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La figure de Sedna: une réécriture engagée

Syrielle Deplanque
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Au cours des siècles, les contes et légendes ont permis d’instaurer des cadres normatifs, bornant alors les tabous. Si ces derniers sont tombés quelque peu dans la désuétude, les grandes figures légendaires sont toujours réutilisées dans la littérature pour nous rappeler les dangers et les interdits.

Pour cette recherche, j’ai décidé de travailler sur la figure de Sedna. C’est une légende pan-inuit que l’on retrouve dans une grande majorité des communautés inuit. Il existe de nombreuses versions de cette légende, d’ailleurs dans son ouvrage La déesse inuite de la mer, Nelda Swinton a répertorié 37 noms différents pour cette divinité. Pour simplifier mon propos ici, j’ai décidé d’utiliser le nom Sedna qui est le plus rependu, mais n’oublions pas que chacun de ces noms à une importance linguistique, symbolique et correspond à une communauté et une perception différente. 

Malgré les nombreuses variations – qui portent principalement sur sa vie amoureuse – le noyau central de la légende repose sur l’histoire d’une jeune femme qui refusait de se marier. Alors qu’un jour, elle était en kayak avec son père, il l’a précipita dans l’eau. Elle essaya de remonter dans l’embarcation, mais son géniteur lui coupa les doigts qui se transformèrent en mammifères marins. Dès lors, elle vie dans les fonds marins où elle apparait tel un esprit vengeur qui retient le gibier dans ses cheveux lorsque les inuit bravent des interdits ou l’offense. Pour entrer dans ses bonnes grâces, il faut faire amende honorable en envoyant un shaman pour lui démêler les cheveux, libérant alors le gibier.

Sedna veille sur les âmes, les ombres, les mers et les animaux[1]. C’est une figure ambivalente, car d’une part elle est redoutée à cause de ces capacités destructrices ; mais elle représente également une gardienne protectrice des animaux marins et d’une saison de chasse prospère. Lors du solstice d’hiver, un culte lui était rendu avec des offrandes et des rituels tournant autour de la lumière pour s’assurer d’une bonne saison de chasse. 

Bien que la christianisation ait supprimé petit à petit la pratique de ces cultes, cette légende est toujours très présente dans la culture inuite, et connait différentes réactualisations. Sedna ne punit plus les hommes pour les mêmes raisons, mais incarne les problématiques que rencontrent les sociétés inuites. Dans le cadre de l’écocritique et de l’écopoétique nous pouvons étudier deux exemples de réécriture de ce mythe qui sont particulièrement pertinents. 

Tout d’abord, il faut citer l’ouvrage Whale du dramaturge britannique David Holman paru en 1992. Il situe son roman entre imaginaire et réalité en utilisant une histoire vraie comme point de départ de son récit : celle de trois baleines grises qui ont été prises sous la glace en octobre 1988, à Point Barrow, en Alaska

To have revenge on the Inuit who caused her such suffering she entangles her creatures in her beautiful hair and does not allow them to surface when they are food for the Inuit. The struggle with icebreakers and helicopters to rescue the whales is set against a mythological background of attempts to appease Sedna and make her happy, so [she finally] releas[es] the whales form her kingdom[2].

Dans la version de l’auteure groenlandaise Lana Hansen, paru en 2009 sous le titre Sila, on peut y lire une dénonciation de la pollution croissante. Tulugaq, un jeune garçon qui s’échappe de son enveloppe humaine pour incarner un corbeau, est désigné par l’esprit de l’Inlandsis (glace de l’intérieur des terres) pour lutter contre le réchauffement climatique. Pour cela, il va rendre visite à un ours blanc, une baleine, un aigle, un caribou, une truite et une fleur qui lui font des offrandes pour apaiser la fureur de Sedna (Sassuma Arnaa).

Lorsqu’il arrive pour démêler ses cheveux, il constate que des tas de déchets et d’animaux morts y sont piégés. Alors elle lui dit : 

Je vais capturer les humains, parce qu’ils polluent beaucoup trop et n’ont aucun respect pour la nature. Il est temps de leur donner une leçon. Ils ne suivent pas les règles, et ils sont tellement égocentriques et irrespectueux de la nature et des autres êtres vivants que cela va leur retomber dessus.[3]

Dans ces deux romans, nous retrouvons les différentes caractéristiques qui définissent ce qu’est une œuvre écopoétique et par conséquent écocritique. Nous distinguons les quatre critères proposés par Laurence Buell dans son ouvrage The environmental imagination : Thoreau, Nature Writing and the fromation of American Culture. Ainsi que trois des quatre « tensions » identifiées par Schoentjes dans son livre Ce qui a lieu, soit : esthétique/utilitaire, concret/imagination et ordre/chaos. 

[1] Frédéric Laugrand et Jarich Oosten, La femme de la mer. Sedna dans le chamanisme et l’art inuits de l’Arctique de l’Est, Montréal, Liber, 2011 [2008], p. 33.

[2] David Holman, Whale, London, Methuen Drama, 1989, Oxford, Heinemann Plays, 1992, p. 8.

[3] Lana Hansen, Sila, Nuuk, Milik, 2009, p.56. 

Bibliographie :

Buell, Laurence, The environmental imagination: Thoreau, Nature Writing and the fromation of American Culture, Cambridge, Harvard University Press, 1995, 

Hansen, Lana, Sila, Nuuk, Milik, 2009, 59 p.

Laugrand, Frédéric et Jarich Oosten, La femme de la mer. Sedna dans le chamanisme et l’art inuits de l’Arctique de l’Est, Montréal, Liber, 2011 [2008], 181 p.

Holman, David, Whale, London, Methuen Drama, 1989, Oxford, Heinemann Plays, 1992, 64 p.

Kennedy, Michael P. J., « The Sea Goddess Sedna. An Enduring Pan-Arctic Legend from Traditional Orature to the New Narratives of the Late Twentieth Century », John Moss [ed.], Echoing Silence. Essays on Arctic Narrative, Ottawa, University of Ottawa Press, 1997, p. 211-224.

Schoentjes, Pierre, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject (Tête nue), 2015, 295 p.

Swinton, Nelda, The Inuit Sea Goddess / La déesse inuite de la mer, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1980, 60 p.

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