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Présentation: Féminismes, sexualités, libertés

Caroline Désy
Lori Saint-Martin
Thérèse St-Gelais
couverture
Article paru dans Féminismes, sexualités, libertés, sous la responsabilité de Caroline Désy, Lori Saint-Martin et Thérèse St-Gelais (2017)

Parmi les revendications féministes des cinquante dernières années, le droit de disposer librement de son corps et de sa sexualité est l’une des plus fondamentales. Déjà objet de recherches depuis quelques décennies, cette thématique est maintenant abordée avec des outils théoriques et méthodologiques issus des débats traversant le champ des études féministes. Notons, par exemple, ceux qui ont été proposés pour penser les notions de libre choix et de consentement, la multiplicité des identités de sexe/sexualité/genre et la complexité des représentations artistiques, médiatiques et culturelles de la sexualité.

Le colloque organisé par l’IREF et tenu le 11 mai 2016 a abordé les liens entre les féminismes (pensés au pluriel et impliquant convergences, dissensions et débats), la sexualité et la liberté. Autant l’appel de communications que la liste non exhaustive d’axes de réflexion proposés découlaient de notre souci d’ouverture à toutes les disciplines et à tous les types de réflexions. Par exemple, dans une perspective historique, les trois termes auraient pu nous amener à parler de contraception et de planification des naissances, ou encore des luttes pour le contrôle de leur corps qu’ont menées des groupes de femmes. C’est ce qu’a fait Nouvelles questions féministes qui publiait, à la fin de l’année 2016, un dossier sur la morale sexuelle «traitant des luttes féministes autour des reconfigurations d’une “morale sexuelle contemporaine” qui s’efforce, au-delà des normes religieuses traditionnelles, de définir les comportements convenables, acceptables, légitimes, valorisés, ou au contraire répréhensibles ou stigmatisés»1http://www.antipodes.ch/revues/nqf/nouvelles-questions-f%C3%A9ministes-vol-35,-no1-detail, consulté le 28 mars 2017. Au fil d’arrivée, ce sont surtout des contributions provenant des disciplines des arts, lettres, communication et études culturelles et médiatiques qui ont formé le cœur de la journée de colloque et sont réunies ici.

Deux réflexions portant sur des manifestations sociales ouvrent et ferment le recueil. Wendy Delorme, notre invitée d’honneur, a un parcours de créatrice, d’universitaire et de militante où les trois termes du titre de notre colloque se sont sans cesse enchevêtrés. À travers des exemples concrets, elle met en garde contre la fiction lénifiante selon laquelle toutes et tous bénéficient de la prétendue libération sexuelle de notre époque, toute représentation de la sexualité étant en soi émancipatrice. Au contraire, la notion de liberté sexuelle, comme elle le montre, peut servir à discréditer, à exclure ou à dominer certains groupes sociaux, tour à tour les minorités sexuelles et de genre, les femmes racisées, les travailleuses du sexe, etc. Wendy Delorme pose aussi la question épineuse du pouvoir, sans doute tout relatif, qu’ont les représentations de changer le réel. Son texte met bien en valeur la nécessité de prises de paroles féministes multiples, fortes et situées.

L’analyse de discours que propose Élisabeth Mercier dans la foulée de la SlutWalk, manifestation féministe contre les stéréotypes qui banalisent et justifient le viol, illustre parfaitement l’imbrication des rapports de pouvoir et d’oppression dont parle Wendy Delorme. Alors que certaines femmes ont trouvé libérateur le fait de refuser la honte en revalorisant le terme de «slut» et en revêtant des tenues normalement considérées comme provocantes, les critiques de ces manifestations y voient plutôt une reconduction des normes de beauté patriarcales et l’illustration d’un privilège aux effets d’exclusion racistes et classistes. La liberté sexuelle, de parole ou de rassemblement n’est donc pas la même pour toutes.

Les autres textes du recueil analysent les manières dont différentes pratiques culturelles –la fiction, le théâtre et le cinéma– abordent les sexualités. Les trois premières œuvres étudiées donnent une place centrale à la sexualité sans représenter longuement les actes sexuels. Isabelle Boisclair a retenu ce qu’on pourrait appeler le degré zéro de l’activité sexuelle dans L’envie, de Sophie Fontanel: la décision délibérée de pratiquer l’abstinence pendant une longue période. Choix à contre-courant, presque tabou, qui montre bien que les obligations sont aussi contraignantes, voire violentes, que les interdictions. Dans ce cas, refuser les relations sexuelles, c’est aussi refuser «le schéma des hommes», c’est-à-dire un rapport spéculaire et utilitaire qui confirme le primat social des hommes et tient pour négligeable le plaisir des femmes. L’étude que propose Nicole Côté du roman La maison étrangère d’Élise Turcotte montre comment le rapport de la narratrice à son corps et au désir évolue à la faveur d’une séparation et la conduit à une nouvelle manière de vivre les émotions, d’imaginer les relations tant sexuelles qu’amoureuses et même d’aborder le savoir. L’examen du riche réseau métaphorique du roman soulève des questions éthiques qui prennent racine, chez Turcotte, dans le corporel-pulsionnel. Marie-Claude Garneau s’intéresse pour sa part au monologue théâtral «Chronique lesbienne du moyen-âge québécois» de Jovette Marchessault. À travers le parcours résistant d’une adolescente qui refuse la rue et le trottoir, espaces à la fois réels et métaphoriques où les femmes sont contraintes à l’hétérosexualité et asservies aux hommes, émerge une critique radicale de l’histoire québécoise et la création de contre-espaces (Foucault) où le désir des lesbiennes peut se vivre librement et donner lieu tant à un nouveau langage qu’à des formes textuelles renouvelées.

Les deux dernières études portent sur des évocations explicites des pratiques sexuelles. Polly Gallis montre que dans Infrarouge, Nancy Huston, féroce critique de la pornographie dominante, en approprie les codes afin de les redéployer au service d’une posture féministe qui accorde au plaisir féminin une place centrale. L’attribution à Huston d’un «Bad Sex Award» pour ce roman révélerait par l’absurde la dimension radicalement nouvelle, et donc mal comprise ou mal acceptée, de sa démarche. Enfin, comment filmer le désir, et surtout celui des femmes, qui ne se manifeste pas par un phénomène aussi visible que l’érection? Julie Beaulieu juxtapose les réflexions et les productions de réalisatrices aussi dissemblables qu’Agnès Varda, Catherine Breillat et Virginie Despentes, illustrant autant de façons de féminiser le regard et de représenter autrement les corps et les gestes. Inévitablement, se posent des questions liées tant au «bon goût», donc aux tabous sociaux et esthétiques, qu’à la révolte et à la rupture parfois violentes.

À la réflexion, il nous paraît pertinent de mettre au pluriel les trois termes de la réflexion proposée, et pas seulement le mot «féminismes», comme il a été fait au départ. La notion de sexualité(s) est de fait plurivoque, suggérant, entre autres, préférences et pratiques, choix et impositions sociales, mais aussi rejet de certaines postures : éviter toute relation sexuelle, comme chez Sophie Fontanel, assumer une posture socialement réprouvée ou refuser de définir son «orientation». Par ailleurs, le concept de liberté non seulement renvoie aux surdéterminations sociales de la sexualité (conditionnements, lois, idéologies, tabous, prescriptions, obligations), mais aussi nous invite à déterminer de quelles libertés il s’agit, qui en jouit ou non, et dans quels contextes intimes et collectifs se vivent les sexualités. Toutes les sexualités ne sont pas socialement «égales»; si aucune ne s’exerce en toute liberté, certaines –celles des groupes minoritaires ou minorisés en tous genres– sont plus policées que d’autres.

De l’ensemble des textes réunis ici, où sont convoqués tour à tour le politique, les médias, la fiction, le théâtre et le cinéma, ressortent deux principaux fils conducteurs. D’une part, les questions de privilèges hétérosexuels, de «race» ou de classe, inséparables d’enjeux de pouvoir et de violence qui traversent presque toutes les études. D’autre part, les écueils, les défis et l’immense part de créativité liés à un désir de renouveler les représentations dominantes en montrant le plaisir et le désir au féminin pour un public lui aussi féminin (ou encore, mais les textes publiés ici l’envisagent relativement peu, relevant d’une minorité de genre). Les nombreuses controverses, contradictions et ambiguïtés relevées au fil des textes illustrent autant l’emprise des pratiques et représentations patriarcales que le riche potentiel de résistance des pratiques militantes et artistiques féministes, à condition de combattre sans cesse les nouvelles exclusions et réductions au silence.

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    http://www.antipodes.ch/revues/nqf/nouvelles-questions-f%C3%A9ministes-vol-35,-no1-detail, consulté le 28 mars 2017
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