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«L’Herbe de l’oubli» de Jean-Michel d’Hoop: une invitation à revoir notre manière d’entrer en relation avec le monde

Geneviève Bélisle
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

d’Hoop, Jean-Michel. (2018). L’Herbe de l’oubli. Texte inédit et captation vidéo du spectacle.

Fondée en 1993 par l’auteur et metteur en scène belge Jean-Michel d’Hoop, la compagnie bruxelloise Point Zéro s’intéresse au rapport entre l’acteur et la marionnette et se questionne sur la frontière entre manipulateur et manipulé, entre inertie et mouvement. Créé en 2018, L’Herbe de l’oubli (en référence à l’absinthe, « tchernobyl » en russe) aborde l’après-catastrophe de Tchernobyl, survenue en 1986 suite à l’explosion d’un réacteur de la centrale nucléaire. Encore aujourd’hui, la radioactivité est dangereusement élevée autour de la zone d’exclusion, mais comme elle est invisible, le danger demeure difficile à concevoir. La vie semble s’y dérouler normalement : la nature y est belle, les gens y vivent et y cultivent des légumes.

Le spectacle aborde donc la question environnementale liée à l’utilisation du nucléaire. Il présente les témoignages d’une dizaine de survivants auxquels donnent vie cinq interprètes. Pour écrire la trame, Jean-Michel d’Hoop s’est d’abord inspiré des témoignages de survivants publiés en 1997 par l’écrivaine ukrainienne Svetlana Aleksievitch dans son livre La Supplication. Il a aussi utilisé des témoignages plus récents récoltés avec son équipe lors de voyages en Biélorussie et en Ukraine.

Vercheval, Véronique. 2018. « L’Herbe de l’oubli », Compagnie Point Zéro. [photo du spectacle]

Vercheval, Véronique. 2018. « L’Herbe de l’oubli », Compagnie Point Zéro. [photo du spectacle]
(Credit : Véronique Vercheval. Compagnie Point Zéro, Bruxelles.)

Issue d’un montage, l’œuvre est à la fois visuelle, poétique et documentaire. Elle nous transporte dans deux univers qui s’entremêlent tout au long de la pièce. D’abord, il y a le présent, vif et coloré, qui s’installe à travers les témoignages ancrés dans le réel. Les récits sont adressés directement au public, qui les reçoit comme s’il était l’intervieweur : « Tenez, c’est pour vous, c’est un cadeau » (3). Ce temps présent s’exprime aussi grâce à un écran situé en fond de scène qui propose une « visite » des lieux grâce à des images filmées par les créateurs près de la zone d’exclusion.

Vercheval, Véronique. 2018. « L’Herbe de l’oubli », Compagnie Point Zéro [photo du spectacle]

Vercheval, Véronique. 2018. « L’Herbe de l’oubli », Compagnie Point Zéro [photo du spectacle]
(Credit : Véronique Vercheval. Compagnie Point Zéro, Bruxelles.)

Ensuite, il y a l’univers du passé, incarné par des marionnettes. Mélange de matières plastiques rappelant la terre et la poussière, ces marionnettes à fils, à corps ou surdimensionnées rendent visible l’invisible. Comme des fantômes, elles apparaissent ponctuellement, créant chaque fois des tableaux vivants où le passé, le rêve et l’imaginaire s’animent. La frontière entre manipulateur et manipulé paraît souvent s’effacer, comme si réalité et fiction, présent et passé fusionnaient. D’ailleurs, la juxtaposition de ces univers sur scène illustre fort bien les propos de Deleuze au sujet de sa lecture de Bergson : « Non seulement le passé coexiste avec le présent qu’il a été ; mais comme il se conserve en soi (…) c’est le passé tout entier, intégral, tout notre passé qui coexiste avec chaque présent » (1966: 55).

Ainsi, la proposition émerge d’un amalgame de matériaux provenant du réel et de la fiction et de connaissances scientifiques et artistiques, ce qui génère plusieurs formes de manifestations du langage. Parmi celles-ci, la poésie qui naît de la rencontre des témoignages et de l’écriture de plateau m’a grandement interpelée. En effet, si l’approche documentaire permet de partager de nombreux faits scientifiques, elle nous fait aussi accéder à l’intime de l’après-Tchernobyl : « Là où vous voyez des petites collines, là c’est les tombes des maisons. C’est les maisons enterrées. (…) Voilà on y est… Il est là mon érable… Devant c’est ma maison. C’était ma maison. (…) Quelle forêt. J’ai envie de pleurer… » (18). Le fait de choisir le témoignage comme procédé place le public dans une posture d’écoute qui rend possible la transformation de son regard. En associant le récit à l’écriture de plateau, – ici, des images de gens qui visitent une nature luxuriante près de la zone – les créateurs ouvrent un espace poétique impliquant l’imagination du spectateur et faisant naître le sensible. « On a besoin de la fiction pour réfracter la réalité, la faire ressentir » affirme Nancy Huston (citée dans Lapointe, 2016). C’est exactement ce que l’entrelacement de la réalité et de la fiction provoque ici. En créant un lien à la fois humain et poétique entre le public et Tchernobyl, « on a créé une destinée commune », comme le dit l’auteur David Wahl (2016: 81), qui nous éloigne de l’indifférence et qui fait naître l’empathie, cette faculté permettant de modifier son rapport à l’altérité. La philosophe Élisabeth Pacherie la décrit d’ailleurs comme « un instrument de connaissance d’autrui, mais aussi du monde et de nous-mêmes » (2004: 152).

Dans L’Herbe de l’oubli, l’Autre est souvent la nature, avec laquelle l’humain ne peut plus interagir comme avant. Il y a donc une impossibilité soudaine de faire appel au langage tel qu’il existe et la nécessité d’en inventer un nouveau pour aborder cette nouvelle réalité que la catastrophe a révélée.

Il s’est produit un événement pour lequel nous n’avons ni système de représentation, ni analogies, ni expérience. (…) Tous nos instruments intérieurs sont accordés pour voir, entendre ou toucher. Rien de cela n’est possible. Pour comprendre, l’homme doit dépasser ses propres limites. Une nouvelle histoire des sens vient de commencer… (2).

Si la pièce représente bien l’idée de Wahl selon laquelle l’art peut rénover les rapports humain/environnement, elle est aussi une piste pour contrer le grand partage de l’enchantement dénoncé par Zhong Mengual et Morizot. De fait, elle défie l’idée que « tout savoir qui restitue ses puissances d’enchantement au vivant tombe hors du savoir, tout art qui prétend s’en emparer reste en dehors de la vérité » (2018: 89). À la fois dans sa forme et dans son propos, L’Herbe de l’oubli invite à revisiter le rapport aux savoirs et au langage afin d’opérer une ouverture nouvelle sur le monde, essentielle au déclenchement de tout changement.

(Merci à Jean-Michel d’Hoop pour l’accès au texte et à la captation vidéo du spectacle. Site de la compagnie Point Zéro : https://www.pointzero.be/)

Bibliographie

Deleuze, Gilles. (1966). Le bergsonisme. Paris : Presses universitaires de France.

d’Hoop, Jean-Michel (2018). L’Herbe de l’oubli. Texte inédit et captation vidéo du spectacle.

Lapointe. Josée. (2016, 24 mai). Le monde post-humain de Nancy Huston. La Presse. https://www.lapresse.ca/arts/livres/201605/24/01-4984526-le-monde-post-humain-de-nancy-huston.php.

Morizot, Baptiste et Zhong Mengual, Estelle. (2018, février). L’illisibilité du paysage. Nouvelle revue d’esthétique, (22). Paris : Presses universitaires de France.  https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique- 2018-2-page-87.htm)

Pacherie, Elisabeth. (2004). L’empathie et ses degrés. Dans A. Berthoz et G. Jorlang (dir.). L’empathie (p. 149-181). Paris : Éditions Odile Jacob.

Wahl, David. (2016, mars). Une dramaturgie des sciences?, Annales des mines – Responsabilité et environnement, (83), Paris : F.F.E, p. 81. https://www.cairn.info/revue-responsabilite-et-environnement-2016-3-page78.htm?contenu=resume.

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