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Récurrences dans les représentations du féminin dans la presse écrite chez les galeristes montréalaises Lavigueur, Lefort et Millman

Geneviève Lafleur
couverture
Article paru dans De l’assignation à l’éclatement. Continuités et ruptures dans les représentations des femmes, sous la responsabilité de Dominique Bourque, Francine Descarries et Caroline Désy (2013)

À ce jour, seulement quelques auteurs québécois ont étudié les femmes galeristes montréalaises actives du début des années quarante au début des années soixante (Lafleur, 2011; Marcotte, 2000; Pageot, 2008; Robillard, 1985; Sicotte, 1996 ainsi que Sicotte et Galerie Leonard & Bina Ellen, 1996). À deux exceptions près, toutes les études recensées se penchent sur un cas unique1Julie Marcotte et Yves Robillard traitaient de la galeriste Denyse Delrue, qui a entre autres fondé les première et seconde Galerie Denyse Delrue (respectivement en 1957 et 1959), alors qu’Hélène Sicotte, individuellement d’abord, puis conjointement avec la Galerie Leonard & Bina Ellen, s’intéressait à Agnès Lefort, dont il sera question dans cet article. en traitant l’expérience individuelle de chacune de ces femmes comme marginale et en faisant abstraction du phénomène qui émergeait alors. Pourtant, ces études, comme plusieurs autres consacrées à l’art québécois de l’époque (Robert, 1977; Viau, 1964 entre autres), mentionnent la présence de femmes au sein du milieu des galeries d’art, alors que dans la majorité des autres sphères professionnelles, toute présence féminine était encore peu tolérée.

Notre recherche vise à pallier quelque peu cette lacune en abordant la situation des femmes fondatrices et gestionnaires d’une galerie d’art à Montréal durant les décennies 1940, 1950 et début 1960. Dans ces quelques pages, nous nous intéressons aux représentations véhiculées dans les journaux et périodiques de l’époque (ainsi que quelques imprimés plus récents) de trois de ces femmes galeristes actives entre 1941 et 1961. Notre intention est de vérifier si les représentations qui y sont véhiculées participent de la minimisation du rôle de ces femmes dans l’histoire de l’art au Québec et, plus largement, d’une vision traditionnelle du rôle des femmes au sein de la société québécoise. L’analyse des commentaires sur les parcours de trois galeristes, soit Rose Millman, Agnès Lefort et Jessie Lavigueur, nous permettra de dégager certaines représentations récurrentes dans les portraits qui sont faits d’elles.

Pour mieux situer ces femmes galeristes dans le contexte où elles amorcent leurs activités, rappelons brièvement que le consensus social assigne aux femmes le rôle d’épouse et de mère, alors que leur participation au marché du travail est fortement décriée par les élites d’alors, sauf en cas d’extrême nécessité. Dans le même ordre d’idées, soulignons que, jusqu’en 1964, les femmes mariées ont approximativement les mêmes droits qu’une personne mineure et doivent, si elles souhaitent exercer une profession au Québec, obtenir le consentement de leur mari. Un statut particulier est par ailleurs consenti aux femmes mariées qui exercent le métier de marchande publique, ce qui leur permet de gérer seule un commerce. Ce statut, qui accorde aux femmes mariées un recouvrement partiel de leur capacité juridique, soit dans les limites de l’exercice des responsabilités liées à leur commerce (Dumont et Toupin, 2003: 129), ne les exempte pas de l’obligation d’obtenir l’autorisation maritale. Relativement à cette incapacité juridique des femmes mariées, la Déclaration de société produite par Lefort et conservée aux archives de la Cour Supérieure de Montréal comprend cette mention: «Je suis célibataire», attestant du fait qu’elle peut légalement établir et gérer un commerce.

Bref, l’adhésion à l’idéologie traditionnelle qui confine les femmes dans le rôle de «reine du foyer», gardienne des valeurs morales et chrétiennes, constitue en l’occurrence l’univers normatif dans lequel évolue encore la société canadienne-française (Barry, 1977: 43). En aucun cas n’est-il accepté que l’exercice d’une carrière puisse exempter les femmes de leur charge de travail domestique et, conséquemment, de leur rôle de «reine du foyer» (Carrière, 1942: 26). Très souvent, les femmes mariées en emploi sont exposées à de virulentes critiques, puisque le travail féminin est donné comme cause de la désorganisation familiale et accusé d’avoir pour effets d’augmenter la prostitution, l’alcoolisme et la délinquance juvénile (Barry, 1977: 47). Francine Barry (1977: 47) rapporte que, selon ce même discours, on considérait que le travail pouvait conduire les femmes à l’épuisement physique et moral, et l’addition de tâches professionnelles aux responsabilités domestiques pouvait affecter leurs capacités maternelles, tant physiques qu’émotionnelles.

Plusieurs études démontrent2À ce sujet, voir entre autres L’école rose… Et les cols roses : la reproduction de la division sociale des sexes de Francine Descarries-Bélanger (1980), ainsi que Les Canadiennes et la Seconde Guerre mondiale de Ruth Roach Pierson (1983). que les femmes qui travaillent ont longtemps été cantonnées dans un nombre restreint de catégories professionnelles liées à la sphère domestique ainsi qu’aux valeurs «naturellement» féminines de don de soi (aide-ménagère, institutrice, infirmière, secrétaire, etc.) (Arbour, 1982: 7). Elles abandonnent généralement le travail lorsqu’elles se marient afin de se consacrer exclusivement au foyer et à la famille (Strong-Boag, 1994: 10), bien que Guy Rocher (1962: 127) constate, sur la question, une plus grande ouverture d’esprit chez les Canadiens anglais que chez les Canadiens français. Cette information s’appuie sur le fait que Millman, la première femme à avoir fondé en 1941, une galerie d’art commerciale à Montréal, était anglophone.

Toutefois, l’avènement de la Seconde Guerre mondiale bouleverse temporairement le statut du travail féminin rémunéré à travers le Canada. Lors de ce conflit armé, les Canadiennes sont appelées à participer à l’effort de guerre dans leurs activités domestiques, mais également par l’occupation d’un emploi. Bien qu’au Québec, les autorités religieuses et syndicales, ainsi que certains politiciens nationalistes, se prononcent contre l’emploi des femmes à l’extérieur du foyer, le gouvernement fédéral met en place des mesures afin de favoriser l’arrivée massive (mais provisoire) des femmes sur le marché du travail (Collectif Clio, 1992: 388). Le gouvernement fait d’abord appel aux jeunes femmes célibataires pour exécuter un travail à temps plein, mais la main-d’œuvre s’avère insuffisante et bientôt, on fait également appel aux femmes mariées sans enfant pour travailler à temps partiel, puis, finalement, aux mères (Pierson, 1983: 9; 12). Pour ce faire, l’État entreprend des campagnes de recrutement à l’échelle nationale, à la radio ainsi que dans les journaux, en plus de modifier des lois et d’établir un système de garderies pour les mères travailleuses (Pierson, 1983: 10-14). Toutefois, ces mesures ne sont que transitoires et, dès la fin de la guerre, le nombre d’emplois disponibles pour les femmes diminue (puisqu’on préconise l’embauche d’anciens combattants), les subventions aux garderies prennent fin, et on prône le retour des travailleuses à leur ménage à travers une propagande médiatisée romançant la vie des femmes au foyer (Pierson, 1983: 27; 29). Cette position de valorisation du rôle des femmes au foyer est entre autres perceptible dans le journal La Presse et dans le magazine Revue moderne3 Sur le sujet, voir le mémoire de maîtrise en histoire de Marie-Anne Sauvé, «La représentation du travail rémunéré des femmes pendant la Seconde Guerre mondiale, à travers le journal La Presse, Québec, 1939 à 1945», déposé en 1986 à l’Université du Québec à Montréal, ainsi que l’étude de Jocelyne Valois, «La presse féminine et le rôle social de la femme» (1967), qui se trouve en bibliographie..

Judy K. Collischan Van Wagner (1984: 4-5) voit un lien entre l’événement de la Seconde Guerre mondiale et l’émergence des femmes galeristes, du moins aux États-Unis. Elle constate que des femmes se sont alors rapprochées de la sphère de la diffusion artistique (en devenant galeristes, écrivaines et critiques) et comprend ce phénomène comme une conséquence de l’entrée massive des femmes sur le marché de l’emploi en raison de l’industrie de guerre. Et cela, dans un contexte où plusieurs artistes d’avant-garde s’exilent d’Europe vers l’Amérique du Nord pour éviter les atrocités de la guerre. Cette explication semble également pertinente pour Montréal, puisque la première galerie fondée par une femme l’a été en 1941. De surcroît, plusieurs artistes modernes, français pour la plupart, ont choisi de venir s’établir au Québec pour la durée de la guerre.

Il est aussi intéressant de constater que l’accession des femmes à l’enseignement supérieur dans le domaine des beaux-arts est plus aisée que pour les autres formations professionnelles. Katia Tremblay (1993: 176) suggère que c’est parce que, dans les mœurs populaires, on accorde «naturellement» aux femmes une sensibilité artistique et une créativité liées à leur sexe. Entre le krach boursier de 1929 et la Seconde Guerre mondiale plus particulièrement, l’art est effectivement perçu par plusieurs comme un loisir féminin dont la principale fonction est la décoration (Arbour, 1994: 7). Mais si les femmes sont plus facilement admises dans les institutions de formation artistique que dans toute autre institution d’enseignement, l’accès aux hautes reconnaissances leur est généralement refusé. Ainsi, l’artiste Jori Smith s’est vu nier l’accès, en des termes des plus explicites, une bourse à l’École des beaux-arts de Montréal à cause de son sexe: «[…] nous ne pouvons pas nous permettre de vous donner cette bourse, parce que vous êtes une femme, et que vous vous marierez, et que vous arrêterez alors de peindre» (Strong-Boag, 1994: 8).

Progressivement, les mœurs changent et il devient courant que des femmes travaillent après leurs études, et ce jusqu’à leur mariage. Certaines femmes travaillent à servir la clientèle dans des boutiques, quelques-unes gèrent même des commerces; ces dernières forment toutefois une très faible minorité de la main-d’œuvre féminine au Québec. Gabrielle Carrière, en 1942, publie un livre traitant des différentes possibilités de carrière qui s’offrent aux femmes québécoises; bien que l’opinion de l’auteure soit marginale pour l’époque, elle témoigne d’un début d’ouverture d’esprit au sein de la population. Carrière souhaite alors orienter les jeunes filles vers des professions qui leur conviennent, grâce à un argumentaire qui lie, dans chaque cas, la carrière examinée aux compétences féminines qu’elle nécessite.

Pour ce qui est des femmes travaillant auprès de la clientèle dans un commerce, Carrière (1942: 126) évoque —tout de suite après la maîtrise des deux langues officielles et des bases en calcul arithmétique— la primauté de la politesse, de l’écoute, du tact et de la patience avec la clientèle, un certain goût esthétique pour composer des étalages plaisants à l’œil, une apparence soignée et élégante ainsi qu’une «parole persuasive». De plus, selon elle, certains types de commerces auraient avantage à employer des femmes plutôt que des hommes, des commerces comme les boutiques de vêtements, de lingerie féminine, d’accessoires féminins, de tissus, de mercerie ainsi que de fournitures pour bébés (Carrière, 1942: 128).

Pour celles qui souhaitent établir un commerce, Carrière mentionne la nécessité d’avoir amassé un certain capital et l’importance d’établir leur boutique dans un quartier propice à la marchandise offerte (Carrière, 1942: 128). Elle affirme d’ailleurs que certains commerces peuvent aussi bien être gérés par une femme que par un homme; les magasins d’objets d’art en font partie (Carrière, 1942: 129). 

Peu à peu, la participation des femmes à la population active suscite moins de controverse, dans la mesure toutefois où deux conditions principales sont rencontrées: il faut que leur travail ne remette pas en cause leur rôle fondamental de mère et d’épouse et que leurs occupations professionnelles fassent appel à des qualités jugées typiquement féminines. Encore en 1960, Fernande Saint-Martin, éditrice de la revue Châtelaine, construit son argumentaire en faveur du travail des femmes sur la base d’une telle perception: 

Il importe que la femme cultive avec une perfection toujours plus grande l’élégance et la beauté, ainsi que les divers arts ménagers qui perpétuent dans notre vie quotidienne les plus belles traditions françaises. D’autre part, les beaux-arts et la politique, l’éducation, la science et les problèmes sociaux ne sont plus aujourd’hui une chasse gardée au sexe fort; il est bon aussi que «l’honnête femme ait des lumières sur tout», puisque son sort et celui de ses enfants sont liés au destin du monde. (Saint-Martin, 1960: 1)

De manière plus directe, Saint-Martin affirme: «[…] si les femmes sont aptes à poursuivre les mêmes études que les hommes, le problème demeure de savoir si cette formation est suffisante pour répondre aux fonctions premières de la femme, la maternité, le mariage, la responsabilité du groupe familial» (Saint-Martin, 1961: 1). Il est intéressant de souligner que Saint-Martin, quelques années auparavant, soit en 1955, avait participé avec son époux le peintre Guido Molinari à la fondation de la galerie d’art L’Actuelle à Montréal, la première galerie commerciale canadienne à diffuser exclusivement de l’art non figuratif. Les propos de Saint-Martin témoignent donc d’une période d’ouverture pour les femmes à une multiplicité de possibilités, mais également d’un besoin de s’appuyer sur une certaine tradition, liée à la fonction jugée naturellement féminine de transmission (éducation) et de reproduction. En nommant en premier l’apprentissage des beaux-arts parmi les domaines accessibles aux femmes, Saint-Martin utilise une stratégie qui lui permet d’apporter des idées nouvelles tout en les inscrivant dans une tradition où l’on présuppose qu’une sensibilité artistique ainsi qu’une créativité sont naturelles aux femmes.

La diffusion artistique et la profession de galeriste

Esther Trépanier relève que les critiques des années 1910 et 1920 constatent qu’une partie du public des expositions à caractère artistique est constituée de femmes provenant de milieux aisés et bénéficiant d’une certaine culture. Certaines d’entre elles jouent aussi le rôle de mécène ou de bénévole dans l’organisation d’expositions, mais la plupart se satisfont de leur mission d’«éducatrice» par rapport à la chose artistique dans la sphère domestique (Trépanier, 1997: 68). Trépanier note aussi que certaines de ces femmes, anglophones pour la plupart, utilisent leur domicile durant les décennies 1910 et 1920 pour tenir des expositions de quelques jours4Esther Trépanier énumère ces expositions : Mlle Patricia Irwin expose au 40, rue Drummond, des œuvres de Charles de Belle (1873-1939) en 1915; Lady Mortimer Davis organise une exposition à son domicile de l’avenue des Pins en 1923; Mme E. Maxwell présente une exposition au 312, rue Peel, en 1925; et Mme Chowne expose en 1925 les œuvres d’une douzaine d’artistes canadiens (certains ne sont alors pas reconnus comme traditionnalistes) au 40, McGill College (Trépanier, 1997: 70-71).. Le phénomène doit être assez répandu puisque la critique journalistique s’intéresse à de telles expositions. Toutefois, à l’exception des expositions caritatives organisées bénévolement par ces femmes5Par exemple, Trépanier recense la couverture médiatique, en octobre 1923, d’une exposition organisée pour l’Hôpital Notre-Dame par Mme Athanase David (Trépanier, 1997: 79)., ces initiatives artistiques sporadiques ne sauraient être comparées à une activité de commerce, les œuvres étant bien souvent uniquement offertes à l’appréciation visuelle des visiteurs et non mises en vente. Celles qui organisent de telles expositions ne sont pas alors considérées comme des entrepreneures, mais comme des femmes exerçant leur rôle «spécifiquement féminin» d’élévation morale, et ce, par l’art et le bon goût (Trépanier, 1997: 71). 

Au cours des décennies suivantes, une plus grande ouverture à la présence des femmes dans le milieu artistique devient perceptible, mais toujours à travers des balises précises; leur rôle reste indissociablement relié à l’expression d’une «nature» féminine ou, à tout le moins, à celle de traits féminins (Arbour, 2000: 4-5). Dans le discours de la critique des années 1950 et 1960, ces caractéristiques dites féminines sont chargées d’une valeur positive lorsqu’il est question des femmes artistes tenantes de l’abstraction gestuelle (Arbour, 2000: 5); nous supposons donc que, durant cette même période, un discours et des stratégies similaires s’instaurent pour légitimer la présence de femmes galeristes. Rose-Marie Arbour (2000: 6) remarque, au sujet des femmes artistes, que l’interprétation de leurs œuvres par la critique de l’époque est construite autour d’une mise en parallèle de ces œuvres avec des valeurs morales ou psychologiques traditionnellement féminines, tels le don de soi, l’intuition et le sens de la communication. Ces caractéristiques se trouvent également énumérées et valorisées par la presse écrite au sujet des galeristes de notre corpus. Par exemple, Claude-Lyse Gagnon (1960: 104) se prononce ainsi sur la question: «Aujourd’hui, trois ou quatre femmes dirigent des Galeries. Elles se montrent […] devinatrices (sic) à souhait et personnes de goût». On peut penser que l’adjonction d’un registre de valeurs et d’aptitudes dites féminines permet de justifier la présence de femmes dans le milieu professionnel de la diffusion des arts visuels. La presse écrite tente également de situer l’activité de galeriste dans la continuité des professions qualifiées de féminines. En effet, on insiste à de nombreuses reprises sur l’expérience préalable de Lefort dans l’enseignement des arts, notamment auprès des enfants, mais également sur son passé d’assistanat de recherches pour un renommé savant, possiblement avec l’objectif d’inscrire, d’une autre manière, sa profession de galeriste dans la perpétuation des rôles féminins de soutien et d’éducation. D’autres auteurs suggèrent un parallèle entre le bénévolat au sein d’œuvres de bienfaisance et l’activité de galeriste, en soulignant que l’éducation du public ou le soutien de jeunes artistes constituent des gestes d’altruisme. Ainsi, comparant les peintres modernes à des êtres démunis et rejetés, Lorrain (1955: 3) n’est pas loin de décrire la galerie de Lefort comme une œuvre caritative: «Quand on est un peintre moderne, c’est-à-dire souvent incompris et même ridiculisé des masses […] c’est, à Montréal, chez Agnès Lefort que de préférence on expose.» Certains utilisent un registre lexical qui fait état de l’utilité sociale de l’activité de la galeriste (dans ce cas, celle de Lavigueur): « […] this type of exhibition fills an urgent need in a district that has neither an art gallery, nor organized facilities for enjoying painting» (Hodkinson, 1960, p. 42). Enfin, un article s’intéresse à la générosité de Lefort envers les artistes qu’elle expose, autre vertu jugée féminine, en plus de lui attribuer des qualités liées au maternage: «S’il est quelqu’un qui protège les peintres, les lance, leur “donne leur chance” comme on dit couramment, c’est Agnès Lefort» (Oligny, 1961 : 2).

Dans le même ordre d’idées, Trépanier (1997: 71) affirme que, dès les années 1910 et 1920, on attribuait aux femmes une responsabilité de sensibilisation à l’art et au bon goût, tout en y ajoutant une précision importante: «[…] c’est à elle[s] qu’il incombe d’utiliser, dans la décoration intérieure, des objets d’art qui contribueront à l’élévation du “bon goût” des membres de [leur] famille et de [leur] réseau d’amis, et à la rentabilité de l’art de chez nous» (nous soulignons). Ainsi, l’œuvre d’art n’est pas uniquement considérée comme un objet décoratif, mais devient aussi une « instance d’élévation morale et nationale» (Trépanier, 1997: 71); le rôle des femmes en devient un, conséquemment, de transmission d’une culture canadienne-française et des valeurs qui y sont liées.

En somme, tant que leurs activités s’inscrivent dans une certaine tradition (comme leur participation à la diffusion d’œuvres pour des causes caritatives ou encore leur rôle de sensibilisation au bon goût), il devient possible pour des femmes d’exercer le métier de galeriste. Mais, plus important encore, il devient même acceptable et légitime pour ces femmes de présenter une production artistique canadienne avant-gardiste, alors que la majorité des galeries montréalaises de l’époque exposent plutôt un art européen traditionnel et consacré6En effet, la plupart des galeries d’art exposent l’art de maîtres anciens européens, et peu osent exposer la production d’artistes canadiens ou encore celle d’artistes actifs. Le peu de risque associé à la vente du premier type de marchandise est lié au concept de rareté (un artiste décédé ne produira jamais davantage, et la provenance éloignée des œuvres contribue également à cette rareté) et à l’absence de nécessité de susciter chez le public un changement de valeurs esthétiques (Becker, 1988: 128). Par conséquent, la mise en marché d’œuvres avant-gardistes produites par des artistes canadiens, comme le font les galeristes de notre corpus, comporte un risque bien plus élevé.. Autrement dit, leur soumission aux rôles conventionnels féminins entraînerait une relative acceptation (ou légitimation), dans la presse écrite, des œuvres modernes qu’elles exposent. Le choc causé par la présentation d’œuvres d’avant-garde dont le style n’est pas encore apprécié ni de la critique ni du public se trouve amoindri, voire excusé par le fait que ces femmes galeristes tentent d’éduquer le public en jouant leur rôle de femme, en participant à la sensibilisation du public à l’esthétique et en soutenant les artistes canadiens.

La première à exposer l’avant-garde canadienne est Millman, qui va jusqu’à octroyer le nom «Dominion» à sa galerie commerciale pour témoigner de cette particularité. Elle accueille sur ses cimaises plusieurs expositions de peintres québécois modernes et, en 1943, elle est la première galeriste à exposer Abstraction verte, l’œuvre que Paul-Émile Borduas considérera comme son premier tableau automatiste. À travers sa programmation, Lefort souhaite pour sa part diffuser le travail de l’avant-garde canadienne et participer à la popularisation du médium de l’estampe afin de stimuler la vente d’œuvres auprès d’un public moins fortuné. Quant à Lavigueur, durant la courte existence de sa galerie d’exposition, elle y présente uniquement le travail d’artistes canadiens.

Ces apports notables des femmes galeristes à la diffusion artistique sont toutefois minimisés par certains membres de la presse écrite de l’époque qui continuent de leur attribuer un rôle traditionnel féminin plutôt que de les considérer en tant qu’agentes influentes du milieu et du marché de l’art. Par exemple, une journaliste explique en 1960, au sujet de Renée Lesieur, directrice de la galerie L’Atelier de Québec, qu’elle est «[c]onsciente de son rôle féminin, qui est de s’intéresser au beau et de le diffuser» (Allaire, 1960: 4). De notre étude de la représentation des femmes galeristes de l’époque, nous avons dégagé certains aspects récurrents qui traduisent, comme dans le précédent exemple, une conception connotée de la féminité. Chacun d’entre eux peut être exemplifié par les représentations de Lavigueur, de Millman et de Lefort dans la presse écrite. Cet ordre de présentation des galeristes ne suit pas la chronologie d’ouverture des espaces d’exposition, mais se fonde plutôt sur l’éloignement progressif de ces femmes de l’espace domestique dans l’exercice de leurs fonctions. Les effets des représentations quant à la place de ces galeristes dans l’histoire de l’art seront tirés en conclusion.

Jessie Lavigueur

Le cas de la Galerie de Jessie Lavigueur révèle explicitement la manière dont la presse tend à interpréter la gestion d’une galerie par une femme, puisque Lavigueur l’installe dans sa résidence privée et que la presse écrite approuve cette initiative davantage qu’elle ne la questionne ou la critique. C’est sans vocation commerciale que Lavigueur ouvre sa galerie en 1960, c’est-à-dire que les œuvres qui y sont présentées ne sont pas à vendre. Elle utilise quelques pièces de son domicile pour exposer des œuvres récentes d’artistes canadiens. La presse écrite de l’époque (surtout la presse populaire) commente l’ouverture de cette galerie en accueillant avec joie un nouveau lieu de diffusion pour l’art. Elle insiste sur le fait que cette galerie est fondée à l’initiative d’une mère au foyer et qu’il est audacieux d’ouvrir un espace d’exposition qui soit à ce point éloigné du centre artistique montréalais que constitue le pourtour du Musée des beaux-arts. De son propre aveu, Lavigueur se qualifie de femme au foyer ordinaire; un article va même jusqu’à réutiliser ce qualificatif dans son titre: «Home Becomes Art Gallery: Art Exhibition Opened by Ordinary Housewife» (Hodkinson, 1960: 42). Dans ce même article, on mentionne la surprise du milieu artistique face à la démarche entreprise par Lavigueur, une maîtresse de maison apparemment peu liée au milieu des connaisseurs de l’art. Certains articles s’intéressent particulièrement aux qualités de femme au foyer manifestées par Lavigueur, mentionnant entre autres son implication communautaire remarquable et le nom des membres de sa petite famille.

En axant leurs commentaires sur le statut de femme au foyer de cette galeriste, les journalistes inscrivent son activité dans la catégorie des passe-temps et loisirs. Ainsi, ils ne considèrent pas, même hypothétiquement, cette activité comme professionnelle. Les propos de la galeriste cités dans les médias imprimés vont également dans ce sens. En effet, les commentaires de Lavigueur sur les œuvres qu’elle expose et rapportés par les journalistes ne portent pas sur l’intérêt d’une démarche artistique ni sur l’évolution stylistique d’un artiste, mais bien sur la capacité des œuvres présentées à agrémenter le décor d’un domicile: «[Lavigueur] wanted to prove to home-lovers how pieces of modern sculpture enhance the beauty of a room» (Hodkinson, 1960: 42). D’autres articles indiquent que le mari de Lavigueur ainsi que leurs deux enfants sont très enthousiastes de la transformation d’une partie de leur demeure en galerie d’art; ces brèves mentions suffisent à informer le lecteur du consentement de l’époux à l’ouverture de la galerie, mais également à rassurer le lectorat du fait que ce projet ne nuit aucunement à Lavigueur dans l’accomplissement de ses rôles de «reine» du foyer et de mère7Voir entre autres les articles «Galerie dans le salon» publié dans Le Petit Journal en 1960 et «Housewife Opens Suburb Home for Art Show» publié la même année dans le Winnipeg Free Press. Le titre d’une section de ce dernier article, «Family Interested», est significatif de l’importance accordée par la presse écrite à l’approbation familiale du projet.. Dans un autre article, il est mentionné que l’intérêt que porte la galeriste à la peinture date d’il y a déjà quelques années, alors qu’elle avait ressenti un profond besoin de sortir de la maison («to get out of the house») (Hodkinson, 1960: 42). Elle avait suivi plusieurs cours d’expression orale et d’art dramatique, en plus de s’impliquer dans des groupes de lectures et d’appréciation artistique. À la lecture de ces passages, on ne peut s’empêcher de penser à l’indéfinissable malaise de La femme mystifiée (ou The Feminine Mystique) décrite par Betty Friedan en 19638Betty Friedan étudie à l’intérieur de son ouvrage un phénomène qui atteindrait plusieurs femmes au foyer américaines et qu’elle nomme (ou plutôt ne nomme pas) «l’indéfinissable malaise» («the problem that has no name»). Cet indéfinissable malaise implique que ces femmes sont malheureuses et sous l’emprise d’un sentiment mélancolique, malgré le fait qu’elles mènent un mariage et une vie de famille convenables et qu’elles connaissent un certain niveau de confort matériel. Friedan indique que ces femmes se retrouvent alors blasées par leur situation de femme au foyer, qu’elles ne trouvent ni stimulante ni épanouissante. Cette situation —cette vie— ne leur convient plus, mais elles se retrouvent emprisonnées dans un rôle que la société leur a attribué..

L’univers domestique de Lavigueur se retrouve également dans les photographies qui accompagnent généralement les articles à son sujet. À titre d’exemple, l’une d’entre elles la montre installée dans un divan surchargé de coussins décoratifs, tenant d’un bras son chien, symbole de la cellule familiale et domestique, et de l’autre, un petit tableau qu’elle expose (Hodkinson, 1960: 42). Une attention particulière est accordée à l’apparence de la galeriste, qui arbore une coiffure élégante, un sourire avenant, un rang de perles et des boucles d’oreilles assorties. La légende de cette photographie se lit comme suit: «Mrs. Jessie Lavigueur with her dog, Tuffy, in the lounge of her home which has been converted into a temporary art gallery showing work by five Canada’s leading artists. Mrs. Lavigueur believes that this is an ideal way of acquainting leading artists. Mrs. Lavigueur holds Gentile Tondino’s “Head of a Woman”» (Hodkinson, 1960: 42) / Mme Jessie Lavigueur avec son chien, Tuffy, dans son salon converti en galerie d’art temporaire afin d’exposer les œuvres de cinq importants artistes canadiens. Mme Lavigueur croit qu’il s’agit de la meilleure façon de découvrir des artistes de premier plan. Mme Lavigueur tient «Tête de femme» de Gentile Tondino (notre traduction). Il nous apparaît important de souligner que la mention de l’œuvre dans l’image constitue la dernière information inscrite en légende, alors que le lecteur est, dès la première phrase, déjà en mesure de connaître le nom du chien photographié, ce qui est révélateur du degré d’importance accordé à l’œuvre en soi, qui se trouve ainsi réduite à un détail quasi ornemental, voire anecdotique. Une autre photographie de Lavigueur la représente encore impeccablement coiffée, dans une tenue distinguée et parée de bijoux (Gladu, 1960: 101). Elle y tient encore un tableau qu’elle expose sur ses murs mais, cette fois-ci, la position de la galeriste et son habillement offrent une similitude notable avec le sujet du tableau lui-même (il s’agit d’un portrait de femme peint par Jean-Paul Lemieux), qui devient en quelque sorte le miroir, la réflexion de la galeriste. Cela ouvre la porte à plusieurs analogies possibles, notamment entre la parfaite reine du foyer et l’œuvre d’art, ayant toutes deux pour principales fonctions l’embellissement de la sphère domestique.

Rose Millman

Rose Millman ouvre sa première galerie, la Dominion Gallery of Fine Art, en 1941, soit près de vingt ans avant que Lavigueur ne fasse de même. La galerie de Millman est toutefois un espace à vocation commerciale, c’est-à-dire que la galeriste loue un local (d’un point de vue législatif, son mari est le signataire du bail) où sont exposées et mises en vente des œuvres d’art. Millman s’associe à Max Stern en 1944, puis lui vend ses parts de la galerie en janvier 1947. Les commentaires diffusés au sujet de Millman dans la presse ont, pour la plupart, été publiés tardivement, surtout dans des écrits visant à retracer l’historique de la Galerie Dominion. Millman est alors taxée d’amateurisme dans la gestion de sa galerie, en comparaison à Stern, qui détient un doctorat en histoire de l’art et a donc une formation académique plus appropriée que Millman pour exercer la profession de galeriste. Édith-Anne Pageot relève que cette critique est probablement influencée par un préjugé fondé sur le sexe de Millman, puisque les hommes galeristes de l’époque n’essuient pas un tel reproche, et ce, même s’ils n’ont pas de doctorat en histoire de l’art (Pageot, 2008: 194). Alors que certains auteurs présentent cet amateurisme comme étant une force positive, d’autres le voient de manière négative, incitant à considérer l’arrivée de Stern comme salvatrice pour l’avenir de la galerie. Ainsi, Dorothy Eber écrit en 1966: «Mrs. Millman was an amateur in the gallery business, but had a strong interest in Canadian painting and promoted it» (1966: 21) / Mme Millman était une amateur dans le milieu des galeries, mais elle montrait un intérêt marqué pour la peinture canadienne et la mettait de l’avant (notre traduction). Lou Seligson, en 1972, raconte plutôt: «The late Mrs. Rose Millman, an amateur, was so astonished at Max Stern’s expert art comments that she offered him a partnership» (Seligson, 1972: 5) / Feu Mme Rose Millman, une amateur, fut si surprise des commentaires experts de Max Stern qu’elle lui offrit un partenariat (notre traduction). D’autres écrits publiés dans des journaux, mal informés, effacent complètement la présence de Millman à la Dominion, ou vont jusqu’à attribuer la fondation de la galerie à Stern9L’article de Tourangeau (1982: C20) est représentatif de cette désinformation: «Aussi s’est-il [Max Stern] empressé dès son arrivée à Montréal de fonder, en 1941, une galerie […]». Voir également Aquin, 1992 : 25 et Conlogue, 1992 : C3.. Certains mentionnent la présence de Millman pour l’écarter aussitôt et mettre en évidence le rôle de Stern à la galerie10Voir à titre d’exemple l’article de Houle, qui présente un historique de la Galerie Dominion et élude la figure de Millman en ne la nommant qu’à deux reprises, pour les années 1941 et 1942, même si elle en a été la gestionnaire et co-propriétaire jusqu’en 1947 (1992-1993: 54).. Au sujet de cet oubli historique de la figure de Millman, il faut considérer deux aspects susceptibles de l’expliquer. Premièrement, Millman décède en 1960 et n’est plus propriétaire de la Dominion depuis 194711Millman dirige ensuite la West End Art Gallery, de 1948 à 1954, mais cette galerie ainsi que la réception critique de ses expositions ont été, jusqu’à maintenant, très peu étudiés. Nous souhaitons pouvoir pousser plus loin nos recherches sur le sujet, mais il semblerait que la presse écrite, au moment de la gestion par Millman de la West End, commente les expositions qui y sont présentées sans traiter de la galeriste., alors que Stern gère cette galerie jusqu’à son décès en 1987. Sur la durée totale d’existence de la Dominion, Stern a été bien plus longtemps présent que Millman et a ainsi pu davantage témoigner de sa propre expérience à la galerie, à travers des entretiens et autres articles qui ont nourri sa fortune critique. Deuxièmement, en utilisant, tel que le fait Arbour (2000: 9), la théorie du récit pour articuler l’impact du genre chez l’artiste, nous pouvons supposer que la mythification de cette galerie, à la vocation avant-gardiste pour son époque et à la longévité exceptionnelle, se doit d’avoir pour héros un personnage masculin, indifféremment de son sexe biologique. Le héros doit perdurer tout au long du récit, ce qui confine d’emblée la personne de Millman à un rôle de soutien, tout au plus, dans l’écriture de l’histoire de la Dominion. En ce sens, l’étude de Pageot (2008: 202-203) démontre qu’une partie de l’apport de Millman consiste en la lucidité avec laquelle elle faisait appel à la collaboration d’hommes avisés du milieu pour l’aider à diriger sa galerie12Nous pensons à Stern, mais également à l’historien et critique d’art Maurice Gagnon qui a organisé plusieurs expositions à la Dominion et aurait conseillé à Millman de défendre l’art vivant canadien., même si sa volonté de promouvoir l’art d’avant-garde canadien est indéniable, tout comme le fait qu’elle ait été une pionnière en tant que première galeriste montréalaise. Un autre article souligne sa capacité «féminine» d’écoute, voire d’obéissance, quoique détournée, et apporte une certaine nuance à ce statut de pionnière: «Her daughter-in-law Florence Millman recounted the story in an interview this week: “After she had bought more art one day, my father-in-law said: ‘Either you open a gallery, or I move out !’ So two or three days later she did exactly that”» (Duncan, 1992: J5) / Sa bru Florence Millman a raconté dans une entrevue cette semaine: «un jour après qu’elle ait acheté une nouvelle œuvre, mon beau-père lui a dit: ‘’ou bien tu ouvres une galerie d’art, ou bien je déménage!’’ Deux ou trois jours plus tard, c’est ce qu’elle fit» (notre traduction). Ces commentaires représentent Millman comme une femme ayant bénéficié du soutien et du conseil d’hommes l’entourant pour parvenir à tenir sa galerie, et non pas en pionnière, le témoignage de sa belle-fille la privant en quelque sorte de l’initiative de la fondation.

Un autre exemple intéressant de l’absence de la figure de Millman se trouve dans un reportage de la revue Châtelaine datant d’octobre 1962. Il y est question des femmes peintres du Québec et un paragraphe est consacré aux femmes galeristes, mais le nom de Millman ne se trouve pas mentionné; on attribue plutôt le statut de première directrice de galerie montréalaise à Lefort (Lasnier, 1962: 105). Dans ce cas précis, il semblerait que cette absence de reconnaissance soit représentative du manque de liens entre les deux groupes distincts formant le paysage artistique montréalais de l’époque, scindé par la frontière linguistique (Forster, 1951: 60). Alors que dans la majorité des cas, l’omission ou la discréditation de Millman dans les médias imprimés est liée à son sexe, dans ce dernier cas son absence serait due au fait qu’elle était anglophone.

Agnès Lefort

En 1950, soit neuf ans après la fondation de la Galerie Dominion par Millman, Agnès Lefort ouvre la Galerie Agnès Lefort, galerie commerciale qu’elle dirige jusqu’en 1961, année où elle se retire et vend son entreprise à Mira Godard. À de nombreuses reprises, Lefort a été décrite physiquement dans des articles ou des entrevues publiées par divers journaux et périodiques, de son vivant mais aussi à la suite de son décès. La délicatesse, la beauté ainsi que l’élégance de Lefort retiennent particulièrement l’attention des auteurs et journalistes. Plus d’une fois, elle est physiquement comparée à une porcelaine de Dresde à cause de sa délicatesse, de sa petitesse, de la fine ossature de son visage, du calme et de la douceur du ton de sa voix, ainsi que du raffinement de ses tenues (Haworth, 1964: 124; Vaillancourt, 1958: 40; Sarrazin, 1961: 26; Montbizon, 1964: 26 entre autres). 

Une journaliste signale à l’époque l’apparente discordance entre le physique menu de Lefort et sa réussite professionnelle (Vaillancourt, 1958: 40), laissant entendre qu’une femme ne pourrait réussir à mener une telle profession que si elle renonçait, partiellement du moins, à ses qualités et (at)traits féminins. Les propos de la journaliste s’articulent ainsi:

Délicate et fine, Agnès Lefort ne correspond nullement à l’idée que l’on pourrait se faire d’une femme de carrière. Surtout d’une femme de carrière qui a du succès. On imagine pourtant le sérieux, l’énergie et l’autorité qu’il faut apporter à une entreprise de ce genre. Il n’est pas exagéré de dire qu’Agnès Lefort a mis le meilleur d’elle-même dans sa Galerie, ses connaissances et ses dons artistiques, comme ses qualités les plus authentiquement féminines. (Vaillancourt, 1958: 40 —nous soulignons) 

L’auteure mentionne les traits dits masculins auxquels Lefort a certainement dû correspondre pour établir et gérer sa galerie, mais elle insiste aussi sur le fait qu’ils ne peuvent être qu’imaginés, puisque le physique et l’attitude de la galeriste témoignent de son authentique féminité.

À plusieurs reprises, on évoque également Babette, le chien chihuahua de Lefort. Par l’utilisation d’un registre lexical maternel, il se retrouve presque à tout coup assimilé à l’enfant que Lefort n’a jamais eu, comme en témoigne cet extrait: «À la Galerie Agnès Lefort, nous avons été, mon photographe et moi, reçus, non seulement par la maîtresse de céans, mais par “la jeune fille de la maison”, Babette» (Oligny, 1961: 2). Cette intrusion dans l’univers privé, «familial», de Lefort pourrait participer à inscrire son travail dans la filiation des activités de diffusion artistique auxquelles les femmes pouvaient se consacrer, conformément au rôle social qui leur était attribué —soit, contraint à la sphère domestique— au début du XXe siècle.

Certains articles traitant de Lefort et de sa galerie sont également accompagnés d’une photographie qui la présente tenant dans ses bras son animal domestique, aux côtés d’une ou de plusieurs œuvres qu’elle expose (Gagnon, 1960: 104; Oligny, 1961: 2; Vaillancourt 1958: 40). Pour chacune de ces photographies répertoriées, les journalistes omettent, dans leurs légendes d’accompagnement, le nom des peintres dont on aperçoit les toiles, en orientant plutôt leur commentaire sur la présence du chien de Lefort dans l’image. Les autres photographies de Lefort publiées dans la presse écrite la montrent tantôt posant devant des toiles qu’elle expose, tantôt en mouvement devant une toile, aux côtés d’une personne, comme si elle lui indiquait quelque détail ou expliquait quelque démarche artistique.

Quelques auteurs créent plutôt des rapprochements entre la profession de galeriste de Lefort et les tâches quotidiennes des femmes au foyer, comme dans cette citation reprise dans le périodique féminin Chic: «Je conduis ma galerie comme je conduirais ma cuisine […]» («Devenue marchande, pour faire œuvre d’éducation», 1954: 6). D’autres situent son activité de galeriste dans le prolongement du rôle d’hôtesse avenante attribué aux femmes au foyer, rôle qu’on oppose à l’attitude hautaine et condescendante qui serait habituellement associée aux directeurs de galeries (Cheyne, 1955: 10; Desrameaux, 1956: 7).

En somme, les traits tant physiques que caractériels liés à la «nature» féminine de Lefort ont été abondamment décrits dans la presse écrite. Dans certains cas, on utilisait ces représentations pour faire remarquer que Lefort avait réussi à gérer une galerie avec succès, en usant certainement de qualités dites masculines, mais sans que sa féminité n’ait été entamée. Dans d’autres cas, comme il l’a été démontré en première partie de cet article, ce sont plutôt ses qualités féminines telles l’altruisme et le don de soi qui ont été utilisées pour expliquer son succès.

Conclusion

Les représentations de Lavigueur, Millman et Lefort dans les médias ont très certainement participé à la construction (ou l’absence de construction) d’un discours autour de ces figures et de leur apport à la discipline de l’histoire de l’art. Leur inscription par la critique dans une certaine continuité historique avec les Montréalaises organisant des expositions durant les années 1910 et 1920 dans des objectifs de bienfaisance ou pour sensibiliser le public à l’art et au bon goût a certainement influencé la perception du rôle de ces femmes dans l’histoire de l’art au Québec. D’une part, cette mise en valeur de la poursuite d’une tradition a permis que des femmes puissent exercer l’occupation de galeriste sans que cette situation ne soit dénoncée ou critiquée dans la presse écrite. De surcroît, au nom de cette tradition féminine, les femmes galeristes ont pu se permettre de présenter des pratiques artistiques que la majorité des autres galeries commerciales n’osaient pas encore exposer. L’art canadien a pu être diffusé par ces femmes à cause du rôle traditionnel de transmission et de mise en valeur d’une culture nationale qui leur était attribué, la non figuration gestuelle étant par ailleurs liée à la supposée sensibilité féminine. D’autre part, cette inscription dans une tradition féminine a certainement causé une dévalorisation de leurs apports spécifiques à l’histoire de l’art.

Se sentant inconfortable dans la fonction de mère au foyer, restreinte à la cellule domestique, Lavigueur a décidé d’élargir ses frontières en créant un espace d’émancipation où elle pouvait se consacrer à une activité de diffusion artistique qui la stimulait. La presse écrite a certes salué cette initiative, mais la qualifiait toujours d’activité de loisir en prolongement du rôle de femme au foyer de Lavigueur. Quant à Millman, au-delà du silence qui entoure son implication dans la création et la gestion des galeries Dominion et West End, elle a été qualifiée par la presse écrite d’«amateure» (parfois de manière péjorative) et de femme ayant su s’entourer d’hommes bien renseignés. Or, tout nous incite à considérer que son apport venait au contraire de son attachement à l’art13Le terme «amateur», tant en français qu’en anglais, peut être compris en opposition à « professionnel » (il désigne alors une personne inexpérimentée qui exerce une activité à titre de loisir), mais peut aussi qualifier une personne démontrant un profond intérêt envers quelque chose., et ce, à une époque où les galeristes étaient plutôt des marchands de tableaux. Pour ce qui est de Lefort, l’évocation de ses traits physiques venait rappeler que, malgré ses capacités de gestionnaire et le succès qu’elle avait atteint, il s’agissait incontestablement d’une femme.

Finalement, bien que les représentations de ces trois galeristes témoignent de diverses facettes de la représentation sociale du féminin de l’époque, le fait que des articles leur soient consacrés rend tout de même compte d’une certaine reconnaissance de leur présence dans le paysage des arts visuels montréalais. Néanmoins, cette reconnaissance nous apparaît fondée sur une conception traditionnelle du rôle des femmes, conception qu’elle contribue à reproduire dans la mesure où elle fait fi de leur démarche non conventionnelle et de leurs apports à l’histoire de l’art au Québec.

 

Références

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  • 1
    Julie Marcotte et Yves Robillard traitaient de la galeriste Denyse Delrue, qui a entre autres fondé les première et seconde Galerie Denyse Delrue (respectivement en 1957 et 1959), alors qu’Hélène Sicotte, individuellement d’abord, puis conjointement avec la Galerie Leonard & Bina Ellen, s’intéressait à Agnès Lefort, dont il sera question dans cet article.
  • 2
    À ce sujet, voir entre autres L’école rose… Et les cols roses : la reproduction de la division sociale des sexes de Francine Descarries-Bélanger (1980), ainsi que Les Canadiennes et la Seconde Guerre mondiale de Ruth Roach Pierson (1983).
  • 3
    Sur le sujet, voir le mémoire de maîtrise en histoire de Marie-Anne Sauvé, «La représentation du travail rémunéré des femmes pendant la Seconde Guerre mondiale, à travers le journal La Presse, Québec, 1939 à 1945», déposé en 1986 à l’Université du Québec à Montréal, ainsi que l’étude de Jocelyne Valois, «La presse féminine et le rôle social de la femme» (1967), qui se trouve en bibliographie.
  • 4
    Esther Trépanier énumère ces expositions : Mlle Patricia Irwin expose au 40, rue Drummond, des œuvres de Charles de Belle (1873-1939) en 1915; Lady Mortimer Davis organise une exposition à son domicile de l’avenue des Pins en 1923; Mme E. Maxwell présente une exposition au 312, rue Peel, en 1925; et Mme Chowne expose en 1925 les œuvres d’une douzaine d’artistes canadiens (certains ne sont alors pas reconnus comme traditionnalistes) au 40, McGill College (Trépanier, 1997: 70-71).
  • 5
    Par exemple, Trépanier recense la couverture médiatique, en octobre 1923, d’une exposition organisée pour l’Hôpital Notre-Dame par Mme Athanase David (Trépanier, 1997: 79).
  • 6
    En effet, la plupart des galeries d’art exposent l’art de maîtres anciens européens, et peu osent exposer la production d’artistes canadiens ou encore celle d’artistes actifs. Le peu de risque associé à la vente du premier type de marchandise est lié au concept de rareté (un artiste décédé ne produira jamais davantage, et la provenance éloignée des œuvres contribue également à cette rareté) et à l’absence de nécessité de susciter chez le public un changement de valeurs esthétiques (Becker, 1988: 128). Par conséquent, la mise en marché d’œuvres avant-gardistes produites par des artistes canadiens, comme le font les galeristes de notre corpus, comporte un risque bien plus élevé.
  • 7
    Voir entre autres les articles «Galerie dans le salon» publié dans Le Petit Journal en 1960 et «Housewife Opens Suburb Home for Art Show» publié la même année dans le Winnipeg Free Press. Le titre d’une section de ce dernier article, «Family Interested», est significatif de l’importance accordée par la presse écrite à l’approbation familiale du projet.
  • 8
    Betty Friedan étudie à l’intérieur de son ouvrage un phénomène qui atteindrait plusieurs femmes au foyer américaines et qu’elle nomme (ou plutôt ne nomme pas) «l’indéfinissable malaise» («the problem that has no name»). Cet indéfinissable malaise implique que ces femmes sont malheureuses et sous l’emprise d’un sentiment mélancolique, malgré le fait qu’elles mènent un mariage et une vie de famille convenables et qu’elles connaissent un certain niveau de confort matériel. Friedan indique que ces femmes se retrouvent alors blasées par leur situation de femme au foyer, qu’elles ne trouvent ni stimulante ni épanouissante. Cette situation —cette vie— ne leur convient plus, mais elles se retrouvent emprisonnées dans un rôle que la société leur a attribué.
  • 9
    L’article de Tourangeau (1982: C20) est représentatif de cette désinformation: «Aussi s’est-il [Max Stern] empressé dès son arrivée à Montréal de fonder, en 1941, une galerie […]». Voir également Aquin, 1992 : 25 et Conlogue, 1992 : C3.
  • 10
    Voir à titre d’exemple l’article de Houle, qui présente un historique de la Galerie Dominion et élude la figure de Millman en ne la nommant qu’à deux reprises, pour les années 1941 et 1942, même si elle en a été la gestionnaire et co-propriétaire jusqu’en 1947 (1992-1993: 54).
  • 11
    Millman dirige ensuite la West End Art Gallery, de 1948 à 1954, mais cette galerie ainsi que la réception critique de ses expositions ont été, jusqu’à maintenant, très peu étudiés. Nous souhaitons pouvoir pousser plus loin nos recherches sur le sujet, mais il semblerait que la presse écrite, au moment de la gestion par Millman de la West End, commente les expositions qui y sont présentées sans traiter de la galeriste.
  • 12
    Nous pensons à Stern, mais également à l’historien et critique d’art Maurice Gagnon qui a organisé plusieurs expositions à la Dominion et aurait conseillé à Millman de défendre l’art vivant canadien.
  • 13
    Le terme «amateur», tant en français qu’en anglais, peut être compris en opposition à « professionnel » (il désigne alors une personne inexpérimentée qui exerce une activité à titre de loisir), mais peut aussi qualifier une personne démontrant un profond intérêt envers quelque chose.
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