Entrée de carnet

Des charognes et des hommes

Daniel Grenier
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Messier, William S.. Épique. Montréal, Marchand de feuilles, 2010, 273 pages.

 

De Trois-Pistoles à Bedsford

Il est difficile, à la lecture du premier roman de William S. Messier, Épique, de ne pas se souvenir de cette lettre-ouverte aux jeunes romanciers que Victor-Lévy Beaulieu avait fait paraître dans La Presse, il y a de cela quelques années1Victor-Lévy Beaulieu, «Nos jeunes sont si seuls», La Presse, 29 février 2004. La lettre n’est pas disponible sur le web, mais il est encore possible de lire la réponse de l’écrivaine Marie Hélène Poitras, dans les archives du journal Voir : Marie Hélène Poitras, «Nous ne sommes pas si seuls», dans Voir, [en ligne]. http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&section=10&article=30096 [Texte en ligne depuis le 11 mars 2004].. À l’époque, la lettre avait créé tout un émoi dans la communauté littéraire et avait forcé les écrivains visés directement et indirectement à réagir ainsi qu’à prendre position. Beaulieu reprochait plusieurs choses aux écrivains de la génération montante, comme leur absence d’expérimentation langagière, leur renfermement sur eux-mêmes et leur obsession pour un Plateau Mont-Royal de trentenaires désabusés. Il les accusait de ne pas s’intéresser à leurs ancêtres et de se confiner à une étude fragmentaire et fragmentée de leur propre nombril.

Cette lettre-ouverte, qui date de 2004, s’adressait à des écrivains et écrivaines né(e)s dans les années soixante-dix, à la queue de ce qu’on a appelé la génération X. Qu’on soit d’accord ou non avec le plaidoyer et les constats de l’auteur du Don Quichotte de la démanche, il est intéressant de constater qu’en quelques six années, le vent a tourné, et qu’il lui serait maintenant difficile d’atteindre les mêmes conclusions. L’arrivée sur le marché d’une toute nouvelle génération d’éditeurs y est peut-être pour quelque chose, en ce que l’offre littéraire québécoise traditionnelle s’est vue transformée profondément. L’apparition durant les derniers dix ans de jeunes maisons dynamiques et téméraires comme Les Allusifs (2001), Marchand de feuilles (2001), Le Quartanier (2003), ou Alto (2005), témoigne non seulement de la vigueur de la relève à l’intérieur même du champ littéraire, mais également d’un véritable renouveau des enjeux, des thèmes et des espaces fictionnels abordés et investis par les jeunes créateurs. Par exemple, il n’est plus tout à fait soutenable d’avancer que le Montréal contemporain soit la seule « scène d’énonciation » possible, alors que quantité de romans et récits québécois se réclament d’une identité régionale forte ainsi que d’un cheminement historique particulier. On n’a qu’à penser au Tarmac de Nicolas Dickner (2009) ou au Bestiaire d’Éric Dupont (2008).

Publié cette année aux éditions Marchand de feuilles, le roman Épique de William S. Messier appartient à ce nouveau souffle éditorial. Il s’inscrit dans cette lignée particulière de récits québécois contemporains qui ne témoignent pas d’un besoin de s’interroger sur le fait d’être en périphérie puisque le centre n’est plus un concept programmatique. Épique est le second livre de Messier, après le recueil de nouvelles conceptuel intitulé Townships, également paru au Marchand de feuilles, en 2009, et sous-titré «Récits d’origine». Comme le premier, le second livre installe son récit et sa narration dans les Townships, les Cantons-de-l’Est, à la manière d’un bateau jetant l’ancre, autant pour observer prudemment un paysage connu et chéri par l’auteur que pour survivre à un déluge de références symboliques fortes qui viennent nourrir l’histoire et le folklore de la région. Les individus légendaires comme les magasins à rayons ont leur place ici, agrandis et/ou déformés par le langage hyperbolique de l’imaginaire:

– Sais-tu ce qu’ils devraient faire? Ils devraient obliger tout le monde à magasiner chez Korvette. En plus de forcer le propriétaire à changer sa christie de vitrine ultra-laide, ça ferait réaliser au monde entier à quel point c’est le magasin le plus incroyablement hot de l’existence.
– Qu’est-ce que t’as acheté?
– «Acheté»? Non, non, tu, ouvre les guillemets, achètes, ferme les guillemets, du lait. Tu, ouvre les guillemets, achètes, ferme les guillemets, des bobettes. OK, d’accord, très bien. Mais, chez Korvette, t’achètes rien. T’adoptes et t’assimiles une façon de vivre, de consommer. T’achètes rien, man. […]
– J’avoue quand même que le Korvette a sa façon unique de nous charmer. Savais-tu que celui à Stanstead a changé la typo de son affiche? Ça ressemble à une pancarte de bed and breakfast à thématique de donjons et dragons.
– C’est à peu près les quatre seules affaires qu’ils ne vendent pas: des lits, des déjeuners, des donjons et des dragons. (p.42-43)

 

Sur la route des Cantons

La première partie du roman, justement intitulée «Un débit maximal de données», nous présente le narrateur, Étienne, un jeune homme littéralement sans histoire, mais assailli par les anecdotes et les souvenirs, qu’il tentera de réunir dans un récit cohérent, à la manière d’une de ses idoles, Einstein:

Je me dis qu’entre mon prénom, Étienne, et le nom d’Einstein, il n’y a que très peu de différence. C’est-à-dire qu’on pourrait facilement faire une faute en écrivant «Einstein» et ça donnerait mon prénom, et vice-versa. Entre l’homme et moi, c’est autre chose. Il est grandiose et moi, je suis quoi? Je suis convaincu, en tous cas, qu’après avoir survécu au déluge qui a frappé la région de Brome-Missisquoi en 2005, j’ai atteint une salle voisine de celle des grands hommes comme Einstein, dans le Temple de la renommée de la race humaine. (p.13)

Que ce récit soit en bout de ligne «épique», cela ne fait aucun doute, dans la mesure où l’histoire que nous raconte Étienne n’est ni la sienne, ni celle de Valvoline, son amie «costaude», mais celle d’une situation à la fois banale et catastrophique, et des moyens entrepris par des hommes et des femmes à la fois ordinaires et mythiques afin de s’y adapter.
Étienne, dès l’incipit, nous prévient que son rôle n’a été qu’accessoire dans «les événements de 2005» (p.13), et que s’il fait figure de protagoniste, c’est uniquement parce qu’en racontant, il devient automatiquement le centre de la perception. Mais son récit en est un parmi tant d’autres, qui s’inscrira idéalement dans un folklore, dans la mythologie déjà grandissante du déluge de juin 2005 et dans l’imaginaire toujours un peu plus débordant de la région entière. Étienne, en prenant la parole, cherche à la fois à nous faire part d’une surabondance de récits et à appartenir à cette même surabondance.

Au moment où le roman commence, Étienne est en train de terminer son dernier quart de travail à l’entrepôt de produits pharmaceutique de McStetson Canada Inc. et s’apprête à faire un choix qui va changer le cours de son été, pour ne pas dire de son existence. Lors de la pause du souper, après avoir longuement pesé le pour et le contre, le jeune employé décide en effet de quitter son poste et de retourner sur le marché du travail. Il appelle alors sa grande amie Valvoline qui vient le chercher en voiture. Dans les jours qui suivent, Étienne se présente au Centre local d’emploi où il fait la connaissance de la jolie Élizabeth qu’il surnomme la licorne, à cause de sa beauté mythique, qui lui trouve rapidement une place d’équarisseur-pigiste aux côtés du non moins mythique Jacques Prud’homme, légende vivante du comté.

Commence alors l’histoire d’un été fatidique passé à ramasser des carcasses d’animaux le long des routes qui sillonnent les cantons. Étienne raconte avec un bonheur teinté d’un doux sarcasme la relation qu’il entretient durant quelques semaines avec Prud’homme, cet être doué d’ubiquité qui trône au sommet du panthéon des personnages de la mythologie régionale. On le dit fort comme dix hommes et aussi infatigable qu’une locomotive. On dit de lui qu’il a tout fait, et souvent qu’il a réalisé trois ou quatre exploits en même temps. Les récits sur sa vie et sur son compte sont aussi inépuisables que la pluie qui commence à s’abattre sur le tout Brome-Missisquoi à la fin juin 2005.

Son nom figure en lettres attachées sous chaque viaduc, sous chaque pont, enfin sous chaque structure en béton de la région. Quelqu’un sillonne les villages depuis qu’il est tout jeune pour repasser par-dessus les lettres qu’on aurait effacées ou que la pluie aurait lavées, avec un morceau de charbon, de sorte que personne ne l’oublie. La directrice de l’école primaire Sainte-Famille, à Granby, était une fan finie et lui vouait un culte semi-érotique : chaque année, les enfants du deuxième cycle avaient comme projet de compiler les récits qui circulaient au sujet de Prud’homme, pendant que les jeunes du premier cycle devaient tenter d’en faire le portrait, en fonction des descriptions que la directrice leur donnait. Même les plus réalistes le dessinaient comme un géant disproportionné et monstrueux, certains lui faisaient cracher du feu, d’autres le faisaient voler. (p.75-76)

Accolé à Prud’homme, et au fil des anecdotes et des épisodes racontés sous forme de chapitres courts, le narrateur nous fait part de ses interrogations et de ses angoisses, parfois existentielles, parfois puériles. Les péripéties se succèdent, sur fond de pluie battante qui mènera aux pires inondations que la région ait connues. Le ton du récit reste toutefois léger et digressif. Étienne nous explique entre autres comment s’est formée la «secte» des Charognards, nous montre comment ramasser un cadavre de moufette, nous rappelle en dialoguant avec Valvoline qu’il est difficile de choisir entre deux super-pouvoirs aussi différents que l’invisibilité et la capacité de voler:

-Écoute ça: entre voler pis être invisible, c’est l’idée de justice qui fait la différence. Lequel des deux pouvoirs permet de combattre le crime de la façon la plus complète et efficace?
-Euh, j’ai pas trop pensé à ça, tsé.
-Dans un braquage de dépanneur mettons, ça te donne pas grand-chose de voler, à moins d’être dans un dépanneur ultramoderne, tsé avec un plafond cathédrale comme en sortant de l’autoroute 10, à Bromont. Encore là, imagine que tu voles au-dessus du criminel. Après, tu fais quoi? (p.221-222)

Par l’entremise de la voix d’Étienne, Messier nous informe sur la vie comme elle est vécue à l’intérieur d’un système géographique et identitaire quasi autarcique, en retrait des grands centres urbains et près d’une certaine réalité plus grande que nature. Les Cantons que le lecteur découvre, visite ou revisite, sont un lieu hybride, profondément teinté par le mélange inédit des cultures qui s’y est opéré depuis que les Loyalistes sont venus s’y installer lors de la Révolution Américaine. Le bilinguisme ambiant, l’influence de la culture américaine frontalière, la recrudescence démographique francophone des trois dernières générations, sont quelques-uns des aspects de la région qui sont intégrés à l’univers de Messier à travers une fascination pour la topographie, par exemple, ou à travers l’appropriation douce-amère d’un certain kitsch nostalgique propre au passage générationnel.

Le banal et l’extraordinaire

Loin du Plateau Mont-Royal et de ses 5 à 7 branchés, Épique est un roman d’apprentissage en pick-up rapaillé sur fond de déluge biblique. Le lecteur y est invité à faire la connaissance de personnages qui sont à la fois plus complexes qu’ils ne paraissent et bien plus simples que ce qu’on en dit. Les quelques semaines passées en compagnie de Jacques Prud’homme, le héros surhumain des Townships, vont faire comprendre à Étienne que ce n’est pas tant les légendes qui font les hommes que leur capacité à se définir et à agir au milieu d’un continuel tourbillon de légendes. Et à l’inverse, que ce n’est pas tant dans les légendes qu’on trouve les surhommes, mais plutôt dans les hommes qu’on trouve les légendes:

Je pus le regarder ramasser une douzaine de charognes dans différents coins de la ville, pliant les genoux et poussant un soupir énergique en se relevant, Jacques n’avait vraiment rien d’héroïque. Je le vis effectuer le même genre de mouvement dans son salon pour ramasser une miette de biscuit soda ou dans sa cour pour arracher une mauvaise herbe. Dans ma tête, il n’avait jamais fracassé de record sportif: il nettoyait sa piscine, il démontait son abri Tempo, il chauffait un tracteur à gazon dont il aiguisait régulièrement les lames. (p.81)

Lui-même personnage énigmatique et difficile à cerner, en sa qualité confuse d’adulte-enfant, oscillant sans cesse entre son désir de voler et son désir d’invisibilité, Étienne décrit le monde qui l’entoure avec les yeux d’un conteur à la fois expérimenté et naïf, avec la voix d’un jeune homme à la fois désabusé et fasciné par les personnages hauts en couleur qui peuplent son quotidien et son imagination. De la première charogne de raton écrasé sur le bord de la route 139 entre Cowansville et Dunham jusqu’à la montée fulgurante des eaux qui donnera son vrai sens au nom du mont Pinacle, à Coaticook, Étienne amène le lecteur avec lui sur les chemins raboteux de son été aussi orageux que merveilleux. Le ton de sa narration est celui du raconteur, rappelant le tall tale2Le tall tale est un récit typique de la tradition orale américaine qui raconte des évènements extraordinaires tout en les insérant dans une narration banalisante, de manière à donner l’impression qu’ils sont véridiques. Par l’entremise de l’hyperbole, de l’exagération et autres techniques rhétoriques, le conteur raconte habituellement ses propres exploits et mésaventures ou celles d’un héros que tout le monde connaît, tel Davy Crockett ou Paul Bunyan. américain, qui se doit d’être d’un côté banalisant et de l’autre incroyable.

En fait, c’est là tout son charme; et c’est là toute la force de l’écriture de Messier, à la fois archaïque et oralisante, dans son jeu constant sur le vernaculaire et le passé simple, qui s’ancre dans une réflexion sur les origines de nos récits communs. Avec Épique, Messier reconduit la puissance du conte et du conteur, cet être un peu sournois qui sait très bien que c’est à travers une apparente banalisation des événements et des acteurs aux prises avec leurs conséquences que ceux-ci acquièrent leur réelle dimension extraordinaire.

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    Victor-Lévy Beaulieu, «Nos jeunes sont si seuls», La Presse, 29 février 2004. La lettre n’est pas disponible sur le web, mais il est encore possible de lire la réponse de l’écrivaine Marie Hélène Poitras, dans les archives du journal Voir : Marie Hélène Poitras, «Nous ne sommes pas si seuls», dans Voir, [en ligne]. http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&section=10&article=30096 [Texte en ligne depuis le 11 mars 2004].
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    Le tall tale est un récit typique de la tradition orale américaine qui raconte des évènements extraordinaires tout en les insérant dans une narration banalisante, de manière à donner l’impression qu’ils sont véridiques. Par l’entremise de l’hyperbole, de l’exagération et autres techniques rhétoriques, le conteur raconte habituellement ses propres exploits et mésaventures ou celles d’un héros que tout le monde connaît, tel Davy Crockett ou Paul Bunyan.
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