Entrée de carnet

Premiers pas de côté

Benoit Bordeleau
couverture
Article paru dans Habiter l’oblique, sous la responsabilité de Benoit Bordeleau (2011)

Cette introduction du carnet de recherches Habiter l’oblique, à quelques modifications près et sur le mode fragmentaire, les prémisses de réflexions entamées dans le cadre de mon mémoire de maîtrise (création) déposé à l’UQAM et sous la direction d’André Carpentier en janvier 2011 (Au détour de l’habitude suivi deÉléments pour un devenir-flâneur). Ces quelques fragments proviennent de la seconde partie et se veulent un ouvroir sur la prolifération actuelle de la figure, tant dans le milieu urbain que sur le Web.

Bordeleau, Benoit. 2011. «Premiers pas de côté» [Photographie]

Bordeleau, Benoit. 2011. «Premiers pas de côté» [Photographie]
(Credit : Bordeleau, Benoit)

« Observateur, flâneur, philosophe1Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », chap. in Curiosités esthétiques suivi de L’Art romantique et autres Œuvres critiques de Baudelaire, éd. établie et annotée par Henri Lemaître, coll. « Classiques Garnier », Paris, Garnier, 1962, p. 457. » chez Baudelaire, homme des foules chez Poe ou encore promeneur, déambulateur, bourlingueur, guetteur d’anecdotes, fureteur, voyeur, glaneur, suspect, détective, vagabond, errant, voire vournousseux… Cette multitude de déclinaisons entourant la figure du flâneur permet à la fois de mieux saisir ses processus de sémiotisation de la ville tout en maintenant une marge de manœuvre assurant sa réinvention. Si le promeneur dominait les XVIIe et XVIIIe siècles, l’avènement des foules (grâce aux passages parisiens, entre autres) a donné naissance au flâneur qui, lui, a atteint son plein potentiel au XIXe siècle, tel que Walter Benjamin a pu l’exposer dans ses travaux. Ainsi, nous aborderons en premier lieu cette figure par le lien assurant la continuité entre les deux figures, à savoir la marche, avant d’explorer les champs désormais touchés par le flâneur. Si le corps à corps avec la ville reste l’une des activités de prédilection du flâneur, nous nous porterons surtout sur le geste flâneur tel qu’il a accompagné le projet Au détour de l’habitude, dont les premières phases de l’écriture se sont déroulées sur le blogue Cerné et dont le projet, quoique de façon plus fragmentaire, se poursuit sur notes de terrain.

 

*

 

« Au fond, marcher, c’est toujours pareil : mettre un pied devant l’autre2Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Paris, Carnets Nord, 2009, p. 214.», nous rappelle Frédéric Gros. Et par sa répétition, le pas engendre le mouvement. Pour l’urbain, elle reste bien souvent le moyen de déplacement le plus efficace comparativement à la voiture, soumise à l’humeur des embouteillages. Cette succession de pas, d’une simplicité désarmante, propose un déséquilibre contrôlé. La marche qui nous intéresse ici n’est pas de la trempe sportive qui a pour but l’atteinte d’un sommet ou l’amélioration d’un temps record. La marche urbaine est soumise aux impératifs de la signalisation, de la fréquentation des trottoirs ou de sentiers aménagés. Souvent, elle s’interrompt au coin d’une rue ou bien profite des attraits d’un parc ou d’un café. Marcher, c’est composer une continuité basée sur les principes de rupture et de répétition.

Marche ne rime cependant pas toujours avec flânerie; celles-ci peuvent être traitées de façon indépendante. Simplement, la marche permettrait de libérer la pensée. Comme l’écrit Frédéric Gros, « [l]’esprit est rendu, par l’effort continu et automatique du corps, à sa disponibilité. C’est alors que les pensées peuvent venir, survenir, advenir.3Ibid., p. 215. » Il faudrait donc dire que la marche fait partie des outils naturels du flâneur, mais ne constitue pas un passage obligé de la flânerie.

Ainsi, comme l’écrit Italo Calvino dans sa Collection de sable, « [l]e fait de marcher présuppose que, à chaque pas, le monde change en quelques-uns de ses aspects et que quelque chose aussi change en nous. 4Italo Calvino, Collection de sable, trad. de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1986 [1984], p. 98.» Ceci, toutefois, n’est possible que lorsque le marcheur n’est pas submergé par les soucis, qu’il se laisse porter par l’invitation d’une ruelle, les arômes d’un café et des pâtisseries ou encore les clins d’oeil de la multitude lui permettant d’accéder à une certaine véracité de ses lieux d’habitude. La marche, telle que la propose ici l’auteur italien, suppose quelque chose de plus, un accord subtil des sens et du monde intellectuel, d’un agir du lieu en soi tout comme une modification du lieu engendrée par le marcheur. Cela est le moment de la flânerie.

Flâner, toutefois, n’est pas marcher. Ce serait constamment vivre sur le mode de la différence et non plus se laisser aller au gré d’une répétition réconfortante rythmant le quotidien. La marche donne parfois le coup de pouce nécessaire à l’écrivain aux prises avec une phrase qui ne parvient pas à trouver sa pleine expression, sa tournure heureuse. Ainsi se laisse-t-il aller vers l’extérieur pour délier son corps en espérant dénouer sa langue. De Karl Gottlob Schelle, en passant par Kant, Rousseau et Nietzsche, pour ne nommer que ceux-ci, la simple promenade routinière ou l’épreuve de la montagne s’est souvent révélée effective. André Major, quant à lui, nous dit ceci : « [Q]ue vous pressiez le pas ou que vous ralentissiez, il arrive un moment où l’esprit se laisse distraire par ce qui se présente à lui […], et alors la pensée s’arrache à la bulle où elle s’étourdissait pour se déployer dans un espace agrandi.5André Major, L’esprit vagabond, carnets : 1993-1994, Montréal, Boréal, 2007, p. 59.» Cette disposition d’esprit, cette ouverture, peut se maintenir de quelques minutes à plusieurs heures si l’écrivain est doté d’un tel temps libre. Ainsi, s’asseyant au parc sous un arbre ou prenant place dans un café, chaque chose lui apparaît d’une grande fragilité et porteuse d’un sens dont l’excavation se fera par le biais de l’écriture. Le monde ne se donne pas à lui comme un coup de foudre, mais comme un amour qui se déploie à force d’attentions quotidiennes.

 

*

 

Walter Benjamin nous dit que pour le flâneur, figure ayant été façonnée par le Paris du XIXe siècle, la ville se présente sous deux aspects : « […] la ville se divise pour lui en deux pôles dialectiques. Elle s’ouvre à lui en tant que paysage, tout comme elle se referme sur lui à la manière d’une chambre 6Walter Benjamin, The Arcades Project, trad. de l’allemand par Howard Eiland et Kevin McLaughlin selon l’édition de Rolf Tiedemann. Cambridge & London, Harvard University Press, 1999, p. 417. Je traduis. .» La ville est donc à la fois paysage et chambre; à la fois construction culturelle d’une perception, mais aussi lieu où il fait bon se blottir7Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Quadrige / Presses Universitaires de France, 1998 [1957], p. 130.

. Car le flâneur, faut-il le mentionner, se contente parfois d’un recoin de café qui, malgré l’absence de cette foule si chère à Baudelaire, lui donne le plaisir de sentir la ville se presser contre lui.

Le paysage urbain, tel qu’il se présente pour le flâneur, constitue « une sorte d’arrière-fond, englobant tout ce qui est perçu – brèves visions, mots saisis à l’improviste, incidents survenus dans la rue8Marc Desportes, Paysages en mouvement. Transports et perception de l’espace. XVIIIe – XXe siècle, coll. « Bibliothèque illustrée », Paris, Gallimard, 2005, p. 345. ». Le paysage est une rumeur : il ne se satisfait pas seulement des perspectives que peut offrir l’architecture, mais se réalise en grande partie par ce que la ville a d’informe – le bruit, les bribes de conversations, la dorure de la poussière durant un suffocant après-midi estival. Les visages font partie intégrante de ce paysage – la ville n’a aucune mémoire sans chair.

Penchons-nous maintenant sur cette idée de la chambre que propose Benjamin. Marc Desportes ajoute que c’est à partir du paysage que le flâneur « reconstruit ou imagine un intérieur, une conversation, un drame domestique, ou encore une autre vie pour lui-même…9bid., p. 345.» Cet intérieur, il le retrouve dans ses carnets, dans les photos qu’il a prises sur le fil du hasard. Sa démarche d’écriture ou artistique – pour le flâneur photographe – rend habitable le monde qu’il parcourt, du pied et de l’œil, en le mettant à sa mesure. Le flâneur s’intéresse moins à la recréation d’une architecture, qui est le lot de la ville, qu’au travail d’orfèvrerie qu’il découvre dans l’écriture. Être de relation, il livre au lecteur des parcelles de son expérience du monde dans l’espoir que celui-ci fasse participer les récits du flâneur à sa propre expérience de la ville ou, à tout le moins, l’invite à redécouvrir ses fréquentations territoriales.

 

*

 

La flânerie est acte de lecture de la ville. Or, si elle se vit sur le mode de la dispersion et de la diffusion, c’est que nos modalités de regard, donc de lecture, se sont métamorphosées au fil des développements de l’art, d’une part, mais aussi de la littérature. André Corboz, mettant de côté les termes de ville extensive et ville diffuse pour qualifier la ville moderne (ici entendue comme concept), propose le terme d’ « hyperville par analogie à hypertexte», permettant d’inclure sous cette appellation autant les villes historiques que les mégapoles. D’une part, la ville subit une déhiérarchisation de ses composantes (centre et périphérie) lorsque considérée sous l’angle de l’hypertexte10André Major, « Une île grande comme le monde », Montréal des écrivains, coll. « Fiction », Montréal, Éditions de l’Hexagone / Typo, 1988, p. 158., mais la perception générale de la ville, non plus en termes d’harmonie mais « de contrastes, de tensions, de discontinuités, de fragmentation, d’assemblage, etc., bref en tant que système dynamique11talo Calvino, Les villes invisibles, trad. de l’italien par Jean Thibaudeau, coll. « Points », Paris, Seuil, 1996, p. 56. », ne serait plus le privilège de quelques happy few. Dans cette perspective, le passant ne serait donc pas, comme l’écrivait Hector Fabre, un flâneur mort jeune, mais un flâneur en accord avec la rapidité abusive (et toute relative) de l’époque actuelle.

 

*

 

Au contraire du flâneur baudelairien, pour qui l’expérience de la ville devenait nouvelle grâce, entre autres, aux passages couverts et à l’éclairage au gaz, le flâneur d’aujourd’hui a subi un déplacement qui le pose désormais hors de l’émerveillement face à l’artefact urbain. Le flâneur se trouverait, aujourd’hui, « exproprié de son ancien rôle : le mystère n’existe plus, l’imagination et la réalité se recouvrent et la fantaisie du poète n’est plus nécessaire. 12Ibid., p. 57.» Si un certain étonnement se manifeste comme une joie silencieuse, il n’en reste pas moins que l’entrée dans l’écriture, pour le flâneur, tend à diluer cet étonnement. Ses tentatives d’écrire le moment vécu se présentent comme un acte de réflexion, non seulement par rapport à l’artefact urbain et ses phénomènes microsociaux, mais aussi en tant que réflexion sur sa manière d’habiter son espace d’habitudes.

 

*

 

« La ville est la réalisation de cet ancien rêve de l’humanité : le labyrinthe. C’est à cette réalité que le flâneur, sans le savoir, se consacre. 13André Corboz, « Décoder la nébuleuse urbaine », De la ville au patrimoine urbain. Histoire de formes et de sens, textes choisis et rassemblés par Lucie K. Morisset. Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2009 [1994], p. 135.» Je serais tenté d’adhérer à ces propos de Walter Benjamin mais il est nécessaire d’en préciser les conditions. Le flâneur passe dans les lieux qui lui sont familiers et, rarement, il s’aventure dans un quartier qui lui est inconnu. Il s’y rendra, mais graduellement, de façon à s’approprier le lieu en douceur; il frôle les marges d’un nouveau lieu et, à chaque passage, déploie sa sensibilité sur la surface poreuse de la ville. On verra là une logique d’extension de son réseau; le flâneur cherche à se disperser, à multiplier les connexions. La ville n’est donc pas labyrinthe en tant que structure architecturale, mais elle le devient lorsqu’elle est sujette à l’annotation, à une cartographie qui ouvre l’espace des possibles14Ibid., p. 135..

Le ville-labyrinthe, à mon sens, est le lot de l’errant qui cherche le lieu acceptable 15Giampaolo Nuvolati, « Le flâneur dans l’espace urbain », Revue Géographie et cultures. Corps urbains : Mouvement et mise en scène, no 70, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 8. et, par définition, celui qui entre dans le labyrinthe veut en sortir. Or, dans le cas du flâneur, le soi-disant labyrinthe de la ville est ce lieu acceptable; il l’a élu à la fois comme maison et comme paysage. Si le flâneur de Benjamin est le résultat d’un regard appareillé par la marche, il faut rappeler que la définition première que nous avons faite de la flânerie se résume à une disponibilité du corps et donc de l’esprit à ce qui se présente à soi. Cette disponibilité pousse le flâneur à produire des collages.

Nous avons préalablement établi que les modes de perception et de production du flâneur se déploient sur plusieurs plans. Ainsi, le labyrinthe urbain est-il lui aussi composé de strates : celles du connu et de ce qui est intégré, à savoir le quotidien qui ne surprend en rien, qui se répète jour après jour; mais aussi ces strates flottantes de la pensée qui, elle, s’apparente à l’errance; cette pensée finit, tôt ou tard, par se cristalliser en une expression si possible heureuse et qui, par le fait même, intègre la strate du quotidien. Dans le mouvement de cette cristallisation, le flâneur arrive à reconstituer le puzzle de la ville ou plutôt à se dessaisir de son quotidien. Par la figure du museur, comparée au flâneur, Bertrand Gervais permet de consolider l’idée d’une hyperville :

Pour le museur, la ­­­­­ville n’est pas un centre de vie et de travail intense, elle ne répond pas à un principe d’ordre et de saine gestion; elle s’impose comme un lieu d’errance et de coïncidences, une structure sans centre et dont les marges permettent toutes les invaginations.16Benjamin, The Arcades Project, p. 429. Je traduis. 

Il est donc question d’une absence de centre, car la ville du flâneur est nécessairement polycentrée et polycentriste, dans la mesure où chaque objet familier est dans la possibilité de donner accès à un autre espace, à un autre nœud, si l’on préfère. C’est ainsi que le flâneur peut se déplacer « dans des ruelles bourrées d’hyperliens17Ainsi, Henri Laborit écrit que « la ville devient elle-même ‘‘effecteur’’ puisqu’il agit en maintenant la structure du groupe humain. Ce groupe humain devient alors ‘‘facteur’’ de la ville car sans groupe humain pour la construire, pour l’habiter, pour l’utiliser, pas de ville. » La ville canalise les flux humains et c’est par cette concentration que le flâneur peut atteindre cette dispersion si désirée. Voir Henri Laborit, L’homme et la ville, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », Paris, Flammarion, 1971, p. 22. » et qu’il réalise ses combinaisons et recoupements de notes de terrain : les objets qualifiant les ruelles, ou tout autre élément des réseaux du flâneur, ont un potentiel inépuisable qui ouvre sur une autre dimension de son intériorité ou de la ville elle-même, et ce grâce à l’errance au sein du langage même. Il ne s’agit donc plus de « fidélité » au lieu vécu, car le langage est malheureusement toujours infidèle à la pensée, mais de muser, de flâner dans le langage lui-même.

La double flânerie (ou double musement18Raymond Depardon, « Sortir du cadre », Le goût de la photo, textes choisis et rassemblés par Chloé Devis, coll. « Le petit Mercure », Paris, Mercure de France, 2010 [2000], p. 93.) du flâneur lui permet de se mettre en tension : d’une part, ses détours répétés dans l’espace agissent comme concentration de sa lecture des lieux alors que ses errances de la pensée rendent possible sa dispersion, au même titre que le lecteur d’un hypertexte revient sans cesse sur ses pas, relit des nœuds ou lexies par un jeu d’associations renouvelé à chacun de ses passages. Si le flâneur se perd dans le familier au point d’en déceler une part d’étrangeté ou simplement des curiosités diverses, il est poussé à écrire pour établir les repères de cette étrangeté; il rend lisse son réseau d’habitudes, tant et si bien qu’il pourra s’attarder à nouveau devant les mêmes curiosités. C’est en établissant ses repères que le flâneur se reperd.

La dualité de son rapport au monde est ce qui le constitue en tant que milieu, au même titre que le charpentier maritime évoqué par Jean-Toussaint Desanti construisant sa barque non pas avec des planches, mais entre les fantômes des marins, de la mer et du châtaignier utilisé pour concevoir les planches19Bertrand Gervais, La ligne brisée : labyrinthe, oubli & violence. Logiques de l’imaginaire tome II, coll. « Erres essais », Montréal, Le Quartanier, 2008, p. 108. Le museur est à rapprocher du « flâneur essentiel » tel que proposé par Pierre Sansot : « N’attendez pas de lui qu’il développe sobrement une pensée avec la plus grande patience désirable. Il s’étonne d’un mot ou d’une phrase qu’il vient de prononcer. Il les considère en silence et emprunte une voie de traverse qui l’éloigne de la conclusion recherchée. Il ne s’empare pas d’un être, il le respire, il se livre à mille détours pour apprendre à le connaître […] » Voir Pierre Sansot, Chemins aux vents, coll. « Petite bibliothèque Payot / Rivages poche », Paris, Payot / Rivages, 2002 [2000], p. 225.. Peut-être même faudrait-il considérer la foule du flâneur, aujourd’hui, non plus comme ces masses mouvantes qui ont pu émerveiller le XIXe siècle, mais bien comme un ensemble de fantômes l’accompagnant jusque dans l’écriture. Espace et pensée ne se conçoivent pas pour le flâneur comme une façon d’évoluer ou de progresser – c’est qu’il a un penchant pour la transgression –, non plus faudrait-il voir dans ses retours perpétuels dans ses espaces familiers un rapport religieux, mais bien un rapport convolutif entre le corps, l’espace et la pensée, mais aussi entre soi et l’autre afin d’ouvrir un espace de dialogue. C’est aux modes du vivre-ensemble que le flâneur s’intéresse.

 

*

 

« Moi, écrit Léon-Paul Fargue, je me tiens au ras de la détresse. […] Aujourd’hui, me voici debout pourtant de plus en plus solide sur mes jambes, multipliant le monde et multiplié par lui.20André Carpentier, Ruelles, jours ouvrables, Montréal, Boréal, 2005, p. 294.» L’écrivain flâneur se sait inextricablement lié à des réseaux humains tous tissés de lieux et de visages. Il se trouve happé par des visages, des atmosphères particulières, et il risque à tout moment de perdre la qualité de son regard. Il surfe sur le moment de sa flânerie en ne sachant trop où il sera mené; puis, de retour devant ses carnets, il cherche moins à reproduire fidèlement ces instants d’ « aisance atmosphérique »21André Carpentier, « Être auprès des choses. L’écrivain flâneur tel qu’engagé dans la quotidienneté », Paragraphes. Révéler l’habituel. La banalité dans le récit littéraire contemporain, vol. 28, Université de Montréal, Département des littératures de langue française, 2009, p. 27.
, pour reprendre les mots de Pierre Sansot, que de les prolonger ou, plutôt, de se prolonger en eux. Peut-être est-ce le lot de celui qui se sait éphémère.

Si l’écriture renvoie à la prolongation des réseaux du flâneur, un retour à l’étymologie du mot réseau, venant de rete (filet), nous permet de considérer le monde du flâneur comme une collection (et une connexion) de nœuds et de liens. L’assemblage textuel résultant de l’expérience de ses réseaux témoigne du resserrement des mailles de ce filet; il ne donne que l’illusion de capturer les faits d’un quotidien annoté avec plus ou moins d’assiduité – le lecteur viendra terminer le travail de resserrement en le gonflant de ses propres expériences. Mais si le filet rappelle le quadrillage de l’artefact urbain, avec ses rues, ses ruelles et ses carrefours, l’assemblage textuel s’intéresse surtout à ce qui filtre entre les mailles.

 

*

 

Le geste de la flânerie doit être considéré sur deux plans, soit un tâtonnement dans l’espace, qui se traduit plus souvent qu’autrement par une marche sans but précis, accompagné d’une errance de la pensée. Le flâneur ne peut que rappeler les gestes du somnambule, lui dont la « nature duelle […] incarne la collusion de plans antithétiques, de la nuit et du jour, de la mort et de la vie22« Mais où était-il? Il l’a dit : ‘‘Je suis au milieu’’. Au milieu de quoi? Au milieu d’une provenance et d’une destination. Il était là, dans un mouvement. Et de quoi était peuplé ce lieu dans lequel il se trouvait situé, lui, en tant que corps vivant, parlant, et travaillant? De fantômes! De fantômes présents, mais invisibles, de fantômes qui étaient là : le châtaignier, les marins, la mer… » Voir Jean-Toussaint Desanti, « Voir ensemble », Voir ensemble : autour de Jean-Toussaint Desanti, textes rassemblés par Marie José Mondzain, coll. « Réfléchir le cinéma », Paris, Gallimard, 2003, p. 26.
 », des réalités du corps et de l’esprit faisant naître une pensée alimentée par les sensations et qui, étant projective et prospective, permet la réinterprétation perpétuelle du texte urbain. Et si « d’abord, les somnambules passent23Léon-Paul Fargue, Haute solitude, coll. « L’imaginaire », Paris, Gallimard, 1997 [1941], p. 59-60. », au même titre que le flâneur, ils le font en maintenant ouverts des passages entre les réalités abstraites et concrètes de l’artefact urbain; passant il se fait passeur.

Cette espèce particulière de somnambule qu’est le flâneur se réalise pleinement dans l’espace public qu’est la rue. Comme le rappelle Nuvolati, « dans la société contemporaine, [le flâneur] devient un acheteur (passive actor) ou un cyberflâneur (privatisé) (Bauman, 1994). De la rue à la maison, médias et ordinateurs sont les circonstances/outils du nouveau flâneur virtuel (Goldate, 1996).24Pierre Sansot, Chemins aux vents, coll. « Rivages poches / Petite bibliothèque », Paris, Éditions Payot & Rivages, 2002 [2000], p. 231. » Celui qui a ajouté le scrolling au strolling, le clicking25

Olivier Schefer, Variations nocturnes, coll. « Matière étrangère », Paris, VRIN, 2008, p. 87.

 au walking, ne met plus fin à ses rêveries en entrant chez lui. Par le biais de ses réseaux alternatifs, il ne coupe jamais sa relation intime avec sa ville, qu’il conçoit comme une masse de plus en plus abstraite et délocalisée. Il peut y être branché en permanence. Il se faufile alors derrière les façades, se fait voyeur ayant en tête des centaines de représentations d’une ville qu’il croyait connaître et qu’il retrouve, coupée et collée, sur des blogues et des albums photos en ligne, dialogue avec ses habitants à toute heure du jour et de la nuit. Mais le Web n’est pas pour lui qu’un autre moyen d’avoir accès à des représentations de sa ville; il en fait désormais partie.

Si les capitalismes marchand et industriel des métropoles ont donné naissance au flâneur baudelairien, les nouvelles technologies de l’information et des communications ont fait entrer le flâneur dans le monde du capitalisme cognitif, dont l’expression contemporaine est le cyberespace,

[…] un espace de liaisons, traversé de flux qui transportent des messages, mots, images et sons avec cette vitesse dont le nom en langage cyber est ‘‘temps réel’’. Liaisons instantanées, jamais stables, évoluant sans cesse, projetées dans une sorte de vide, dont elles seraient en quelque sorte la texture.26Ibid., p. 55.

C’est dans cet espace d’incorporels, comme l’écrit Anne Cauquelin, que le flâneur a découvert un nouveau tissu urbain. Ses flâneries dans le cyberespace se font avec un mélange de grandeur et d’indifférence, tout lui paraissant à portée de clic, alors qu’il n’est au final guidé que par ses intérêts. Bien au-delà d’un accès privilégié à sa ville, le flâneur retrouve sur le Web son propre mode d’entrée en relation avec le monde. Pour revenir à ce somnambule dont il a été question précédemment, Isaac Joseph écrit que celui-ci « a renoncé à recueillir le sens : il le sait d’avance en excès, il parie sur la prolifération infinie des associations entre les idées et entre les hommes, sur la profusion qualitative des formes, quelle que soit leur précarité.27Nuvolati, p. 8. » Non seulement devient-il lui-même multiple, mais il sait sa ville multipliée et existant sur le mode rhizomatique : ses rues sont un tissu « connectif28Philippe Boisnard cite Eric Sadin qui propose ce glissement : « [L]a dissémination technologique impose de tout autres structures, que je nomme le clicking, qui correspond au passage du régime de la successivité à celui de la prolifération ininterrompue de pulsations événementielles qui font circuler des flux d’éclosions et d’entropies selon une quasi-simultanéité, qui ébranle d’un point de vue symbolique et comportemental, les pouvoirs historiques de l’identification, de la nomination, de la classification ». Voir Philippe Boisnard, « Éric Sadin. Tokyo », Trame Ouest, sans mention de date. En ligne : http://homepage.mac.com/philemon1/trameouest/textelibrecritik/chronique/sadin_1_boisnard.html (consulté le  5 juillet 2010). ». Au-delà de la navigation Web, il faut considérer l’hypertexte comme une logique d’assemblage du sujet lyrique qu’est le flâneur, car, « cerné de toutes parts mais solitaire, possessif mais dépossédé, le sujet lyrique est un palimpseste de visages aimés.29Isaac Joseph, Le Passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, coll. « Sociologie des Formes », Paris, Librairie des Méridiens, 1984 p. 14.

 » Si l’espace de prédilection du flâneur tend à la dématérialisation ou disons plutôt à une écranisation de cet espace, il n’en reste pas moins que l’urbain oisif a une tendance naturelle à y injecter sa sensibilité.

  • 1
    Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », chap. in Curiosités esthétiques suivi de L’Art romantique et autres Œuvres critiques de Baudelaire, éd. établie et annotée par Henri Lemaître, coll. « Classiques Garnier », Paris, Garnier, 1962, p. 457.
  • 2
    Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Paris, Carnets Nord, 2009, p. 214.
  • 3
    Ibid., p. 215.
  • 4
    Italo Calvino, Collection de sable, trad. de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1986 [1984], p. 98.
  • 5
    André Major, L’esprit vagabond, carnets : 1993-1994, Montréal, Boréal, 2007, p. 59.
  • 6
    Walter Benjamin, The Arcades Project, trad. de l’allemand par Howard Eiland et Kevin McLaughlin selon l’édition de Rolf Tiedemann. Cambridge & London, Harvard University Press, 1999, p. 417. Je traduis. 
  • 7
    Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Quadrige / Presses Universitaires de France, 1998 [1957], p. 130.

  • 8
    Marc Desportes, Paysages en mouvement. Transports et perception de l’espace. XVIIIe – XXe siècle, coll. « Bibliothèque illustrée », Paris, Gallimard, 2005, p. 345.
  • 9
    bid., p. 345.
  • 10
    André Major, « Une île grande comme le monde », Montréal des écrivains, coll. « Fiction », Montréal, Éditions de l’Hexagone / Typo, 1988, p. 158.
  • 11
    talo Calvino, Les villes invisibles, trad. de l’italien par Jean Thibaudeau, coll. « Points », Paris, Seuil, 1996, p. 56.
  • 12
    Ibid., p. 57.
  • 13
    André Corboz, « Décoder la nébuleuse urbaine », De la ville au patrimoine urbain. Histoire de formes et de sens, textes choisis et rassemblés par Lucie K. Morisset. Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2009 [1994], p. 135.
  • 14
    Ibid., p. 135.
  • 15
    Giampaolo Nuvolati, « Le flâneur dans l’espace urbain », Revue Géographie et cultures. Corps urbains : Mouvement et mise en scène, no 70, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 8.
  • 16
    Benjamin, The Arcades Project, p. 429. Je traduis. 
  • 17
    Ainsi, Henri Laborit écrit que « la ville devient elle-même ‘‘effecteur’’ puisqu’il agit en maintenant la structure du groupe humain. Ce groupe humain devient alors ‘‘facteur’’ de la ville car sans groupe humain pour la construire, pour l’habiter, pour l’utiliser, pas de ville. » La ville canalise les flux humains et c’est par cette concentration que le flâneur peut atteindre cette dispersion si désirée. Voir Henri Laborit, L’homme et la ville, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », Paris, Flammarion, 1971, p. 22.
  • 18
    Raymond Depardon, « Sortir du cadre », Le goût de la photo, textes choisis et rassemblés par Chloé Devis, coll. « Le petit Mercure », Paris, Mercure de France, 2010 [2000], p. 93.
  • 19
    Bertrand Gervais, La ligne brisée : labyrinthe, oubli & violence. Logiques de l’imaginaire tome II, coll. « Erres essais », Montréal, Le Quartanier, 2008, p. 108. Le museur est à rapprocher du « flâneur essentiel » tel que proposé par Pierre Sansot : « N’attendez pas de lui qu’il développe sobrement une pensée avec la plus grande patience désirable. Il s’étonne d’un mot ou d’une phrase qu’il vient de prononcer. Il les considère en silence et emprunte une voie de traverse qui l’éloigne de la conclusion recherchée. Il ne s’empare pas d’un être, il le respire, il se livre à mille détours pour apprendre à le connaître […] » Voir Pierre Sansot, Chemins aux vents, coll. « Petite bibliothèque Payot / Rivages poche », Paris, Payot / Rivages, 2002 [2000], p. 225.
  • 20
    André Carpentier, Ruelles, jours ouvrables, Montréal, Boréal, 2005, p. 294.
  • 21
    André Carpentier, « Être auprès des choses. L’écrivain flâneur tel qu’engagé dans la quotidienneté », Paragraphes. Révéler l’habituel. La banalité dans le récit littéraire contemporain, vol. 28, Université de Montréal, Département des littératures de langue française, 2009, p. 27.
  • 22
    « Mais où était-il? Il l’a dit : ‘‘Je suis au milieu’’. Au milieu de quoi? Au milieu d’une provenance et d’une destination. Il était là, dans un mouvement. Et de quoi était peuplé ce lieu dans lequel il se trouvait situé, lui, en tant que corps vivant, parlant, et travaillant? De fantômes! De fantômes présents, mais invisibles, de fantômes qui étaient là : le châtaignier, les marins, la mer… » Voir Jean-Toussaint Desanti, « Voir ensemble », Voir ensemble : autour de Jean-Toussaint Desanti, textes rassemblés par Marie José Mondzain, coll. « Réfléchir le cinéma », Paris, Gallimard, 2003, p. 26.
  • 23
    Léon-Paul Fargue, Haute solitude, coll. « L’imaginaire », Paris, Gallimard, 1997 [1941], p. 59-60.
  • 24
    Pierre Sansot, Chemins aux vents, coll. « Rivages poches / Petite bibliothèque », Paris, Éditions Payot & Rivages, 2002 [2000], p. 231.
  • 25


    Olivier Schefer, Variations nocturnes, coll. « Matière étrangère », Paris, VRIN, 2008, p. 87.

  • 26
    Ibid., p. 55.
  • 27
    Nuvolati, p. 8.
  • 28
    Philippe Boisnard cite Eric Sadin qui propose ce glissement : « [L]a dissémination technologique impose de tout autres structures, que je nomme le clicking, qui correspond au passage du régime de la successivité à celui de la prolifération ininterrompue de pulsations événementielles qui font circuler des flux d’éclosions et d’entropies selon une quasi-simultanéité, qui ébranle d’un point de vue symbolique et comportemental, les pouvoirs historiques de l’identification, de la nomination, de la classification ». Voir Philippe Boisnard, « Éric Sadin. Tokyo », Trame Ouest, sans mention de date. En ligne : http://homepage.mac.com/philemon1/trameouest/textelibrecritik/chronique/sadin_1_boisnard.html (consulté le  5 juillet 2010).
  • 29
    Isaac Joseph, Le Passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, coll. « Sociologie des Formes », Paris, Librairie des Méridiens, 1984 p. 14.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.