Entrée de carnet

Alias Clint Eastwood

Pierre-Paul Ferland
couverture
Article paru dans Lectures critiques IV, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2011)

Œuvre référencée: Michaud, Andrée A.. Lazy Bird, Montréal, Québec Amérique, coll.«Tous continents», 2009, 418 pages.

L’œuvre romanesque d’Andrée A. Michaud présente une remarquable cohérence. Dans Portraits d’après modèles (1991), Alias Charlie (1994) et Les derniers jours de Noah Eisenbaum (1998), les personnages cherchent, par la pratique artistique –peinture, cinéma ou écriture–, à composer avec un deuil récent qui les pousse aux frontières de la démence, ne parvenant plus à distinguer la fiction artistique du réel. Dans un même ordre d’idée, avec Le Ravissement (2001, lauréat du Prix du Gouverneur général du Canada), Le Pendu de Trempes (2004) et son plus récent roman, Rivière Tremblante (2011), Michaud met en scène des individus aux prises avec les conséquences de la disparition d’un ou de plusieurs enfants.

Malgré l’omniprésence de motifs criminels dans l’œuvre de l’auteure, seul Lazy Bird (2009) porte la mention générique de «roman policier». Lazy Bird donne la parole à Bob Richard, un orphelin qui anime des émissions de radio nocturnes portant sur le jazz. Arrivé dans une ville du Vermont pour un nouvel emploi, cet albinos se trouve pris dans le piège de «Misty», une auditrice aux tendances psychopathologiques qui lui adresse des appels anonymes et qui tend à répéter les actes meurtriers de Jessica Walter dans Play Misty for Me (1971), premier long métrage réalisé par Clint Eastwood.

L’intérêt particulier de Lazy Bird réside dans les enjeux fictionnels que la traversée physique de la frontière canado-américaine soulève. Plus précisément, les États-Unis de Bob Richard s’interprètent en fonction de sa «surconscience» de la culture étatsunienne. Le recensement des références au cinéma hollywoodien et à la musique jazz et rock’n’roll tend à montrer que le narrateur habite davantage un espace culturel qu’un espace réel. La poétique de la citation dans Lazy Bird, que j’associerai aux notions de simulacre et d’hyperréalité développées par Jean Baudrillard (1988), contamine toutes les composantes du roman –narration, personnages, espace-temps, intrigue, langage. Le schéma de lecture policière qui s’impose traditionnellement pour lire un tel roman se voit donc confronté à des inférences intertextuelles envahissantes, rendant le contrat de lecture policière périlleux. L’enjeu du récit se situerait dès lors dans une interrogation plus fondamentale que celle à laquelle la lecture policière nous habitue: comment, aujourd’hui, percevoir le monde hors du cadre culturel imposé par la puissance médiatique des États-Unis? Sommes-nous condamnés, à l’instar de Bob Richard, à percevoir nos existences comme des blockbusters en devenir?

Hyperréalité

Jean Baudrillard, dans Simulacres et Simulations (1981), développe la notion d’hyperréalité, qu’il décrit comme une condition par laquelle l’individu, dans une civilisation industrialisée et avancée technologiquement, en vient à perdre progressivement l’habileté à distinguer le réel du simulé. L’hyperréalité se manifeste essentiellement à travers ce que Baudrillard désigne comme le simulacre. Le simulacre se définit comme une copie de quelque chose qui n’existe pas: «Il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel» (1981:11), ajoute Baudrillard. Le propre du simulacre est d’anéantir les frontières entre réel et fictionnel, pour ne laisser précisément que le simulacre. L’individu en viendra alors à créer sa propre réalité en fonction des simulacres qu’il habite. Les exemples pour nous convaincre de l’omniprésence de l’état d’hyperréalité dans une culture capitaliste et technologique se multiplient. Contentons-nous de mentionner la culture de célébrité des magazines à potins, les jeux vidéo, les communautés en ligne, les réseaux sociaux, les jeux de rôles virtuels, la téléréalité, la pornographie, etc. Toutes ces réalités fondamentalement sémiotiques engendrent un monde dominé par ses propres codes fantasmatiques que l’individu habite sans qu’il y ait de dichotomie entre réel et fiction: l’illusion n’est plus possible car le réel n’est plus possible.

Dans le cas de Bob Richard, le mélomane produit lui-même son hyperréalité en fonction du cinéma et de la musique qu’il écoute compulsivement. Il superpose ce simulacre à la ville américaine de Solitary Mountain. Le passage de la frontière des États-Unis devient alors la métaphore du passage dans l’hyperréalité où les scénarios de films policiers hollywoodiens dominent l’intrigue romanesque.

Une traduction instantanée

Les titres de deux parties sur quatre sont en anglais. Le roman se nomme lui-même Lazy Bird. L’auteure encadre ses chapitres avec des citations en anglais de la poésie de Jim Morrison. Manifestement, l’examen du paratexte de l’œuvre révèle une omniprésence de l’anglais dans sa structure. La narration du roman, quant à elle, est une traduction en français en temps réel d’une action qui se déroule en anglais. Étonnamment peut-être, la manipulation des deux langues par le narrateur contribue à l’édification de l’hyperréalité, en abolissant la distance linguistique entre Richard, francophone, et l’espace américain qu’il habite. Au-delà d’une simple nécessité (raconter en français une intrigue qui se passe aux États-Unis), la traduction devient pour Richard un jeu par lequel il parvient à mieux définir son entourage, qui rappelle les réflexions langagières de Nicole Brossard, dans Le désert mauve (1987), et de Monique Larue, dans Copies conformes (1989). Voilà qui s’éloigne de l’anglais «rudimentaire» de Jack Waterman dans Volkswagen Blues. Lorsqu’il fait connaissance avec son ami Charlie, il traduit la conversation dans un système de référence francophone: «Les you de Charlie the Wild Parker résonnaient comme des tu et les miens aussi. Dans la traduction du roman qu’était ma vie, il était impossible que Parker me vouvoie» (2009: 84). Richard perçoit donc sa vie comme une partie prenante de la fiction. Il réfléchit également à la réalité linguistique américaine lorsqu’il lit un roman américain dont la traduction par un Français le déçoit:

Après avoir appris que les États-Uniens fréquentaient le lycée et qu’un conducteur se nommait driveur au pays de l’oncle Sam, j’ai refermé le livre en me demandant pourquoi le Québec était forcé d’importer l’Amérique d’un pays qui n’avait jamais eu les pieds dans la slush, n’avait jamais été immergé dans une mare d’anglophones, ne mangeait pas de beurre de pinottes et confondait les belles neigeuses avec de belles niaiseuses (2009: 94).

En rejetant le lexique que la traduction française impose pour décrire une réalité fondamentalement nord-américaine avec une ironie qui rappelle les réserves de Jacques Poulin dans Chat Sauvage à l’endroit des traductions françaises des matchs de baseball, Richard revendique son authenticité. Il signale qu’il appartient davantage à l’Amérique, tout en l’expérimentant principalement, mais pas exclusivement, en français, voire mutuellement avec l’anglais.

Une ville américaine

D’ailleurs, le choix de Michaud, récurrent dans son œuvre, de situer ce roman dans un village américain plutôt que québécois comporte une dimension hautement significative sur les plans culturel et littéraire: l’Amérique, chez Michaud, n’incarne pas l’altérité, mais l’hyperréalité, c’est-à-dire un lieu de culture exacerbée. Toutes les composantes qui structurent ce monde fictionnel semblent sortir tout droit d’un film américain. L’histoire se situe essentiellement dans la ville de Solitary Mountain, au Vermont. La description de la ville évoque d’emblée les clichés cinématographiques: le brouillard, une pluie torrentielle, des éclairs ceinturent la montagne. Selon le narrateur-personnage, ces éléments «semblaient artificiels, calqués sur ceux d’une bande dessinée postmoderne ou d’un film d’horreur de série B» (2009: 19). Il souligne l’appartenance de sa description à l’imaginaire filmique: «Pour un peu, je me serais attendu à voir Bela Lugosi déboucher au coin d’une rue, drapé dans son accoutrement de comte Dracula» (2009: 19). Solitary Mountain n’existe pas en elle-même, mais plutôt en fonction des lieux cinématographiques qu’elle imite.

Des personnages importés de Hollywood

Les habitants de ce village n’échappent pas non plus à l’immersion hyperréelle. Richard décrit les divers personnages qu’il croise à partir de sa propre expérience de la culture américaine, créant l’impression selon laquelle tous les personnages comportent un autre degré de réalité. Ainsi, il se lie d’amitié avec Lucy-Ann Thomas, une adolescente perturbée qui se passionne pour les Doors et pour la musique jazz. Lors de leur première rencontre, la jeune fille écoute la pièce Lazy Bird, de John Coltrane, ce qui lui méritera le surnom de «Lazy Bird». L’autre ami de Richard, Charlie the Wild Parker, emprunte son nom au trompettiste jazz Charlie Parker, de qui d’ailleurs le sauvage est un fervent admirateur. Son voisin, Jim Donohue, quant à lui, est le sosie de l’acteur John Goodman. La propriétaire de la maison qu’il loue, Rita Hayworth, est homonyme (mais pas synonyme!) de la vedette hollywoodienne des années quarante. Toutes ces associations participent au simulacre. Richard perçoit les autres à travers son obsession envers la musique et le cinéma. Le personnage fondamentalement fictif de Misty illustre cette tendance mieux que tous les autres.

Une copycat?

La chimère que constitue Misty envahit l’intrigue policière du roman en lui superposant le spectre fictif du film Play Misty for Me de Clint Eastwood. Richard reçoit des appels anonymes d’une femme qui lui demande de jouer Misty, d’Erroll Garner. Cela lui suffit pour se sentir catapulté dans un de ses films favoris d’adolescence:

Avec le temps, j’en étais venu à m’identifier à Eastwood, qui tenait dans cette histoire le rôle du gars traqué par la folie. […] Play Misty for Me était devenu une obsession et j’avais l’intime conviction qu’un jour ou l’autre, une femme nommée Misty entrerait dans ma vie (2009: 33).

À partir de cet appel, Richard soumettra tous les événements de sa vie à une interprétation cinématographique. S’identifiant à Eastwood, il construit son propre simulacre d’énigme policière et il harcèle le shérif local sceptique, Ed Cassidy, homonyme du batteur du groupe jazz-rock américain Spirit, avec ses hypothèses paranoïaques. Le lecteur doit donc développer deux hypothèses à travers sa lecture policière. D’une part, il doit chercher les indices à même les preuves que livre le narrateur au fil du texte; d’autre part, il doit aussi évaluer l’interprétation que Richard en fait. Non seulement le lecteur est invité à découvrir l’identité de cette Misty, mais il doit aussi départager les menaces réelles des simples divagations de Richard. Le point de vue du shérif, qui voit dans Richard un coupable potentiel tentant de semer des fausses pistes, ne va pas sans rappeler certains romans policiers racontés par le coupable lui-même et qui tentent de prendre le lecteur au piège, tel que Le meurtre de Roger Ackroyd, d’Agatha Christie. Le dernier chapitre du livre, en fin de compte, nous apprend que c’est l’animateur de radio que Richard a remplacé, Cliff Ryan, qui a orchestré sa propre disparition et a simulé son assassinat par cette fictive «Misty» qu’il a inventé après avoir vu le film d’Eastwood. La lecture des faits de Richard, contre toute attente, s’avère juste. Lorsqu’un tel roman policier déploie un espace, des personnages, même un langage, qui relèvent de l’hyperréalité, il n’y a rien d’étonnant à ce que la clé de l’énigme policière soit elle-même un simulacre.

Roman policier postmoderne?

La position de Michaud à l’égard du réel remet en question la nature générique de Lazy Bird. Ses personnages de Lazy Bird mais aussi de toute sa production romanesque habitent un monde déformé par la fiction, où les frontières du réel s’évaporent au gré des images, créant une réalité de plus en plus virtuelle. Cette remise en question des assises du réel rejoint spécifiquement les enjeux de la science-fiction contemporaine. Est-ce donc dire que l’intrigue policière des romans de Michaud devient secondaire, laissant la place à ces bouleversements ontologiques? Une telle transition rappellerait la position controversée de Brian McHale au sujet du postmodernisme américain, dans From Modernist to Postmodernist Fiction: Change of Dominant (1987), qui voit justement l’essence du roman postmoderne dans ce glissement du paradigme épistémologique propre au roman policier vers le cadre ontologique typique de la science-fiction. Lazy Bird: un roman policier postmoderne québécois?

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