Entrée de carnet

Raconter son histoire pour en donner une à celles qui n’en ont pas

Jonathan Hope
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Delvaux, Martine. Rose amer, Montréal, Héliotrope, 2009, 144 pages.

Quelqu’un, une fois, a dit: «on peut croire avoir fini avec le passé, mais le passé n’a jamais fini avec nous». La plupart du temps, notre passé –et tout particulièrement notre enfance– est simplement oublié. On continue avec nos vies en se consacrant au présent et en anticipant l’avenir. Mais le passé est toujours là et s’accumule. À la fois objet de ravivement et de conjuration, le passé peut s’ouvrir à nos interrogations. Il peut sourdre et tranquillement teinter notre existence. Sinon il peut surgir violemment, nous assujettir, forcer notre regard sur ce qu’on cherche, inconsciemment peut-être, à ignorer.

Mais en scrutant notre passé, on peut avoir le sentiment que quelque chose cloche. Comme si notre passé, plus ou moins homogène –et il l’est toujours, du moins pour nous–, avait des trous, était marqué d’absences. C’est comme si lorsque nous réfléchissons sur notre passé nous voyons, parsemé dans les souvenirs, des silhouettes inquiétantes qui se profilent sur notre histoire, des béances dans notre histoire.

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C’est précisément sur le thème du passé que porte Rose amer de Martine Delvaux, son très beau dernier roman aux allures biographiques. L’auteure écrit pour ne pas oublier la vie d’une petite fille qui naît dans un monde sans hommes quelque part sur la 417, à la campagne: «on disait la campagne pour ne pas dire les pervers et les fous dans les champs le long de l’autoroute». Une de ces campagnes minables où le secret était, à la fois, frappé d’une interdiction morale et dans les faits omniprésent. Puis, Delvaux raconte la vie de banlieue, tout aussi maudite, quelque part dans la région de la capitale fédérale. Une de ces banlieues tranquilles et à cause de cela complètement inquiétantes, où toutes les maisons se ressemblaient, où les gens lavaient leurs chars le week-end, «où rien ne se passait jamais, où il fallait tout inventer pour ne pas mourir d’ennui en oubliant de respirer».  Et enfin, la ville que l’auteure avait «toujours vue à la télé»: le centre urbain de sirènes, de klaxons, règne de la foule rythmée, en marche et bien huilée, qui submerge l’individu.

Les pages sont remplies de souvenirs: les amies, les bleds, les déménagements, l’école, le collège. Et tous ces souvenirs sont arrimés, rendus possibles par une pléthore de détails qui créent ce que Barthes a justement nommé l’effet de réel. Il y a les détails les plus primaires comme le goût des chips au vinaigre, ou celui des «meilleurs hot-dogs steamés all-dressed au monde». Il y a les détails intimes de l’auteur comme la Cortina rouge familiale et les deux tantes inséparables Jeanne et Réjeanne. Et il y a ces détails collectifs: Elvis, Nadia Comaneci, Céline Dion.

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Comme ailleurs chez Delvaux, l’écriture dans ce roman cherche à résister à l’oubli. En transcrivant fidèlement des souvenirs, l’auteure dit ou crée son histoire; et puisque c’est Delvaux elle-même qui la raconte, l’histoire est forcément réelle. Bien qu’il soit question de passé en général, une grande partie du livre est consacrée tout particulièrement à l’enfance. Ce qu’il y a de plus temporellement distant est donc traité en profondeur; et plus on se rapproche du présent, plus l’auteure se volatilise. L’âge de la candeur que raconte Delvaux n’est pas extraordinaire, mais normal avec ses hauts et ses bas. L’enfance n’est pas complètement rose, mais, suivant une vérité proverbiale, comme n’importe quelle innocence elle aurait bien pu l’être. Pourquoi donc l’amer?

L’enfance est aussi fragile que le souvenir que nous avons d’elle. L’une comme l’autre peut s’effriter et tout contribue à leur perte; il est donc d’autant plus urgent de les protéger. Comme l’écologiste tente de sauvegarder des habitats et des espèces menacés, Delvaux cherche à protéger l’enfance et les souvenirs qui la constituent. Il ne faut surtout pas croire que le bon souvenir, le souvenir dit «juste», peut préserver notre passé. Au contraire, toute remémoration n’est qu’une approximation et, comme telle, imprécision et corruption.

Dans un sens, toute lutte génère ce contre quoi elle combat. La psychanalyse a justement vu ce paradoxe. En jargon lacanien, on dira que le langage et l’écriture, qui se donnent comme tâche la préservation de l’enfance, sont des épreuves de pur désir. En effet, au fur et à mesure qu’on utilise le langage pour décrire notre passé, on le repousse. Ce problème contre lequel se bat Delvaux est en fait inhérent à l’enfance. On découvre l’enfance alors qu’elle s’échappe; c’est comme pour le mort-né où, dans les mots de l’auteure, tout arrive «en même temps, la lumière et l’obscurité». Comme tout obscurcissement et tout dépassement, celui de l’enfance est paradoxal et spécifiquement enraciné dans le langage. Bien sûr que l’enfant est menacé par la découverte de la sexualité, les amitiés perdues, la séparation douloureuse avec les parents –et dans le cas de Delvaux, tout particulièrement l’arrachement maternel. Mais le vrai glas est sonné par le langage. L’enfant, on le sait, c’est l’in-fans, celle ou celui qui ne peut pas parler. Mais l’enfant ne découvre ce fait qu’au moment où il met des mots sur des sentiments et des situations, en parlant avec ses parents et, surtout, avec ses amis. En découvrant le langage, l’enfant découvre qu’il ne l’avait pas: il n’est plus ce qu’il était, ne sait pas plus ce qu’il sera, mais pour la première fois est réellement quelque chose. C’est là le paradoxe, car l’enfant n’a conscience que de ce moment de rupture; plus encore, l’enfant n’a conscience que dans la rupture. L’existence n’est que basculement et éclatement.

Il y a donc une difficulté inhérente à la communication de notre histoire. Malgré et à cause de tous nos efforts à la préserver, elle s’efface et disparaît. Quel mot insensé que celui de «disparition». On ne cesse de nous dire que tout se transforme, rien ne se crée ni ne se perd. Les choses sont perdues, détruites, les gens meurent, les souvenirs sont oubliés; mais à proprement parler rien ne serait censé disparaître. Toutefois, le point zéro et l’anéantissement absolu prétendument impossibles désignent surtout l’impensable. Comme le vide et l’infini aux sources de la folie moderne, la disparition est au-delà des limites de la connaissance à l’intérieur desquelles le sens se maintient. Passé cette limite c’est un non-lieu absurde. L’existence de cette valeur négative est pourtant nécessaire, puisqu’elle seule nous aide quand le sens fait défaut.

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L’amertume dans le roman tient donc, d’abord, du fait que le passé de Delvaux n’est plus et que toute tentative de le rattraper l’éloigne davantage. Mais plus essentiellement, et plus perturbant, quelque chose infiltre les fondations du texte, comme des miasmes exhalés chaque fois qu’on tourne une page. On trouve parsemé au fil de l’histoire de l’auteur, une foule de références à des filles sacrifiées –ces sacrifices qui finissent trop souvent en anecdotes enterrées quelque part dans les tabloïds, entre le racontar d’une aventure extraconjugale d’un ministre quelconque et celle d’une bataille de gangs de rue. Delvaux raconte son histoire en évoquant en filigrane ces enfants qui n’ont pas eu d’enfance à proprement parler, car elle leur a été enlevée. Plus l’histoire progresse, plus les disparues se multiplient: les avortés; «bébé Azaria»; Doris «la petite fille qui vivait au fond du champ derrière chez nous»; Georgette assassinée par son père; ces «Ophélie dans la Hudson River»; Christine Blondin; des drames (filmiques ou pas) «remplis de disparues et d’assassinées»; cette fille dont la perte a rendu folle la mère.

En lisant l’histoire filée par Delvaux, on se rappelle –ou l’on prend conscience– qu’une foule d’enfants, et surtout des filles, ne peuvent acquérir et exercer cette liberté d’écriture. Ces filles enlevées, trop souvent oubliées une fois que les médias passent à autre chose, ne sont pas devenues des adultes. Ainsi, elles n’ont pu se mesurer au langage afin de raconter leur histoire. Leur seule histoire aura été composée par des ravisseurs monstrueux et publié rapidement dans les journaux. End of story. Sans rien enlever à ces tragédies épouvantables –au contraire, malheureusement ça les renchérit– on remarque que ce n’est pas uniquement la vie qui leur a été enlevée, mais ce qu’on pourrait nommer, de manière contradictoire, leur passé potentiel. De manière insensée, on dira presque qu’elles n’ont pas eu de passé parce qu’elles ne sont plus là pour le raconter. L’énoncé n’est pas aussi redondant qu’il peut en avoir l’air: vivre est une chose, découvrir le langage afin d’exprimer la vie en est une autre.

C’est encore de la disparition dont il est question. On ne peut s’empêcher de souligner, encore, l’absurdité du mot. L’enfant ne disparaît pas; il est séquestré, déshumanisé, prostitué, torturé, dépecé, assassiné, mais ne disparaît pas. D’ailleurs, on pourrait souligner que la disparition ne signifie rien. En effet, la disparition est vide, négativité, absence –l’être est parti, il s’est barré. Ce qui est disparu n’est plus , c’est-à-dire il ne peut plus être désigné. Et pourtant si nous avons le mot, c’est bien parce qu’il exprime quelque chose. C’est bien avec ce mot que nous pensons ces enfances brisées. Comme si, à l’aide de ce mot qui ne dit proprement rien, on reconnaissait que la vie était comme suspendue, tout en conjurant et en supplantant la mort. La disparition est un non-lieu, une attente, inaccessible à la localisation spatio-temporelle. La disparition est une abstraction pure, qui s’y retrouve est donc indestructible. Le mot est donc nécessaire pour penser ce qui nous a été volé, pour préserver quelque chose que d’autres ont cru pouvoir anéantir.

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Peut-être devons-nous rappeler ici que Lacan, le «Hegel français», définissait justement le sujet comme barré. Ainsi, il parlait du sujet: clivé, biffé et enfui. Le sujet était justement, en termes lacaniens, ce qui n’était plus là, insignifiant. Que tous les sujets soient barrés ou pas, laissons la psychanalyse le décider. Contentons-nous de signaler la mystérieuse coïncidence entre cette définition et des éléments clés du roman de Delvaux. Il y a d’abord le statut paradoxal des jeunes filles disparues. Mais surtout, la multiplication des disparitions au fil du roman est étrangement liée, de manière inversement proportionnelle, à la présence de l’auteure: en effet, tout le passé de la narratrice y est, mais son présent est tout simplement volatilisé.

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Peu de temps avant que je ne lise Rose amer, j’étais non moins ému par un film de Damian Harris, Gardens of the Night [2008]. C’est un film d’une grande sensibilité qui porte sur les enfances perdues. Pas question ici de glorifier le trash, de dorer la misère, ce n’est pas un film de Tarantino. Au contraire, avec une rare sensibilité Harris filme le rapt de Leslie, une fillette de huit ans, ses premiers jours parmi ses ravisseurs ainsi que sa rencontre avec Donnie, un autre enfant enlevé. Le film raconte tous les mensonges nécessaires à rendre, horriblement, la situation «normale» aux yeux des enfants crédules. Puis, ellipse, Leslie et Donnie jeunes adultes dans les rues de San Diego. Ici encore il est question de disparition, huit ans de vide et de néant. Maintenant il est question d’amour, de déchirement, de répétition, de découverte. Mais entre les deux périodes il n’y a rien, car, disent les enfants citant Kipling, l’enlèvement par les hommes-singes, les monstres, et la régression dans leur jungle malveillante «est une des choses que personne ne peut décrire». Les mots sont-ils si limités? Je ne crois pas, le vécu peut toujours se dire, à condition de tolérer la part d’absurdité sur laquelle toute expression se fonde.

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Une fois Rose amer déposé, la vie suit son cours. Mais comme après n’importe quelle lecture, quelque chose subsiste. C’est peut-être parce que le livre est carrément issu de la réalité, mais tout à coup nous voilà plus sensibles à certains… J’allais écrire «faits», ou «phénomènes». Mais c’est tout le contraire: nous voilà sensibles à des absences ou des trous.

En sortant de l’épicerie, je croise constamment cette affiche:

REWARD £12,000 Paige Chivers 17 yrs old MISSING PERSON

Paige has been missing since 23rd August 2007 when she left her family home in Blackpool with a bag or suitcase.

Paige is 5ft 5’’ tall and a slim build, she has brown eyes and a distinctive ‘Playboy Bunny’ tatoo on the back of her neck with the word ‘Playgirl’ written underneath.

Une fille qui était sortie s’amuser et qui, un soir, n’est pas rentrée. À côté du texte il y a des photos de la jeune adolescente. Ce sont des photos de fête sans doute, on ne pose jamais pour notre propre affiche de «personne disparue». Insouciante, Paige pose pour un photographe sans savoir que plus tard ces photos seront vues par des milliers de passants qui devront l’associer à une existence évidée. Quelques-uns penseront à elle, ils penseront à leurs propres enfants, à leurs propres enfances. Ils en garderont une trace, et diront que sa «disparition» n’aura pas été inutile. Ils s’en souviendront et ne céderont pas à la tentation de l’oubli.

Résister à l’oubli, c’est justement ce que Martine Delvaux fait admirablement dans Rose amer. C’est comme si l’écriture de son histoire lui sert de prétexte afin d’écrire une histoire pour ces autres. À chaque fois que resurgissent ses propres fantômes, dans leurs sillages, traînent ces autres présences du passé, celles de ces enfants disparus. L’histoire de Delvaux se révèle par la négative, par l’évocation de toutes ces filles enlevées, violées, assassinées, ces filles qui n’ont pas eu droit à leur histoire. Dans Rose amer, des histoires d’enfances brisées planent comme des ombres –telle celle du lecteur– sur toutes pages.

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