Entrée de carnet

Game Over

Anaïs Guilet
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Cooper, Dennis. Dieu Jr., traduit de l’américain par Frédéric Boyer et Emmelene Landon, Paris, P.O.L., 2006, 151 pages.

Dieu Jr., roman de Dennis Cooper, est le récit des souffrances, des interrogations et de la culpabilité de Jim, un homme endeuillé par la mort de son fils Tommy. Celui-ci est décédé des suites d’un accident de voiture, qui a également coûté au père l’usage de ses jambes, son travail d’agent immobilier et sans doute son mariage. Jim sombre alors dans une folie volontaire qu’il nourrit par la marijuana. Il se donne ensuite pour mission d’apprendre à mieux connaître son fils en finissant sa dernière partie de jeu vidéo, lequel a obsédé le fils comme il obsède le père. Tommy en a d’ailleurs dessiné des éléments épars, dont un monument que Jim, ignorant dans un premier temps qu’il était tiré du jeu, s’empresse de prendre pour un projet architectural génial. Il se met à construire, dans le jardin familial, une exacte réplique de ce mausolée bariolé et incongru, qualifié tour à tour par son entourage de «montagnes russes miniatures à moitié effondrées» (p.22), de «gigantesque bonbon immangeable» (id.), ou encore de «produit délirant de l’art populaire» (id.). En bref, le monument représente le dernier délire commun d’un fils et d’un père trop «défoncés».

La violence, le trauma et la mort sont les sujets principaux de Dieu Jr., ainsi que d’un bon nombre de romans de Dennis Cooper, comme My Loose Thread (2002). Il s’agit de thématiques que l’on retrouve fréquemment en littérature mais qui arborent ici des aspects très contemporains en étant traitées à travers la perspective du jeu vidéo.

 

Dissection d’un deuil

Jim est un père qui cherche avant tout à donner un sens à la mort de son fils et à soulager sa peine. Pour décrire un tel drame, Dennis Cooper, dont la marque de fabrique reste plutôt sexe, violence et culture queer, n’offre pas un récit pathétique ou compatissant. Il n’y aura pas de réelle rédemption possible pour Jim, pas plus que de véritable réconfort et encore moins de happy end. Le style de Dennis Cooper est direct, rigoureux, incisif, presque austère parfois, ponctué d’un humour caustique et de références à la culture populaire. On retrouve ainsi parmi les grandes figures et héros du jeune Tommy Tony Hawk, Christina Ricci ou encore Ozzy Osbourne.

Dieu Jr, mêlant violence et humour, laisse souvent son lecteur aux prises avec un malaise que l’auteur ne cherche aucunement à dissiper. Le lecteur est conduit sans concession au cœur d’un processus morbide. Il doit faire face, à l’image de Jim, à la difficulté des relations père-fils ainsi qu’au poids du traumatisme. Dans ce roman, le traitement des mots et des personnages présente une dureté presque physique qui entre en résonance avec la force émotionnelle du roman tout entier. Nous n’avons pas affaire à la description chirurgicale d’actes sexuels ou sadomasochistes, comme souvent dans les romans précédents de Cooper (Cf. Le George Miles Cycle1Le George Miles Cycle est composé de cinq romans: CloserFriskTryGuide et Period, dont les thèmes de prédilection sont le sexe et la violence. Ces romans interrogent les statuts sociaux et culturels d’un petit groupe de fétichistes, qui tâche de résister aux préjugés d’une société bourgeoise.). Dans Dieu Jr., la thématique se fait moins sulfureuse, tout en restant en continuité avec l’œuvre entière de Dennis Cooper, puisqu’elle propose, malgré tout, une forme d’intrusion dans l’intimité du personnage principal: l’intimité d’un deuil.

 

La catharsis vidéoludique

La troisième section du roman, intitulée «Le gribouillage puéril», est la partie la plus émouvante, mais aussi la plus ingénieuse du roman. Elle propose un récit allégorique du parcours de Jim, que l’on pourrait qualifier d’initiatique, dans la partie de jeu vidéo laissée par Tommy. Le père y incarne un ours, à travers lequel se révèlent son état émotionnel ainsi que l’étendue de sa culpabilité vis-à-vis de son fils. L’objectif de Jim dans le jeu est avant tout de trouver le moyen de pénétrer dans le fameux monument qui a inspiré les croquis de son fils. Encore une fois, humour et tragédie se mêlent à travers une réappropriation captivante du jeu vidéo. Très rapidement l’ours, joué successivement par Tommy et Jim, essaie de se faire passer pour Dieu auprès des autres personnages du jeu:

L’ours avait recruté une petite armée de lapins admiratifs, de tortues en forme de losange, et de trucs multipattes comme des insectes. Ils nous pistaient, bruissants et pailletés comme des appareils de paparazzis tombés sur le sol et auxquels des pattes auraient poussé (p. 118).

Le jeu vidéo décrit dans Dieu Jr. n’est pas identifié, mais il semble être une variation entre les univers de Shigeru Miyamoto2Shigeru Miyamoto est le créateur de Donkey KongMario Bros. et Zelda entre autres, jeux phares de la société Nintendo. et le Banjo-Kazooie de Greggory Mayles, tous deux travaillant chez Nintendo.

 

Du jeu médiatique au processus de deuil

L’usage du jeu vidéo dans une œuvre littéraire témoigne de l’intérêt toujours prégnant de Dennis Cooper pour l’environnement médiatique contemporain. Les nouvelles technologies étaient déjà très présentes dans Period (2001) et The Sluts (2005): deux romans dont les intrigues se passaient en ligne. L’auteur s’inscrit ainsi en plein cœur de ce que l’on pourrait appeler, à la suite de N. Katherine Hayles, «l’écologie médiatique contemporaine» (medial ecology):

L’expression suggère que les relations entre les différents médias sont aussi variées et complexes que celles entre des organismes différents qui coexistent au sein du même écotone, incluant mimicry, duperie, coopération, agitation, parasitisme et hyperparasitisme (ma traduction)3N. Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge & Londres, Mediawork, MIT Press, 2002, p.5..

Parce qu’il oscille entre deux médias, Dieu Jr. appartient à ce nouveau système contemporain où un nombre toujours plus grand de médias s’hybrident, s’influencent et s’opposent, engendrant de nouvelles voies pour la littérature.

Le jeu médiatique opéré par Dennis Cooper passe avant tout par un procédé de remédiatisation. Ce terme initié par Jay David Bolter et Richard Grusin dans Remediation: Understanding New Media (2000) décrit la médiation d’un média. Soit ici: Dieu Jr. remédiatise le jeu vidéo dans un livre. Ce procédé permet une perspective originale et très contemporaine sur la problématique du deuil. Dans le jeu vidéo, la mort n’est rien, un simple game over dans une partie qui, si on l’a sauvegardée correctement, peut à jamais recommencer. Le jeu vidéo est finalement à l’opposé de la vie; c’est pourquoi il constitue l’endroit rêvé pour un père endeuillé qui refuse la réalité. Grâce au truchement du jeu, la problématique de la mort dans Dieu Jr. prend une tout autre acuité. Jim, à travers l’ours qu’il manipule, entre en conversation philosophique avec un ours polaire, «petit morveux qui porte un short Hip Hop qui pendouille» (p. 131):

Je sais que mourir n’est pas une grosse affaire. Je comprends que ça équivaut à une petite sieste. Mais où je vis, la mort c’est la fin de tout. Un effacement. Si terrible qu’on décide que la mort est invisible et muette. La mort est quelque chose de si mauvais qu’on préfère devenir fou plutôt que de savoir qu’un seul d’entre nous n’existe plus. Ça c’est moi (p. 133).

Ce que Jim va apprendre grâce au jeu vidéo, c’est qu’il y a des réponses introuvables et des châteaux dont les portes n’ont pas de clés. Cependant, il existe en contrepartie toujours une voie de sortie et le prix à gagner n’est ni un «méga-saut» ni l’impunité mais, ainsi que l’écrit Dennis Cooper, le choix d’accorder à l’amour un rôle existentiel:

L’amour est cette chose dans la vie à laquelle on donne le plus gros prix. C’est comme ce monument ou comme toi [Jim], pour que tu n’aies pas trop la grosse tête. Tu veux être à l’intérieur de cet amour, même si c’est vide, et même si ceux qui le cachent divorcent de toi ou sont mort. (p. 149)

Dieu Jr. offre ainsi une sorte de parabole douce-amère sur le cheminement du deuil. Le mausolée, issu du jeu et de l’imagination de Tommy, prendra feu dans la dernière partie du roman. Un feu purificateur, d’origine inconnue, mais dont Jim est, pour le lecteur, le principal suspect. Le monument, symbolique de la démesure de la souffrance du père, devait disparaître, tout comme en parallèle la partie de jeu vidéo, dernier lien avec son fils, devait être achevée: dans un ultime game over.

  • 1
    Le George Miles Cycle est composé de cinq romans: CloserFriskTryGuide et Period, dont les thèmes de prédilection sont le sexe et la violence. Ces romans interrogent les statuts sociaux et culturels d’un petit groupe de fétichistes, qui tâche de résister aux préjugés d’une société bourgeoise.
  • 2
    Shigeru Miyamoto est le créateur de Donkey KongMario Bros. et Zelda entre autres, jeux phares de la société Nintendo.
  • 3
    N. Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge & Londres, Mediawork, MIT Press, 2002, p.5.
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