Entrée de carnet

De l’exploration à l’obsession

Simon Brousseau
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Vila-Matas, Enrique. Explorateurs de l’abîme. Traduit de l’espagnol par André Gabastou. Paris, Christian Bourgeois, 2008, 297 pages.

 

Walter Benjamin disait que, de nos jours, la seule œuvre vraiment dotée de sens – de sens critique également – devrait être un collage de citations, de fragments, d’échos d’autres œuvres. À ce collage, j’ai ajouté, au moment voulu, des phrases et des idées relativement miennes et je me suis peu à peu construit un monde autonome, paradoxalement très lié aux échos d’autres œuvres1Enrique Vila-Matas, Le mal de Montano, Paris, Christian Bourgois Éditeur (Coll. Domaine étranger), 2003, p. 151. [Traduit de l’espagnol par André Gabastou.].

 

Les obsédés sont des êtres fascinants, peut-être parce qu’ils savent accorder aux détails l’attention démesurée qu’ils méritent. L’écrivain barcelonais Enrique Vila-Matas questionne par l’écriture depuis plus de trente ans ses obsessions littéraires, imitant en cela les errances des habitants de la Bibliothèque de Babel, cet univers tout fait de livres. Les écrits de Vila-Matas ont ceci de particulier qu’ils se construisent en puisant librement dans le vaste bassin de littérature qui les précède, faisant admirablement écho à cette pensée de Walter Benjamin qui veut que la citation soit la condition sin qua non de la création au tournant de la modernité. Beaucoup plus près de nous, William Marx fait un constat qu’il faut entendre en gardant en tête l’idée de Benjamin lorsqu’il parle, dans L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation. XVIII-XXe2William Marx, L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation. XVIIIe-XXe., Paris, Les Éditions de Minuit, 2005, 232 p., de cette impression qu’auraient les écrivains contemporains «[…] d’être venu trop tard dans un monde où tout avait été écrit, et trop bien. […] [étant habités par] un sentiment très conscient d’après-littérature.» (p. 25)  C’est en restant près de ce regard critique sur la littérature contemporaine que j’aimerais aborder le recueil Explorateurs de l’abîme, puisqu’il me semble clair qu’il s’agit là d’un enjeu fondamental de l’écriture vila-matienne. J’aimerais montrer que ce «sentiment très conscient d’après-littérature», loin d’empêcher l’écriture, devient au contraire le moteur de la fiction qui se construit en dialoguant avec l’Histoire littéraire. Le deuxième texte du recueil, Autre conte hassidique, est important à cet égard. Il s’agit de la reproduction intégrale d’un court texte de Franz Kafka intitulé Le départ. À la fin de celui-ci, un homme questionne le narrateur:

—    Tu connais donc ton but ? dit cet homme.
—    Oui, répliquai-je, puisque je te l’ai dit ; loin d’ici, voilà mon but. (EA, p. 19)

Il s’agit ici de suivre Vila-Matas, explorateur qui marche lui-même dans les traces de Kafka, en espérant pourvoir jeter un peu de lumière sur ce loin d’ici et la signification particulière que l’écrivain lui donne, faisant de cet ailleurs un espace d’explorations littéraires.

Le recueil, qui contient dix-neuf textes, est revendiqué par le narrateur de la première nouvelle qui est intitulée «Café Kubista». Celui-ci donne le ton dès les premières pages en partageant avec le lecteur sa conception de la littérature. Ces commentaires sont importants dans la mesure où ils font écho à l’ensemble des textes du recueil, lui assurant une certaine cohérence thématique:

Je pense qu’un livre naît d’une insatisfaction, d’un vide, dont les périmètres se révèlent au cours et à la fin du travail. L’écrire, c’est sûrement remplir ce vide. Dans le livre que j’ai terminé hier, tous les personnages finissent par être des explorateurs de l’abîme ou plutôt de son contenu. Ils enquêtent sur le néant et n’arrêtent que lorsqu’ils tombent sur l’un de ses éventuels contenus, car il leur déplairait sans doute d’être confondus avec des nihilistes. (EA, p. 9)

Voilà qui est intriguant et qui mérite réflexion. Quel est ce vide, cette insatisfaction qui a rendu nécessaire l’écriture du livre que nous avons entre les mains ? Il y a certainement une tension, chez Vila-Matas, entre le monde réel et celui des livres, ces derniers occupant toujours une place plus importante que le premier dans la construction du discours. C’est-à-dire que cet écrivain répugne à parler du monde réel, celui de ses contemporains qui, réciproquement, vivent comme si la littérature n’existait pas. On voit ainsi se profiler chez lui une position esthétique lourde de sens: l’utilisation massive de la citation, le discours qui se nourrit presque exclusivement de littérature est un procédé discursif tout teinté d’une idéologie de la résistance. Si le monde ne veut plus de la littérature, nous dit Vila-Matas, et bien ma littérature ne veut pas davantage du monde.

Cette tension est d’ailleurs évoquée dans la nouvelle «Sang et eau» qui se situe au début du recueil. Avec ironie, le narrateur raconte les difficultés auxquelles il s’est buté lors de l’écriture du livre:

Le tension la plus forte était provoquée par le dur effort à fournir pour raconter des histoires de personnes normales tout en luttant contre ma tendance à m’amuser avec des textes métalittéraires: en définitive, il me fallait faire un gros effort pour raconter des histoires de la vie quotidienne avec mon sang et mon foie, comme l’avaient exigé de moi mes contempteurs qui m’avaient reproché des excès métalittéraires et une “absence absolue de sang, de vie, de réalité, d’intérêt pour l’existence normale des gens normaux.” (EA, p. 33)

Si, dans ce passage, le personnage écrivain affirme sa volonté d’écrire à propos de l’existence normale des gens normaux, on se rend rapidement compte de la portée ironique de ces propos. Tout se passe comme si l’auteur voulait candidement satisfaire les attentes de ses critiques, mais le fait est qu’il s’agit au contraire, nous le verrons, de détourner ces attentes afin d’explorer d’autres avenues. Il est vrai que l’on constate dans les Explorateurs de l’abîme un certain décalage par rapport aux oeuvres antérieures de l’auteur, dans la mesure où s’y trouvent des nouvelles qui débordent du cadre strictement littéraire auquel Vila-Matas nous a habitués. Cependant, c’est également dans ces nouvelles qu’on peut remarquer, non sans plaisir, l’ampleur de l’obsession littéraire qui structure son écriture. C’est-à-dire que cette volonté de raconter des histoires dont nous parle le narrateur n’échappe pas à son obsession littéraire qui, comme un aimant, ramène les intrigues vers elle. La tentation d’une écriture réaliste du quotidien est étouffée par les obsessions littéraires.  La nouvelle «Nino», qui met en scène un père cruel souhaitant la mort de son fils, est en ce sens exemplaire. On apprend d’abord que Nino est un fils insupportable, notamment parce qu’il a rejeté du revers de la main le souhait de son père qui voulait le faire architecte. En fait, Nino est un explorateur de l’abîme, un mystique qui recherche de par le monde ce qu’il nomme la vérité. Il réussit à convaincre son père de gravir le volcan de Licancabur, situé à la frontière entre le Chili et la Bolivie, parce qu’il croit que c’est dans le lac qui se trouve à son sommet qu’il trouvera la vérité. «Nous découvrirons la vérité de l’au-delà, me disait-il.» (EA, p. 48) Un peu plus tard, et c’est ce qui m’intéresse ici, cette quête de vérité d’abord déçue le mènera à s’engager dans une aventure toute littéraire, celle d’explorer la forêt amazonienne afin de suivre les traces de William S. Burroughs qui y a consommé le Yagé afin de communiquer avec le Grand Être :

[…] j’ai entièrement financé son voyage dans la forêt amazonienne de Colombie et du Pérou sur les traces de William S. Burroughs du temps où celui-ci cherchait à faire des expériences avec le Yagé ou l’ayahuasca, une plante aux propriétés hallucinogènes et télépathiques mythiques permettant “de se connecter aux rayons de présences spectrales de nos morts et de commencer à voir ou à sentir ce qui, nous semble-t-il, pourrait être le Grand Être, quelque chose qui s’approche de nous comme un grand vagin mouillé ou un grand trou noir divin à travers lequel nous nous penchons de façon très réelle sur un mystère arrivant jusqu’à nous enveloppé dans des serpents de couleurs. (EA, p. 55)

On voit dans ce passage à quel point la quête de sens des explorateurs de l’abîme qui peuplent le recueil va toujours de pair avec l’obsession littéraire. Si bien qu’à la lecture, ce qui apparaît important dans la démarche de Nino n’est pas tant l’envie de consommer le Yagé que de marcher dans ce chemin ouvert par William Burroughs. Et les chemins empruntés par les autres explorateurs du recueil ne sont pas différents. Si ceux-ci rejettent l’existence des gens normaux, c’est toujours au profit d’une existence engagée dans les avenues de la littérature et des arts. Le narrateur de la nouvelle «Vie de poète» ne fait-il pas l’éloge de cet oncle qui, dans sa jeunesse, lui a transmis la précieuse pensée de Rilke, donnant ainsi un sens à son existence qui, jusque-là, en était dépourvue ? «Les oeuvres d’art, rares, donnent un contenu intellectuel au vide.» (EA, p. 214) De fait, ce livre de Vila-Matas m’apparaît important dans la réponse en creux qu’il donne à ces critiques qui reprochent à ses textes l’absence de sang et de vie qu’ils y remarquent. Les explorateurs de l’abîme, par leur existence en marge des trivialités quotidiennes, montrent bien que la fiction vila-matienne s’organise autour de l’idée qu’il est possible de trouver dans la littérature une certaine forme de vie supérieure à la vraie vie. Dans une nouvelle marquante intitulée «Parce qu’elle ne l’a pas demandé», le narrateur met en scène sa relation avec l’artiste française Sophie Calle, célèbre pour ses romans muraux et pour ses tendances à mêler la réalité à la fiction3On apprend notamment dans Double-jeux que Sophie Calle a proposé à Paul Auster d’écrire un texte de fiction qu’elle pourrait ensuite vivre durant un an comme s’il s’agissait d’une prescription: «Puisque, dans Léviathan, Paul Auster m’a prise comme sujet, j’ai imaginé d’inverser les rôles, en le prenant comme auteur de mes actes. Je lui ai demandé d’inventer un personnage de fiction auquel je m’efforcerais de ressembler: j’ai en quelque sorte offert à Paul Auster de faire de moi ce qu’il voulait et ce, pendant une période d’un an maximum. Il objecta qu’il ne souhaitait pas assumer la responsabilité de ce qui pourrait advenir alors que j’obéirais au scénario qu’il avait créé pour moi.» (DJ, p. 3) Pour en savoir davantage à ce sujet, consulter: Sophie Calle, Doubles-jeux (livre 1). De l’obéissance, Paris, Actes Sud, 1998.. Il affirmera lors d’une discussion avec celle-ci une opinion qui, je crois, montre bien la hiérarchie que Vila-Matas établit entre la vie et ses représentations littéraires: «[j]e lui ai simplement dit que, pour moi, la littérature serait toujours plus intéressante que la fameuse vie. D’abord parce que c’est une activité beaucoup plus élégante, ensuite parce qu’elle m’avait toujours semblé une expérience plus intense.» (EA, p. 286)

De fait, c’est à une expérience littéraire des plus intenses que Vila-Matas nous convie avec ses Explorateurs de l’abîme. On le comprend mieux, le loin d’ici kafkaïen agit sur la logique du recueil comme une invitation à explorer la littérature et ses abîmes, loin du réalisme qui aurait fait la joie des critiques mentionnés au début du recueil. Il semble que la poétique vila-matienne découle directement de ce sentiment que «tout a été écrit, et trop bien» évoqué par William Marx. Si tous les sujets ont été épuisés par la littérature, il ne reste plus qu’à parler de cette dernière4Il faut noter que le silence littéraire est un thème majeur chez Vila-Matas. Bartleby et compagnie est un livre consacré aux écrivains qui ont vécu, à un moment ou l’autre de leur carrière littéraire, un silence plus ou moins prolongé. De la même manière, Docteur Pasavento est l’histoire d’un écrivain habité par une forte volonté de disparaître et qui s’efforce à vivre à la manière Robert Walser.. Il s’agit pour nous d’accepter humblement cette mise à mal du réalisme et de la fameuse vie afin de pouvoir, le temps d’un livre, s’abîmer dans le sens vertigineux de la Lettre.

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    Enrique Vila-Matas, Le mal de Montano, Paris, Christian Bourgois Éditeur (Coll. Domaine étranger), 2003, p. 151. [Traduit de l’espagnol par André Gabastou.]
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    William Marx, L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation. XVIIIe-XXe., Paris, Les Éditions de Minuit, 2005, 232 p.
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    On apprend notamment dans Double-jeux que Sophie Calle a proposé à Paul Auster d’écrire un texte de fiction qu’elle pourrait ensuite vivre durant un an comme s’il s’agissait d’une prescription: «Puisque, dans Léviathan, Paul Auster m’a prise comme sujet, j’ai imaginé d’inverser les rôles, en le prenant comme auteur de mes actes. Je lui ai demandé d’inventer un personnage de fiction auquel je m’efforcerais de ressembler: j’ai en quelque sorte offert à Paul Auster de faire de moi ce qu’il voulait et ce, pendant une période d’un an maximum. Il objecta qu’il ne souhaitait pas assumer la responsabilité de ce qui pourrait advenir alors que j’obéirais au scénario qu’il avait créé pour moi.» (DJ, p. 3) Pour en savoir davantage à ce sujet, consulter: Sophie Calle, Doubles-jeux (livre 1). De l’obéissance, Paris, Actes Sud, 1998.
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    Il faut noter que le silence littéraire est un thème majeur chez Vila-Matas. Bartleby et compagnie est un livre consacré aux écrivains qui ont vécu, à un moment ou l’autre de leur carrière littéraire, un silence plus ou moins prolongé. De la même manière, Docteur Pasavento est l’histoire d’un écrivain habité par une forte volonté de disparaître et qui s’efforce à vivre à la manière Robert Walser.
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