se lassent d’attendre, qui font leur valise, qui se suicident, qui entreprennent des démarches de divorce, etc. Autrement dit, si un récit de facture linéaire permet l’identification du lecteur a un personnage par les pouvoirs de l’immersion, Univers, Univers propose quant à lui une suite de variations, d’épuisement des possibles où, à un moment ou à un autre, nous rencontrerons une proposition qui viendra percer une brèche dans la membrane de la fiction pour venir se superposer à notre propre expérience du réel.

Ainsi, l’exploration des possibles liés aux existences qui bifurquent dans le temps crée, si j’ose dire, un nouveau type de relation entre le lecteur et le texte. Plutôt que de suivre le fil narratif d’une intrigue, le lecteur est invité à surplomber l’univers de fiction afin d’en observer les mécanismes. On aura remarqué qu’une impression de déterminisme pesant sur les existences humaines se dégage de ce procédé. Le plus troublant, et c’est ce que j’ai voulu faire entrevoir en développant sur les liens qui se dessinent entre nos existences bien réelles et celles inventées par Régis Jauffret, c’est que ce déterminisme n’est peut-être pas aussi éloigné du monde réel que l’auteur veut bien nous le faire croire. Il n’y a, après tout, qu’une virgule entre les deux univers du titre, et je suis enclin à croire que nous ne sommes pas totalement étrangers à l’un de ceux-ci. Ricoeur, en réfléchissant aux liens entre le récit de fiction et le récit historique, insiste sur l’idée que, dans les deux cas, le réel est bel et bien concerné:

Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Cette remarque prend toute sa force quand nous évoquons la nécessité de sauver l’histoire des vaincus et des perdants. Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit.6Paul Ricoeur, op. cit., p. 143.

Cette idée de l’histoire de la souffrance qui appelle le récit n’est pas étrangère, à mon avis, à la démarche de Régis Jauffret. Bien que celui-ci n’affiche aucune compassion à l’égard des personnages qu’il projette dans des situations qui sont le plus souvent horribles, il reste que son livre permet de faire l’expérience saisissante de l’accumulation d’existences bafouées. Ricoeur affirme que la souffrance rend nécessaire le récit, et Jauffret, dans cette logique, ne peut que multiplier les récits tant les souffrances sont nombreuses.

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    Spécifions que nous adhérons ici à la définition que Ricoeur propose de l’action, qui englobe les changements internes vécus par les personnages: «Par action, on doit pouvoir entendre plus que la conduite des protagonistes produisant deschangements visibles de la situation, des retournements de fortune, ce qu’on pourrait appeler le destin externe des personnes. Est encore action, en un sens élargi, la transformation morale d’un personnage, sa croissance et son éducation, son initiation à la complexité de la vie morale et affective. Relèvent enfin de l’action, en un sens plus subtil encore, des changements purement intérieurs affectant le cours temporel lui-même des sensations, des émotions, éventuellement au niveau le moins concerté, le moins conscient, que l’introspection peut atteindre.» Paul Ricoeur, Temps et récit 2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Éditions du Seuil (coll. Points essais), 1984, p.23.
  • 2
    Paul Ricoeur, Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil (coll. Points essais), 1983, p.17.
  • 3
    Jorge Luis Borges, Fictions, traduit de l’espagnol par P. Verdevoye, Éditions Gallimard, 1957, p.100.
  • 4
    La chosification du sujet contemporain a fait, et fait encore couler avec raison beaucoup d’encre. Pour en saisir les enjeux, la lecture de Theodor W.Adorno et de Max Horkheimer demeure un incontournable. Ceux-ci soutiennent par exemple l’idée que «[l]’unité d’une collectivité manipulée repose sur la négation de l’individu, elle est la caricature d’une société qui serait capable d’en faire un individu.» Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1974 [1944], p.30.
  • 5
    Propos recueillis par Céline Ngi, Fluctuat.net, En ligne: http://livres.fluctuat.net/regis-jauffret/interviews/4843-entretien-avec-regis-jauffret.html, [consulté le 1 mai 2010].
  • 6
    Paul Ricoeur, op. cit., p. 143.
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