Entrée de carnet

Pensée écologique et hyperobjets: vers une esthétique de la hantise

Esther Laforce
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

MORTON, T. (2013). Hyperobjects : Philosophy and Ecology after the End of the World. Minneapolis: University of Minnesota Press.

Spécialiste de la littérature britannique des 18e et 19e siècles, des études de genre, du posthumanisme et des « animal studies»[1], Timothy Morton est reconnu pour le développement d’une pensée écologique se situant dans ce que l’on nomme les « nouveaux matérialismes ». Plus particulièrement, il est associé à l’ontologie orientée-objet (« object-oriented ontology (OOO) ») (Morton, 2013 : 2), une ontologie qui place l’existence des objets, et non des humains, au fondement de la réalité. Dans l’ouvrage Hyperobjects: Philosophy and Ecology after the End of the World, il développe un pan de l’OOO à partir de ce qu’il nomme les « hyperobjets ». Parmi les objets qui existent, Morton reconnaît en effet les « hyperobjets », des objets qui, par leur grosseur et leur immensité, bouleversent les catégories de temps et d’espace, et permettent de comprendre autrement la réalité – la réalité écologique, notamment.

Les hyperobjets que sont, par exemple, les matériaux nucléaires, les objets manufacturés qui résistent à la dégradation (le Styrofoam ou les sacs de plastique) (ibid. : 1) ou le réchauffement planétaire (« global warming ») (ibid. : 7), ont en commun de se déployer sur un temps long, d’investir un espace étendu et d’être toujours là. En effet, même si on ne peut les appréhender qu’une partie à la fois, leur existence est telle que nous y sommes toujours plongé.es et qu’ils collent (« they “stick” ») (ibid. : 1) à nous et aux êtres qu’ils enrobent. Les hyperobjets permettent ainsi de penser l’interrelation, dans le temps et l’espace, des objets entre eux. Surtout, et c’est le point sur lequel je voudrais m’attarder, par le mode de présence-absence avec lequel ils se manifestent aux humains, les hyperobjets font de la hantise et de la spectralité une manière privilégiée de penser la réalité écologique et d’ouvrir conséquemment des voies d’exploration esthétique.

Opérant une critique des esthétiques environnementales qui prennent appui sur les notions de « Nature » et de « monde », esthétiques qui contribuent à entretenir une scission, d’une part, entre ce qui est humain (ou ce qui fait sens pour l’humain – le monde), et ce qui ne l’est pas (l’autre qu’humain), et, d’autre part, entre ce qu’il faudrait protéger (la Nature) et ce dont il faudrait se débarrasser (les déchets, la pollution), alors qu’il n’y a aucun ailleurs où envoyer ce qu’on ne voudrait pas voir, Morton propose de considérer la réalité sur la base de ce qu’il nomme, en s’inspirant d’une image du Bouddhisme tibétain, un « charnel ground » (ibid. : 126). Le « charnel ground » est un lieu, écrit-il, « of life and death, of death-in-life and life-in-death, an undead place of zombies, […] ghosts, […] radiation, […] and pollution » (id.). Ce lieu en est un de hantise, où les objets, vivants et non-vivants, n’apparaissent jamais complètement selon ce qu’ils sont, mais aussi autrement, portant la trace de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils pourront être et de leurs interrelations. Morton décrit notre coexistence avec les objets, qui sont étranges, fantomatiques (ibid. : 195), comme une « intimité spectrale » (« spectral intimacy ») (ibid. : 193).

La pensée écologique de Morton s’incarne dans des formes d’art qui donnent à sentir ce malaise, voire ce trauma. L’œuvre de l’artiste française Anaïs Tondeur, intitulée Tchernobyl Herbarium, est un bon exemple d’un art de la hantise écologique, un art « miniaturisé »[2] de l’hyperobjet. À travers des photogrammes représentant la trace de la radiation nucléaire laissée sur des plantes ayant poussé dans la zone d’exclusion de Tchernobyl, cette œuvre révèle à la fois les plantes elles-mêmes, en tant qu’empreintes, c’est-à-dire présentes dans leur absence, à la fois l’hyperobjet qu’est la radiation nucléaire. Qualifiant les photogrammes de Tondeur de « photogrammes hantés », Kyveli Mavrokordopoulou écrivait à leur propos dans la revue esse :

Traditionnellement, un herbier comprend la plante ou la fleur séchée. L’herbier de Tchernobyl est donc de nature particulière : c’est un herbier sans plantes. Toutefois, il dénote leur présence, esquissant leur contour et leur forme, ainsi que la radioactivité qu’elles renferment. Il ne présente pas l’objet en soi, seulement son ombre. (Mavrokordopoulou, 2020 : 35)

Cet herbier rappelle le trauma de la catastrophe, donne à voir la toxicité qui colle aux objets et nous renvoie à ce que Morton nomme une « très large finitude » (« very large finitude ») (Morton, 2013 : 60), la durée d’existence de la radiation s’étendant sur des dizaines de milliers d’années.

Pensée de la globalité, de l’inconfort et de la menace, la pensée écologique de Morton invite ainsi à une lecture de l’art qui laisse percevoir les relations spectrales qui lient les objets dont nous, humain.es, ne sommes qu’une simple déclinaison.

[1] Voir la fiche de l’auteur sur le site du Département d’anglais de la Rice University à Houston, au Texas : https://english.rice.edu/faculty/timothy-morton.

[2] L’expression est de Morton lui-même, dont un bref commentaire du livre Tchernobyl Herbarium de Michael Marder et Anaïs Tondeur apparaît sur le site Fondation Mindscape. Morton écrit : « In this beautiful book, Michael Marder and Anaïs Tondeur reflect deeply on the hyperobject that is the nuclear radiation from Chernobyl through the device of the herbarium, miniature ecosystems that botanists used in the Victorian period ».

Bibliographie

MARDER, M. et TONDEUR, A. (2016). The Chernobyl Herbarium : Fragments of an Exploded Consciousness. London: Open Humanities Press. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.openhumanitiespress.org/books/titles/the-chernobyl-herbarium/.  (L’œuvre existe également en français sous le titre : Tchernobyl Herbarium : Fragment d’une conscience en éclat. Paris : Fondation Mindscape, 2016.)

MAVROKORDOPOULOU, K. (2020). « Du temps et des fleurs contaminées : sur l’œuvre de Susanne Kriemann et d’Anaïs Tondeur / Of Time and Contaminated Flowers: On the Work of Susanne Kriemann and Anaïs Tondeur. » esse arts + opinions, numéro 99, p. 32-39. Disponible en ligne sur le site de Suzanne Kriemann : http://www.susannekriemann.info/wp-content/uploads/2017/04/Esse_PLANTS_SK_Kyvelli.pdf.

MORTON, T. (2013). Hyperobjects : Philosophy and Ecology after the End of the World. Minneapolis: University of Minnesota Press.

TONDEUR, A. Chernobyl Herbarium. Site internet d’Anaïs Tondeur consulté le 1er mars 2020 : https://anaistondeur.com/chernobyl-herbarium.

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