Entrée de carnet

L’imagination en matière de navigation

Josée Marcotte
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Fortier, Dominique. Du bon usage des étoiles, Québec, Alto, 2008, 345 pages.

Même si l’éclatement textuel incarne l’une des diverses avenues expérimentales de la littérature contemporaine, le caractère éclaté du premier roman de Dominique Fortier, Du bon usage des étoiles, peut, lors d’un premier contact, dérouter son lecteur. Ce dernier avait pourtant été averti, la quatrième de couverture lui mentionnant qu’un objet littéraire singulier se trouvait entre ses mains: «un patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventure, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi».

Du bon usage des étoiles renferme une double quête mythique. La première est celle des navires Terror et Erebus, sous le commandement des capitaines Francis Crozier et John Franklin. Menée entre 1845 et 1848, cette expédition qui devait percer à jour le mythique passage du Nord-Ouest, pour la gloire de l’Angleterre, se termine fatalement dans l’immensité glaciaire. C’est à partir de ce cadre historique précis que Dominique Fortier élabore sa première œuvre de fiction. La deuxième quête est celle des multiples personnages: les commandants Crozier et Franklin, Adam et les matelots, les femmes demeurées sur la terre ferme, Lady Jane Franklin et Lady Sophia. Il s’agit d’un voyage immobile où chacun tente de donner un sens à sa vie, pourchassant la transcendante vérité en soi et en l’Autre.

Alors que les deux quêtes s’entremêlent (de soi et du passage), les éléments factuels et la fiction font de même. L’œuvre oscille entre narration omnisciente, poésie narrative, extraits de journaux de Crozier et de Franklin, entrées de dictionnaires, psaumes bibliques, partition de musique (Jean-Sébastien Bach, «Das Wohltemperierte Klavier. Praeludium I»), complainte («Complainte de Lady Franklin (air populaire)»), recette (d’un plum-pudding), menu (celui de la réception de Noël de Lady Jane), pièce de théâtre («Le Voyage dans la Lune», adaptation dramatique des États et Empires de la Lune d’Hector Savinien de Cyrano de Bergerac) et poème (extrait de The Veils d’Eleanor Porden). Aussi, l’éclatement textuel et sa narrativité déroutante participent grandement de cette logique éclatée, où les individus représentés cherchent des points de repère.

Les étoiles demeurent l’outil d’orientation le plus probant pour les marins – le ciel incarnant alors la seule réalité à observer et à analyser afin d’arriver à bon port. Mais qu’arrive-t-il lorsque nous ne savons même pas quel port convoiter? Lorsque le but à atteindre nous est encore inconnu, que nous sommes en quête d’une quête – comme cette Sophia qui veut donner un sens à sa vie – ou que nous devons trouver les ressources pour tout simplement continuer d’avancer…  Alors que la jeune Sophia est de plus en plus désoeuvrée, pour les matelots, l’objectif à atteindre apparaît de plus en plus fuyant, voire chimérique, et ceux-ci cherchent à l’intérieur d’eux-mêmes une vérité à laquelle se raccrocher qui leur amènerait la paix.

Quand Sophia demande à Francis Crozier de discourir sur les étoiles, ce dernier lui confie:

Quand j’étais petit, commença-t-il sans la regarder, nous avions à la maison trois livres : la Bible, un almanach écorné et un vieil ouvrage d’astronomie récupéré de je ne sais où, auquel il manquait la moitié des pages. Ainsi, après avoir appris à reconnaître Orion, Cassiopée, la Grande et la Petite Ourses, j’ai dû me résoudre à inventer le reste. De la fenêtre de ma chambre sous les combles, je distinguais dans le ciel noir la constellation du cochon, celle de la Poule  et celle de l’Épi de Blé. Il y avait aussi Mr. Pincher, le forgeron du village, avec son nez crochu, le Hibou et la Chaise percée. (p. 203-204)

Au-delà de la réalité, la fabulation nous permet d’avancer. C’est dans cette perspective qu’à la fin du roman, Sophia fait une double découverte : elle réalise qu’elle est amoureuse de Crozier, que son destin est inexorablement lié au sien, un soir où, admirant la voûte étoilée, elle y découvre la constellation de la Chaise percée, cette pure invention de Crozier. De la fabulation naît la vérité cachée au cœur de la jeune femme. Sophia s’abandonne alors à l’imagination, elle scrute le ciel à la recherche d’autres constellations inventées, et elle réorganise les étoiles. Cet amour apparaît donc à Sophia (trop tard) en même temps que les plaisirs de l’action imaginante.

On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas de changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas d’imagination, il n’y a pas d’action imaginante. (Bachelard, 7)

L’opération à laquelle se livre Sophia n’est pas si différente de celle du lecteur qui explore Du bon usage des étoiles, ce dernier réorganisant les différents fragments de l’oeuvre afin de produire du sens.

Après coup, cette œuvre n’est pas si déconcertante. Sur les cartes de Lady Jane Franklin, les «îles et péninsules réels ou imaginaires» (p. 340) se fondent finalement en un tout. Le lecteur, consentant, a participé au voyage qui lui était proposé, il l’a accepté en entier. Il a vogué sur les pages à la recherche de ses propres points de repère, où les éclats textuels incarnent autant de vagues. Il a découvert ce fil, qui a bien l’apparence d’une conclusion: Du bon usage des étoiles opère une valorisation de la fabulation comme outil probant dans la quête de soi et d’une paix intérieure. L’imagination et la poésie, en matière de navigation, ne se soldent pas par une catastrophe, mais nous entraînent ailleurs, un ailleurs plus près de soi et de l’Autre.
Bibliographie

Bachelard, Gaston. L’Air et les songes. Essai sur l’imagination en mouvement, Paris, José Corti (Rien de commun), 1994 [1938].

Fortier, Dominique. Du bon usage des étoiles, Québec, Alto, 2008.

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