Colloque, 25 et 26 mai 2017

Littérature et dispositifs médiatiques: pratiques d’écriture et de lecture en contexte numérique

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Le colloque international Littérature et dispositifs médiatiques: pratiques d’écriture et de lecture en contexte numérique, organisé par la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques ainsi que le pôle d’attraction interuniversitaire: Littérature et innovation médiatiques, a eu lieu les 25 et 26 mai 2017 à l’Université du Québec à Montréal.

La question posée par ce colloque est avant tout celle des pratiques et non celle des développements technologiques. Comment les écrivains se servent-ils des nouveaux médias et dispositifs numériques? Comment les conduire à se servir des dispositifs numériques pour écrire, proposer des textes, les diffuser et rejoindre leurs lecteurs? De la même façon, comment se servir des dispositifs numériques comme tremplins pour discuter de littérature, la mettre en scène et en jeu, imaginer de nouvelles formes littéraires? Il ne suffit pas qu’il y ait des technologies pour que des pratiques naissent, il faut des milieux pour les encadrer.

Il s’agit d’examiner l’impact des modifications des supports de l’écrit sur les pratiques littéraires, tant du point de vue de l’écriture que de la lecture. Pour ce faire, trois axes sont proposés qui exploitent les divers versants de la pratique littéraire, mais aussi les dispositifs de conservation et de diffusion des textes, de même que les institutions contemporaines qui encadrent la pratique.

Le colloque est divisé en quatre séances: Recadrages, Narrer les flux, Art numérique et Dramaturgies numériques. Une table ronde intitulée Mobiliser les formes narratives a également clos la deuxième journée de colloque.

Communications de l’événement

Jan Baetens

Dire ou effacer le texte? Les migrations sonores de «Ce Monde» sur la toile

Dans «Dire ou effacer le texte?», on s’interroge sur la manière dont un texte migre de la page à l’écran, de la vue à l’ouïe. On analyse d’abord quelques obstacles de cette pratique, devenue aujourd’hui assez courante, puis les éléments mis à contribution pour faciliter le passage en question. Dans un deuxième temps, l’attention se porte sur les mécanismes essentiels suivis par l’auteur qui réinvente un texte par le biais d’une mise en voix qui simultanément reprend et supprime certains éléments de l’écrit initial. Enfin, on essaie de rattacher cette analyse à la problématique plus générale de l’adaptation.

Hélène Crombet

«Phallaina», une lecture hallucinatoire à travers une bande défilée numérique

Phallaina est une «bande défilée» inédite, qui a été diffusée au mois de janvier 2016 à l’occasion du Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême. Créé par Marietta Ren en collaboration avec le Studio Transmedia Small et les Nouvelles Écritures, ce dispositif numérique plurisensoriel propose une expérience singulière en lien avec une forme narrative nouvelle et vient mettre en question les règles traditionnelles de la bande dessinée. Phallaina relate la prise en charge thérapeutique d’Audrey, une jeune femme souffrant de crises hallucinatoires au cours desquelles l’envahissent des «Phallainas», des êtres hybrides mi-humains mi-baleines. Le lecteur est ainsi invité à s’immerger à travers cette enquête dans les méandres du cerveau, qui narre une transformation personnelle mobilisant des perspectives mythologiques et neurologiques. Au cours de notre communication, nous chercherons à analyser les enjeux techniques, narratifs et esthétiques liés à l’expérience que donne à vivre Phallaina: nous explorerons les mécanismes qui tendent à emporter le sujet à travers ce récit de l’ordre de l’intime, articulé autour d’une impression de fluctuations qui se font parfois turbulences. Nous ferons ainsi émerger le caractère vertigineux de cette navigation offerte au lecteur, à la faveur d’un dispositif inédit qui oeuvre à un imaginaire tout en ondulations poétiques.

Laurence Perron

Mutations numériques du biographique: docu-twitter et filatures facebook

Les dispositifs médiatiques contemporains peuvent devenir, dans le cadre de l’écriture biographique, une manière d’acquérir autant que de diffuser le récit de vie, modifiant au passage ses structures et ses finalités. À partir du documentaire-tweet Madeleine Project de Clara Beaudoux (2016) et du livre d’art The (Un)Secret Life of Samantha C. d’Héla Lamine (2015), nous étudierons les possibilités qu’offre le numérique dans la construction d’un récit biographique. Alors que l’ouvrage de Beaudoux se déploie sur Twitter, où la journaliste distille au compte-goutte les biographèmes d’une femme dont elle reconstruit la vie à partir d’archives personnelles, le projet d’Héla Lamine exploite la plateforme Facebook, y sélectionnant au hasard un individu qui devient le sujet d’un long travail d’espionnage en ligne. La mise en relation de ces deux oeuvres nous permettra de voir comment le numérique ouvre les possibilités biographiques du côté de la récupération d’un matériau factuel et virtuel autant que du côté de la diffusion d’un matériau et de la prise en charge formelle du récit de vie.

Sophie Marcotte

Roman québécois et textualités numériques: transposition, amplification, parodie

Les formes textuelles que les dispositifs numériques sans fil permettent d’échanger occupent une place de plus en plus importante dans l’imaginaire contemporain. On trouve d’ailleurs beaucoup de traces de cette tendance dans la production littéraire québécoise. En effet, l’on voit apparaître, dans la trame narrative des romans et nouvelles, des courriels, textos, statuts et commentaires Facebook, tweets ou entrées de blogues (transposition). En outre, les contacts des protagonistes avec leur entourage et avec le reste du monde reposent, dans plusieurs des cas, sur l’emploi du téléphone portable, de la tablette ou de l’ordinateur (amplification). Enfin, dans certains cas, c’est le web qui devient l’espace d’un récit de voyage virtuel, vécu à travers un écran d’ordinateur (parodie). Cette communication exploratoire me donnera l’occasion de proposer un survol de ces différents cas de figure. On verra ainsi de quelle manière et par quels procédés les usages du numérique observés dans la réalité sont transposés, parfois amplifiés, et même, dans certains cas, parodiés, dans la fiction narrative.

Françoise Chambefort

Raconter la vie, l’utilisation des flux de données en littérature numérique

Un nombre croissant d’événements du monde réel sont enregistrés sous forme de données numériques. Ces données sont parfois accessibles gratuitement en ligne, notamment à travers des interfaces de programmation (API). Les artistes du data art s’approprient cette matière et lui donnent forme. Mais l’art du flux n’a pour l’instant pas ou peu été capable de raconter des histoires. Selon nous, il met pourtant en jeu un rapport au réel et un rapport au temps propices à la narration. L’utilisation des flux de données ouvre des perspectives nouvelles pour la littérature numérique. Le projet de recherche-création Lucette, gare de Clichy nous permet d’expérimenter ces nouvelles pratiques d’écriture. Le flux de données y est utilisé comme un moteur d’événements mais la métaphore sur laquelle il est bâti est également porteuse de sens. L’écriture du texte, la construction de la représentation médiatique et la programmation du dispositif mettent conjointement en scène la discordance propre à créer la tension narrative. Ici c’est le monde qui interagit avec l’oeuvre non le lecteur. Celui-ci peut retrouver sa délicieuse position de voyeur absolu (Roelens, 1998).

Pierre Ménard

La narration combinatoire: l’écriture en mouvement

La littérature doit sortir des limites du livre pour inventer de nouvelles formes et produire des textes qui entrent en résonance avec le monde dans lequel nous vivons. La narration connectée c’est la façon la plus classique de raconter une histoire. Elle est prédéfinie, maîtrisée mais fermée et peu évolutive, tandis que la narration combinatoire est liée à un flux de données. Elle est vivante, ouverte et évolutive. Un parcours à travers un ensemble structuré de contenus qui se combinent dynamiquement les uns aux autres pour générer un récit inédit. La narration combinatoire produit autant d’histoires qu’il y a de parcours, ce qui permet de faire raconter des choses différentes à un même contenu. Le lecteur y prend une place plus active, devenant co-auteur. La narration combinatoire permet la contextualisation des contenus en fonction des usages, les contenus s’adaptant à l’utilisateur et non le contraire. Les pistes développées ici s’appuient sur le projet des Lignes de désir qui propose d’explorer un récit interactif sous forme de narration combinatoire. Les lignes de désir est un dispositif interactif sous la forme d’une application qui permet aux utilisateurs une écoute mobile de l’histoire d’un homme qui traverse Paris à la recherche de la femme qu’il aime et qui a mystérieusement disparu, dans les lieux qu’ils fréquentaient, à travers une déambulation libre dans l’espace du récit (l’île Saint-Louis), afin d’écrire le texte en marche. A l’issue de sa ballade chaque participant pourra éditer de manière ludique et originale, en fonction de son itinéraire et de ses mouvements (rythme des pas, sens de circulation, durée du parcours effectué), un récit poétique inédit sous la forme d’un livre audio ou celle d’un livre numérique. Un livre devient un autre livre à chaque fois que nous le lisons. Une ville c’est pareille invention, chaque parcours la transforme. Marcher dans les rues comme entre les pages d’un livre, en garder une trace et voir, au fil du temps, se dessiner un chemin qui n’existait pas au moment de notre trajet.

Corentin Lahouste

Dépeindre l’existentialité. L’esthétique anarchique de «Désordre» de Philippe de Jonckheere

Dire (le tout de) la vie, rendre compte de son tumultueux capharnaüm, tel est l’enjeu principal de Désordre, site internet alimenté et développé par Philippe De Jonckheere depuis plus de quinze ans (2000). Oeuvre hypermédiatique à la structure étoilée, il se caractérise par l’hybridation sémiotique et la transartialité dans un cadre oscillant entre l’autobiographique et l’autofictionnel. Sorte de journal polyphonique en ligne, fortement marqué par l’activité photographique, il rejoue la pratique diaristique en convoquant, de par son ancrage numérique, textes, images et sons. Composé de très nombreux projets (souvent à contrainte), il est également marqué par un processus d’expansion progressive non-téléologique. Il s’agit dès lors de mettre en lumière l’esthétique anarchique de Désordre en tant qu’elle est au coeur de l’aspiration de De Jonckheere à dépeindre l’existentialité; en voyant comment cette esthétique s’appuie sur des dispositifs non seulement médiatiques, mais aussi posturaux, poétiques et symboliques spécifiques.

Anaïs Guilet

Des petites madeleines et des tweets: le «Madeleine Project» de Clara Beaudoux

Clara Beaudoux, journaliste à Radio France, trouve dans la cave de son nouvel appartement, les affaires de Madeleine, l’ancienne locataire des lieux. Pendant une semaine, en novembre 2015, sur Twitter, elle mènera l’enquête avec tendresse et pudeur, et mettra à jour la vie de la presque centenaire: quelques mots, des images, le portrait de Madeleine en même temps que d’une époque révolue, se dessinent. Nous interrogerons la dimension sérielle du «Madeleine Project» dans ce qu’il a d’inédit: sa performativité. En effet le récit de vie se construit de concert pour l’auteur et le lecteur qui partagent une découverte synchrone de la personnalité et de l’époque de ce personnage inédit qu’est Madeleine, dont la mémoire est reconstruite chaque tweet, c’est à dire chaque boite ou lettre ouvertes, après l’autre. Au-delà du «buzz» qu’il aura produit, c’est son aspect communautaire, son édification collective qui nous intéressera également, tant elle construit l’universalité et la poéticité du récit de Madeleine, entre documentaire, témoignage et fiction. […] Le Madeleine Project est résolument proustien, il procède de cette réminiscence aussi nostalgique qu’actuelle qui, dans le cadre du projet, se développe sur plusieurs «saisons» via les réseaux sociaux pour ultimement finir dans un livre publié aux éditions du sous-sol en 2016: Clara, à l’image de Marcel, devenant ainsi écrivaine.

Servanne Monjour & Marcello Vitali-Rosati

Pour une écriture littéraire de l’espace: éditorialiser la transcanadienne

Depuis quelques années, notre façon de comprendre et d’habiter l’espace connaît d’importantes mutations. L’apparition dans notre quotidien d’outils cartographiques immersifs, combinés à l’imagerie photographique ou satellite, nous assure une maîtrise du monde plus importante que jamais; la généralisation du procédé de géolocalisation laisse penser qu’il est devenu impossible de se perdre – avec, en contrepartie, les dérives que le procédé entraîne en termes de surveillance et de contrôle des individus. Aussi, l’influence que les outils numériques exercent à la fois sur l’espace et sur notre façon de l’habiter est devenue un enjeu majeur de la réflexion sur le numérique. Nous courons tous le risque de demeurer passifs devant ces nouveaux dispositifs et de subir l’agencement de l’espace qu’ils nous proposent. Comment éviter cet écueil? Est-ce encore possible de demeurer les principaux protagonistes de la production de l’espace dans lequel nous vivons? Pour le savoir, l’équipe de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques a mis en place en 2016 un projet de recherche-action à partir de l’espace de l’autoroute transcanadienne. Notre équipe a sillonné elle-même cette autoroute mythique qui traverse le Canada d’un océan à l’autre, afin de mesurer l’influence exercée sur cet espace par nos outils et notre culture numériques. Nous avons rendu compte en temps réel de ce road-trip contemporain en produisant et en géolocalisant notre récit de voyage sur une série de plateformes (Twitter, Facebook, Periscope, Tumblr, TripAdvisor, OpenStreetMap…). À partir du bilan de cette expérience, notre communication montrera combien la littérature numérique peut aujourd’hui participer à la construction de l’espace, s’imposant ainsi comme une alternative aux logiciels de représentation et de structuration de l’espace détenus par les grandes multinationales du web.

Karine Bissonnette

«Notulie de proximité»: un partage du quotidien à l’ère du numérique

S’il est indéniable que le numérique occupe désormais le quotidien de tout un chacun, du moins en Occident, comment ce quotidien, lui, s’écrit-il, se partage-t-il, à l’ère du numérique? Que remanient les usages et outils numériques de tous les jours, réseaux sociaux mis à part, une fois appliqués au récit même de ces jours? Et comment les dimensions mémorielle et temporelle, intimement reliées aux pratiques d’écriture du quotidien, sont-elles travaillées par les innombrables possibilités de l’environnement web? Dans le cadre de cette communication, je me penche sur la pratique de Philippe Didion, en examinant la composition ainsi que le principe de partage de ses Notules dominicales de culture domestique. Remarquable par son amplitude et sa durée, apparentée à la notion d’«oeuvre-archive mosaïquée» (Audet et Brousseau, 2011), l’entreprise notulienne vise, depuis 2001, à recenser les «livres lus pendant la semaine» et à les accompagner «d’un aperçu sur certains chantiers en cours et de quelques considérations plus ou moins inintéressantes sur [la] trépidante existence» de Didion. La recension des expériences, photographies, inventaires et menues péripéties hebdomadaires ne se déploie qu’en partie sur le support attendu, la page web: Didion propose plutôt au lecteur de lui écrire, afin de recevoir par courriel, chaque dimanche, sa livraison de Notules — auxquelles le lecteur peut éventuellement contribuer. Si de larges pans de l’entreprise sont maintenant accessibles sur d’autres supports d’environnements web, le courriel dominical persiste. C’est cette pratique, jouant de formes d’écriture du quotidien, que je souhaite explorer, dans l’hypothèse qu’elle participe d’un remodelage de cette écriture —et de sa réception— par les usages, outils et contraintes numériques. Considérer les traits constitutifs des Notules et les façons dont leur lecteur est sollicité représente ainsi une occasion de s’interroger sur la saisie de l’épaisseur des jours à l’ère du numérique.

Alexandra Saemmer

La littérature numérique est-elle un art du dispositif?

Pour Olivier Neveux, l’une des formes expérimentées par le théâtre politique contemporain consiste à proposer des narrations «émergentes»: il s’agirait de raconter «sans guide», sans anticiper le lecteur par des prescription1Olivier Neveux, «Théâtre et politique à l’épreuve des subjectivités critiques», intervention dans le séminaire du laboratoire CEMTI le 10 avril 2015.. En littérature numérique, les possibilités d’une narration émergeante sont traditionnellement expérimentées à travers l’hypertexte et la génération automatique, parfois par un «branchement» de l’oeuvre aux bases de données des moteurs de recherche comme Google, et plus récemment encore par un investissement des réseaux sociotechniques facebook ou twitter. Ces outils sont mis au service de l’émergence, «comme si», commente Jean-Pierre Balpe, «dans cette longue cohabitation entre l’écriture et sa technologie, le triomphe seul de la technologie permettait d’assurer celui de l’écriture sur la permanence du monde2http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/Tentation.html». […]

Dans cet acte politique de délégation du pouvoir sur le texte, la technologie elle-même est souvent considérée comme neutre. Ma communication aura comme objectif de soumettre cette neutralité à un questionnement critique. Plusieurs théories du dispositif (Foucault, Agamben, Jeanneret) seront mobilisées pour étudier l’imbrication étroite entre la littérature numérique et les matérialités du dispositif ordinateur, porteuses de stratégies de formatage, de prescription, et parfois de traçage et d’exploitation. A partir d’exemples d’oeuvres narratives mettant en place des processus d’émergence (Revenances et La Révolution à New York a eu lieu de Gregory Chantonsky, La disparition du Général Proust et Un monde incertain de Jean-Pierre Balpe, Conduit d’Aération du Collectif Hyperfictions), je proposerai quelques éléments d’une méthodologie sémiotique qui analyse le rôle du dispositif dans sa complexité technique, sociale et économique et son influence sur les processus narratifs. Les «visions du monde» (Dominique Cardon) déposés dans les composants du dispositif seront confrontés aux visions du monde matérialisées dans les oeuvres narratives, pour faire émerger un champ de tensions aussi problématique que fécond, fondateur de la création littéraire en milieu numérique.

  • 1
    Olivier Neveux, «Théâtre et politique à l’épreuve des subjectivités critiques», intervention dans le séminaire du laboratoire CEMTI le 10 avril 2015.
  • 2
    http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/Tentation.html
Arnaud Regnauld

Grégory Chatonsky: l’art d’une fiction sans histoire?

Au temps qui passe de la chronologie et de l’histoire succède ainsi un temps qui s’expose instantanément. Sur l’écran du terminal, la durée devient «support-surface» d’inscription, littéralement ou plutôt cinématiquement, le temps fait surface. Grâce à l’imperceptible matériau du tube cathodique, les dimensions de l’espace deviennent inséparables de leur vitesse de transmissio1Paul Virilio, L’espace critique, Paris: Christian Bourgeois, 1984, p. 15.. À l’occasion d’un entretien2Grégory Chatonsky et Dominique Moulon, «Grégory Chatonsky. Une esthétique des flux», http://www.moulon.net/pdf/pdfin_08.pdf, Site consulté le 1er novembre 2016. accordé à Dominique Moulon, Grégory Chatonsky expliquait comment il avait cherché à «recompose[r] le temps par l’espace» dans l’oeuvre intitulée Readonlymemories, c’est-à-dire à donner forme au temps en mettant à plat la succession des instants comme les étaler à la surface de l’écran. Cette distorsion du point de vue cinématographique rappelle bien sûr le jeu sur la focalisation des fictions modernistes et postmodernistes à partir de la mise à plat synchronique du processus séquentiel propre au montage cinématographique. Or, l’originalité du travail de Chatonsky réside précisément dans cet arrêt sur images multiples qui spatialise le temps, dans la droite ligne des expérimentations narratives menées au début des années 1990 aux Etats-Unis, mais aussi des explorations picturales du cubisme, et dont les images en 3D de Readonlymemories III constituent un prolongement encore plus radical… En digne héritier du postmodernisme, Chatonsky remet en effet en question la narrativité même avec pour horizon l’élaboration d’une fiction sans narration, c’est-à-dire dépourvue de diégèse, mais également sans instance narrative, car anonyme, machinique et collective: «Tout se passe comme si une fiction, ici une machine, rêvait nos vies, utilisait la matière même de nos existences dans son sommeil», déclare l’artiste dans un texte-manifeste3Idem, «La fiction sans narration (FSN)», 2012. http://chatonsky.net/fsn/ Site consulté le 1er novembre 2016.. D’où la question suivante qui constituera le point de départ de notre réflexion : dans quelle mesure la discrétisation et le montage semi-aléatoire des flux captés sur la Toile qu’ils soient visuels, textuels, ou sonores, contribuent-ils à l’émergence d’un nouvel imaginaire de la fiction en tant que surface projective qui chercherait à se soustraire au principe de causalité et de fait, à la logique du récit?

  • 1
    Paul Virilio, L’espace critique, Paris: Christian Bourgeois, 1984, p. 15.
  • 2
    Grégory Chatonsky et Dominique Moulon, «Grégory Chatonsky. Une esthétique des flux», http://www.moulon.net/pdf/pdfin_08.pdf, Site consulté le 1er novembre 2016.
  • 3
    Idem, «La fiction sans narration (FSN)», 2012. http://chatonsky.net/fsn/ Site consulté le 1er novembre 2016.
Myriam Watthee-Delmotte

Performativité et ritualité du deuil dans l’art numérique: une formalisation de la temporalité

Que peuvent offrir, en spécificité, les oeuvres hypermédiatiques à la gestion du deuil et de la commémoration des morts? L’art littéraire a de tout temps accompagné le deuil. «Art du temps» selon la classification de Lessing, la littérature repose sur un déploiement temporel qui peut épouser la durée indissociable de la traversée de l’épreuve d’un décès en lui donnant une forme. La performativité des textes de deuil et de commémoration repose en ce sens sur une formalisation efficace de la temporalité. Qu’en est-il dans les pratiques numériques? A partir de deux oeuvres hypermédiatiques, Remembering the dead de John Barber et Paroles gelées de Françoise Chambefort (2016), on analysera ce que la formalisation intermédiale, prise dans un travail esthétique, apporte sur le plan de la symbolisation. On observera comment ces oeuvres qui jouent simultanément sur l’émotionnel et sur le notionnel activent un vécu partageable d’ordre rituel. Spécifiquement, on verra en quoi la performativité de ces créations repose sur des dispositifs qui, en jouant sur la temporalité -toujours chronotopique-, accomplissent un travail de gestion commémorative qui atteint un objectif collectif, civique, au départ d’une interpellation des subjectivités individuelles.

Complément

Pour accéder à l’oeuvre Se souvenir des morts de John Barber: http://dtc-wsuv.org/remembering-the-dead/french/

Pour accéder à l’oeuvre Paroles gelées de Françoise Chambefort: http://fchambef.fr/paroles_gelees/index.html

Les deux œuvres font partie du 9e numéro de la revue bleuOrange, accompagnées d’un éditorial de Myriam Watthee-Delmotte. Pour consulter la revue bleuOrange: http://revuebleuorange.org/

Christophe Collard & Ariane Savoie

Une rencontre faustienne avec l’adaptation: le médiaturge et les dispositifs numériques mis en scène

En 2008, le dramaturge et metteur en scène Robert Lepage présentait La Damnation de Faust au New York Metropolitan renouvelant ainsi l’imaginaire d’un opéra bien connu. Après tout, cette adaptation de l’opéra de Berlioz de 1846 a maintes fois été mise à jour depuis sa première représentation en 1999, suivant le développement de nouvelles technologies numériques toujours plus sophistiquées et afin de continuer à créer «de nouveaux environnements pour raconter la même histoire» (Lepage qtd. dans Lampert-Gréaux, 2009). Il est toutefois intéressant de mentionner que bien que le dispositif scénique devenait de plus en plus sophistiqué, le public de Lepage s’étendait (Ventura, 2008). Comme s’il avait fait un pacte diabolique avec la technologie pour ensorceler le public. […] Plus encore, le mythe de Faust s’inscrit lui-même dans un courant transmedial qui aurait sacrifier la soi-disant «fidélité» au texte d’origine sur l’autel de l’incommensurabilité. La flexibilité cognitive nécessaire à l’interprétation de cette pratique artistique ressemble fortement aux procédés constitutifs du sens sur lesquels s’appuie le dramaturge pour sa mise en scène (voir Radosavljevic, 2013). Après tout, coordonner la cohérence conceptuelle d’une production en vient à transposer en pratique un certain «contenu» significatif à travers les divers systèmes sémiotiques qui la constitue. Lepage, par contre, amplifie l’analogie en transcodant à la fois le récit et les variations processuelles sur le thème de l’incommensurabilité dans un lourd dispositif numérique scénographique en mutation perpétuelle. Et alors que le public New Yorkais a applaudi l’adaptation de Lepage, le public français, par exemple, l’a huée. Que le dispositif scénographique parvienne à immerger le public ou non n’est donc plus la question: plutôt que de traiter de l’immersion du public dans l’adaptation, il s’agira de voir comment s’opère dans l’oeuvre de Lepage une immersion de la technique dans le texte, qui lui-même est rendu problématique par sa relation analogique avec l’écriture scénique.

Claire Swyzen

De l’auteur au processeur de données: générer du texte dans le théâtre postdramatique

Dans le domaine du théâtre dramatique, le modèle du Génie romantique persiste dans les pratiques d’écriture individuelles et pédagogiques. Dans le même temps, le théâtre dit postdramatique a fondamentalement changé le statut, la matérialité et la fonction du texte et de l’auteur dans le théâtre. Je soutiens que le statut d’auteur s’est dispersé et déplacé, s’ouvrant à toute une série de modèles d’auteur, «de l’auteur au processeur de données». Dans la dramaturgie postdramatique et la médiaturgie, le statut d’auteur est souvent (en partie) délégué à des co-auteurs humains ou non humains, professionnels ou non professionnels (en ce compris le public). Imbriqué dans une «culture informatique/logicielle» généralisée (Manovich), l’auteur en tant que processeur de données se repose sur trois principes de «l’information (é)mouvante» («moving information») (Perloff): la transcodabilité (1) et la citationnalité (2) de données textuelles et l’effet «cinétique» qui en résulte (3) de textes de théâtre (Cornish). Ces trois aspects s’appliquent non seulement à des performances ‘high-tech’ telles que le «théâtre algorithmique» de la New-Yorkaise Annie Dorsen, qui met en scène des agents conversationnels et d’autres logiciels en guise de co-auteurs. Dans les performances relativement ‘lo-fi’ de la compagnie de théâtre belge De Tijd, les acteurs fonctionnent également tels des processeurs de données, engagés dans une navigation en direct de textes à la fois mémorisés et médiés par leurs corps d’homme.

Julie-Michèle Morin

Dramaturgie hypermédiatique: écriture théâtrale et performative en dispositifs de Réalité Virtuelle

La notion de dramaturgie s’est radicalement transformée au contact des développements technologiques, particulièrement avec l’avènement des dispositifs de réalité mixte et augmentée. Plusieurs artistes revendiquent une appartenance aux arts vivants, tout en se saisissant des médias numériques pour écrire la scène autrement. Ces pratiques donnent lieu à des oeuvres dont l’écriture peut être qualifiée de médiaturgique (Marranca, 2006) et évoluent continuellement au contact de nouveaux outils, dispositifs et logiciels numériques. La démocratisation des casques de Réalité Virtuelle a permis l’émergence d’une multiplicité d’oeuvres dans des domaines artistiques variés, mais peu de créateurs utilisant ce médium se revendiquent des arts vivants. Dans le cadre de cette communication, nous examinerons les formes d’écritures qui découlent de la rencontre entre la performance, le théâtre et la Réalité Virtuelle. Pour ce faire, nous nous appuierons sur le cycle de création en VR (2010-2016) de la compagnie belge CREW, dirigée par Eric Joris. Cet artiste-chercheur et son équipe mettent en chantier une redéfinition de la notion de dramaturgie et de l’implication du corps dans des espaces hybrides et narratifs, à la fois construits par le virtuel, le tangible, la fiction et le réel. Leur pratique permet de nous interroger sur les transformations actuelles de la dramaturgie: quelles narrativités théâtrales et performatives émergent de ces contextes hypermédiatiques et immersifs? Que reste-t-il des partitions textuelles et comment écrire à partir de la Réalité Virtuelle? Nous aurons l’occasion de détailler en quoi l’environnement corporel du spectateur, que la compagnie nomme l’immergé, devient le lieu du spectacle, l’archive sur laquelle se dépose l’oeuvre hypermédiatique. Nous examinerons les stratégies d’immersion mises en place par CREW afin d’éclairer ce que nous nommons une dramaturgie de l’intervalle.

Catherine Cyr

Entre la voix, le texte et l’écran: une dramaturgie des interstices

Le théâtre postdramatique, notamment dans ses formes immersives, cherche à se défaire de l’autorité, sinon de la présence, du texte écrit. Or, certaines pratiques actuelles, en privilégiant la projection de textes ou un usage singulier de la graphie comme matériau scénographique, participent d’une forme de réinscription du textuel au sein du régime spectaculaire. À partir d’observations tirées de Gloria, une création multimédia immersive élaborée par l’artiste interdisciplinaire Mykalle Bielinski (2015, 2017), cette communication s’attachera à la trajectoire du sens que déplie une représentation centrée sur un «pèlerinage de la voix» où diverses formes d’énonciation –chant, parole, écriture– alternent ou s’entremêlent. Nous nous intéresserons au dialogue établi entre cette énonciation plurielle et les autres systèmes de la représentation, tels l’environnement sonore et le dispositif scénographique. Nous observerons comment, à travers la dynamique oscillatoire convoquée par l’oeuvre immersive, entre pleine adhésion à l’univers théâtral et prise de conscience de son artificialité (Bouko, 2015), l’expérience spectatorielle s’établit dans un clignotement entre les vides, les pleins et les moments intervallaires de la représentation, déployant, dans la rencontre de la voix, du texte et de l’écran, et à travers leurs différents degrés de présence, de matérialité et de lisibilité, une dramaturgie des interstices.

Benoit Bordeleau, Boris Du Boullay, Bertrand Gervais, Yannick Guéguen & Pierre Ménard

Table ronde: Mobiliser les formes narratives

Avec la participation de Yannick Guéguen, Boris Du Boullay, Benoit Bordeleau et Pierre Ménard. Animation: Bertrand Gervais

YANNICK GUÉGUEN, «Écriture géolocalisée, récits panoramiques et gyroscopie narrative»

Dans cet exposé, nous présenterons trois types d’interfaces sonores et narratives: géolocalisées, gyroscopiques et panoramiques. Ces interfaces ont été développées pour offrir de nouvelles façons d’écrire des récits en fonction du potentiel des technologiques mobiles. À partir d’études de cas, nous allons envisagers ce que ces interfaces imposent à la durée, la structure et la forme du récit. Plusieurs paramètres doivent être considérées, notamment l’engagement de l’auditeur et les choix dans la suite des séquences narratives. Comment, dans ce contexte, écrire ces textes littéraires basés sur ces contraintes spécifiques? Dans un premier temps, nous présenterons quelques constats concernant l’écriture dans le champ des médias géolocalisés. En partant de parcours sonores littéraires linéaires, nous nous tournerons ensuite vers de nouvelles formes de créations basées sur des trames de points sonores. Dans un deuxième temps, nous présenterons une interface qui utilise le gyroscope du téléphone mobile et nous allons envisager les possibilités en terme d’écoute narrative. Enfin, nous montrerons un dispositif panoramique et tactile. L’enjeu à travers les contenus présentés est de réfléchir à la singularité de ces interfaces narratives, en filiation avec les études sur les oeuvres littéraires ou artistiques numériques.

BORIS DU BOULLAY, «Du cinéma à l’HTML: la pratique numérique comme retour à l’écriture»

Cinéaste et créateur multimédia, je propose d’envisager cette question de l’usage des médias numériques par les écrivains en renversant la proposition pour travailler sur une création cinématographique qui devient, par changement de support et usage des outils numériques, une écriture textuelle. Ce glissement de support, du cinéma à l’HTML, transforme la pratique du cinéma vers un cinéma d’écriture «à sa table», comme un écrivain, et convoque des formes narratives où le monde n’est plus visé, mais au coeur d’une écriture incessante. L’écriture de départ (le scénario) devient la forme finale, en devenir. La lecture de Michel Henry et de sa phénoménologie de la vie nous permet de nous positionner sur ce travail d’écriture, manipulable, modelable, transformable, en perpétuel mouvement. Michel Henry décrit une vie écrasée dans sa donation, sans distance: la vie s’éprouverait en elle-même avant même sa phénoménalité. Envisagé comme une question de cinéma dans mes travaux pratiques, est-ce une piste possible pour penser un retour à l’écriture pour tenter malgré tout, par l’absurde ou l’accumulation, une description de cette (non)-distance, avec ce qui se fait et se défait dans des outils numériques.

BENOIT BORDELEAU, «De Hoche’élague aux Vournoussages: avoir lieu entre flâneries et archives»

Cette courte présentation montrera comment la mise en ligne (et en présence) de parcours urbains, par le biais de blogues et de réseaux sociaux, est un engagement dans l’espace public et, plus qu’une tentative d’épuisement du quotidien, la proposition d’un ralentir, par l’accumulation de photographies, de citations, de notes, etc. Cette amorce de discussion s’appuiera sur des projets numériques personnels et collectifs ayant eu cours durant les dix dernières, dont Hoche’élague, #Dérive(s) et plus récemment Vournoussages, ce dernier offrant une incursion dans des archives familiales. Nous comptons montrer, sans prétention théorique, comment les outils et plateformes numériques peuvent faire partie intégrante de l’appropriation d’un territoire et, peut-être, d’avoir lieu à travers la rumeur des réseaux.

PIERRE MÉNARD, «Pas de marche pas d’oeuvre: espace à explorer, parcours de lecture et imaginaire mobilisé»

Dans un espace hybride où les frontières entre réel et numérique sont devenues poreuses, les oeuvres d’art et de littérature numériques modifient nos structures perceptives et configurent notre sens du réel. Elles transforment sensiblement nos manières d’écrire, de lire, et changent notre rapport au monde. L’idée de navigation appliquée à la connaissance, c’est une invitation à prendre le large. Mais ce qui compte en premier lieu ce n’est pas tant l’inventaire du savoir, c’est la marche, le mouvement de la connaissance. C’est cette même idée d’ouverture, de l’action de l’usager comme constructeur de ses propres connaissances, que l’on retrouve dans la substitution de «navigation» à «lecture» pour désigner l’exploration numérique. Mais si la navigation s’applique bien au savoir, la «déambulation» paraît plus adaptée aujourd’hui à ce qui est en jeu avec la littérature numérique qui transforme la question littéraire et la «déplace» sur des problématiques qui lui étaient traditionnellement extérieures ou marginales. Une manière d’avancer dans la lecture, de mettre le texte en marche. La forme la plus répandue et la plus populaire du texte est le roman. Le récit interactif est éclaté, il remet en question la linéarité traditionnelle du texte. Le passage du livre à différentes formes d’interfaces numériques, offre en effet au lecteur comme à l’auteur, qui deviennent acteurs, agissants non comme des machines, mais de manière libre et autonome, d’inédites et singulières approches du récit et de lectures du monde. Les parcours invisibles que chacun dessine quand il marche en ville, dans les paysages qu’il traverse, dans ses déplacements, ses errements comme son cheminement, s’apparentent à un labyrinthe de textes “aux sentiers qui bifurquent”, à l’intérieur desquels le lecteur doit s’égarer selon sa fantaisie, retourner sur ses pas, refaire le même trajet en sens inverse, en inventer d’autres parfois, pour s’approprier l’espace numérique, le parcourir plus librement et participer ainsi de façon active à une création toujours recommencée. Il ne s’agit pas de représenter l’espace, mais de le produire en lui donnant un sens. On retrouve également ces cheminements dans la pratique artistique de la mobilité. Dans ces mouvements, les lieux se transforment, les images se succèdent. La mobilité de l’esprit qui divague en cours de route le rend apte à la réflexion, sensible à l’imaginaire et à son environnement.

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