Article ReMix

L’impossible connaissance d’autrui dans «Ce que je sais d’elle» de Béatrice Hammer

Marie-Ève Bolduc
couverture
Article paru dans Portés disparus: précarités humaines dans le roman d’enquête contemporain, sous la responsabilité de Nicolas Xanthos (2021)

Ce que je sais d’elle de Béatrice Hammer est le recueil des vingt-neuf témoignages récoltés par un enquêteur à propos d’une femme disparue. Chaque chapitre laisse la parole à une personne qui connaissait l’absente: un ami, un parent, un fils, un voisin, la boulangère et bien d’autres.

Le texte ne présente jamais la parole de l’enquêteur, mais les chapitres commencent toujours comme une réponse à une question invisible et il nous arrive de percevoir de temps en temps la présence d’un locuteur que le texte ne met pas en scène, quand la personne interrogée répète une nouvelle question avant d’y répondre. L’enquêteur cherche à savoir si la femme est morte ou s’est volontairement effacée. Les témoins donnent leur opinion en se fondant sur ce qu’ils savent d’elle. Les chapitres révèlent l’état de la relation de ces gens avec la disparue, leur jugement sur son absence, leurs expériences personnelles. Les témoignages présentent différentes facettes de la femme, mais recèlent aussi de nombreuses contradictions qui empêchent d’avoir des certitudes quant à la raison de son absence. Le dernier chapitre donne la parole à la disparue, qui constate que l’enquêteur l’a retrouvée. Elle énumère les différentes hypothèses qu’il a dû formuler et les éléments les invalidant. Puis elle dévoile l’échec de l’enquêteur, qui a inventé leur rencontre par dépit de ne pouvoir vraiment la retracer. La disparition de cette femme qui fait l’objet du récit restera un mystère.
Dans les romans policiers, un enquêteur recueille des indices et témoignages afin de résoudre le mystère qui se cache derrière le crime. Mais «le roman policier dans son évolution historique [va] vers toujours plus d’incertitude et d’inquiétude.» (François, 2011: par. 1) Une variante contemporaine de ce genre littéraire, que nous nommons roman d’enquête, se caractérise notamment par l’échec de la résolution de la disparition, qui remplace le crime. Le problème de l’enquête dans Ce que je sais d’elle vient d’une lacune chez les témoins. Ceux-ci se contredisent, laissant l’enquêteur avec trop de possibilités et presque aucune certitude. Nous analyserons les témoignages à l’aide du schème interactif de Bertrand Gervais car, dans le roman, les personnages raisonnent comme s’ils tentaient de remplir les cases vides du schème. Celui-ci, qui détaille le réseau conceptuel de l’action, est facile d’utilisation, car il correspond à la façon dont nous concevons naturellement une action1«la compréhension de l’action dans le récit et dans le monde est une activité équivalente.» (Gervais, 1990: 79). Pour Gervais, «[l]’action […] est une entité conceptuelle complexe qui dépend des relations établies entre un ensemble de traits.» (1990: 77) Dans le cadre de notre analyse, il sera surtout question du moyen (le mode d’accomplissement de l’action), du mobile (la cause de l’action) et du but de l’action. Or, dans Ce que je sais d’elle, la disparition se présente comme un événement, concept qui s’oppose à l’action. «Le premier se fait instant, imprévu, rupture, surgissement; le second, ordre, logique, chaînes de causalités ou de raisons. Là où l’événement surprend, le récit, lui, comprend». (Xanthos, 2011: 48) Les témoins du récit tentent de convertir la disparition en action en la faisant entrer dans le schème. Ils espèrent comprendre cet événement en donnant le moyen utilisé – fuite volontaire, suicide, meurtre, etc., puis en justifiant leur hypothèse par des motivations et buts en se fondant sur ce qu’ils savent de la disparue. Mais, face à la diversité des versions présentées, il est évident que les témoins font des erreurs et le récit nous empêche d’identifier l’hypothèse exacte. Dans son ouvrage La Connaissance d’autrui, Raymond Carpentier affirme que «les conduites humaines sont si complexes qu’elles échappent au contrôle de la connaissance» (1968: 16). Richard Vallée, dans «Le Problème de l’esprit d’autrui», postule qu’ «on n’a qu’un accès indirect aux états mentaux d’autrui» (1988: 421). L’analyse soulignera la conception originale de la connaissance d’autrui présentée par Béatrice Hammer. Dans Ce que je sais d’elle, il est impossible d’avoir une connaissance des gens qui s’avère fiable et exacte. Nous commencerons par relever les éléments poétiques qui amènent le lecteur à ressentir une forte contradiction entre les témoignages. Ensuite, nous verrons que les témoins sont influencés dans leur jugement soit par leurs sentiments par rapport à la disparue soit par leurs expériences personnelles, qui se manifestent par la mise à contribution de leurs expériences passées ou de leurs champs de référence. Enfin, nous aborderons l’impossibilité de dégager la vérité à travers les nombreux témoignages.

Le roman policier se caractérise par une prolifération métanarrative, c’est-à-dire par une multiplication des narrateurs-témoins et donc des points de vue et interprétations du crime. Puisque Ce que je sais d’elle fait de la connaissance des témoins sur la disparue le cœur de sa réflexion, l’œuvre pousse la prolifération de narrateurs à son extrême, en présentant uniquement des témoignages. Vingt-neuf chapitres pour vingt-neuf points de vue uniques. Dès le début du deuxième chapitre, les contradictions se manifestent très clairement. Elles sont mises en évidence par une similarité de structure avec le premier chapitre, qui présente le témoignage d’un ami de longue date de la disparue qui l’a toujours aimée, mais n’a jamais eu la chance d’être en couple avec elle.

Elle n’a pas disparu. Elle est morte. Un jour on retrouvera son corps.

Ne me demandez pas pourquoi. Je le sais. Je le sens. Si elle vivait encore, je le saurais. C’est comme ça entre nous. Depuis toujours. Enfin, depuis longtemps. Tellement longtemps que les autres n’ont pas idée. (Hammer, 2006: 9)

Dans le deuxième chapitre, la meilleure amie de la disparue prend la parole et commence ainsi: «Elle est partie, j’en suis certaine. Elle en rêvait, elle a osé. Personne ne peut vraiment comprendre personne, mais je pense que je la comprenais un peu moins mal que beaucoup d’autres.» (15) L’hypothèse de la meilleure amie est en opposition complète avec celle de l’amoureux. Ce dernier garde la disparition au stade de l’événement, car il ne croit pas que l’absente ait voulu disparaître. Il affirme que la femme qu’il aime «avait compris quelque chose. Que tout le monde sait en principe, mais qu’elle avait compris en profondeur. Dans sa chair, dans son corps, ses pensées, ses décisions. Dans ses gestes. On ne part pas.» (10) Le fait ne peut pas être converti en action, avec motivations et but, puisque l’homme ne croit pas qu’elle ait conçu le projet de mourir. Quant à elle, la meilleure amie affirme que l’absente s’est enfuie. La fuite entre dans le schème interactif de Bertrand Gervais en tant que moyen et la justification de l’hypothèse va remplir les autres cases du schéma. Elle identifie un mobile: «elle ne voulait pas vieillir là, rester plantée, voir ses cheveux ternir […] et être toujours là, bonne épouse, bonne mère, bonne amie, ça ne lui allait pas» (10). Elle donne ensuite le but de son amie, prétendant qu’«elle voulait prendre des risques, […] elle ne voulait pas rester dans cette vie petite, dans cette vie balisée, dans cette vie qui ne lui ressemblait pas.» (15-6) Dans les premières paroles de ces témoins, chacun est persuadé qu’il connaît la disparue mieux que les autres. Et pourtant, leurs hypothèses sont incompatibles. Cela nous amène à douter des deux individus. Au moins l’un d’eux se trompe, et nous ne savons pas lequel.

Les chapitres présentent tous une structure semblable. Ils commencent par une réponse à une question invisible de l’enquêteur, mais qu’on peut deviner. La réponse donnée en laisse toujours entendre beaucoup sur l’état de la relation entre le témoin et l’absente ou sur son interprétation de la disparition. Les témoignages sont aussi habilement agencés pour amplifier le sentiment de contradiction. Alternent souvent une personne croyant que la disparue est morte et une autre prétendant qu’elle s’est enfuie. Les deux frères de la femme s’expriment dans des chapitres successifs. Leur statut de jumeaux et leurs opinions contraires sur la disparue sont mis en évidence au début du second témoignage:

Mon frère jumeau n’a jamais rien compris à ma sœur. C’est le seul sujet sur lequel on est en désaccord, depuis toujours; parce que moi je la comprenais; je l’ai toujours comprise.

Lui, il disait qu’elle s’y croyait, dans son rôle de princesse, d’enfant parfaite promise à un avenir extraordinaire, et moi je voyais bien qu’elle étouffait, qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle voulait s’échapper mais qu’elle n’en avait pas encore la force. (91)

Le fait que les témoins soient des jumeaux renforce le sentiment de contradiction de ces deux chapitres. La citation ci-dessus brouille les pistes, empêchant de savoir comment la disparue se sentait dans son milieu familial. Il est possible de relever encore bien d’autres incompatibilités marquantes dans le récit. La grand-mère et la voisine de la disparue louent son courage alors que sa sœur et sa mère la traitent de lâche. Sa voisine dit aux deux garçons de la femme que leur mère les aime très fort, alors qu’un ami du mari de la disparue affirme d’emblée qu’elle «n’était pas faite pour avoir des enfants» (45). Sa grand-mère vante son talent de peintre et on comprend que ses parents et son professeur de peinture étaient aussi de cet avis. Mais une galeriste juge qu’elle n’a aucune aptitude dans cet art. Que ce soit à propos de l’action ayant fait disparaître la femme, de ses motivations et buts, de ses sentiments, de ses caractéristiques psychologiques, de son talent artistique, chacun a sa propre opinion et beaucoup entrent en contradiction. Avant de tenter de dégager quelques vérités de cette prolifération métanarrative, penchons-nous sur les influences qui causent tant d’oppositions et invalident la perception de la disparue par les témoins.

Dans Ce que je sais d’elle, la connaissance d’autrui est parfois influencée par les sentiments que le témoin éprouve pour le sujet de ses observations. Dans son ouvrage La Connaissance concrète d’autrui, Henry Clay Smith cite le romancier Somerset Maugham2Smith souligne que cet auteur est arrivé à la même conclusion qu’une étude sur le jugement d’autrui.:

Je suppose que c’est une prédisposition naturelle de l’homme que de prendre les gens comme s’ils étaient homogènes… Il est évidemment moins difficile de se décider au sujet d’une personne dans un sens ou dans l’autre et d’écarter toute indécision en disant: «c’est un des meilleurs ou c’est un sale type». Il est déconcertant de découvrir que le sauveur de son pays peut être mesquin ou qu’un poète qui a ouvert de nouveaux horizons à notre conscience peut être un snob. Notre égoïsme naturel nous conduit à juger les gens d’après les rapports que nous avons avec eux. Nous désirons qu’ils soient d’une certaine façon par rapport à nous et pour nous ils le sont; parce que tout le reste de leur personnalité ne nous convient pas, nous ne la voyons simplement pas. (Smith, 1969: 86)

Selon Maugham, si nous avons une relation positive avec une personne, nous aurons tendance à voir en elle uniquement ce que nous jugeons favorablement. Au contraire, dans le cas d’une relation négative, nous ne verrons que les aspects détestables de l’individu. Il nous est plus facile de simplifier en tant que blanc ou noir plutôt que d’admettre une zone de gris entre les deux. Dans Ce que je sais d’elle, le témoignage des proches de la disparue peut être mis en relation avec cette hypothèse psychologique. En effet, leur supposition va dans le sens de l’état de leur relation avec la femme absente. Le témoignage de l’ami amoureux, le premier à se prononcer dans le récit, montre bien l’influence des sentiments sur la connaissance d’autrui. L’homme confie à l’enquêteur:

Nous n’avons rien vécu, vous comprenez? C’était toujours pour demain, toujours pour un autre jour, une sorte de vie potentielle, un jour, quand les enfants seraient grands, quand le mari serait parti… J’attendais: elle m’avait promis. Laissé entendre, plutôt. Elle m’avait dit, un jour, je pense qu’un jour il se passera quelque chose. (Hammer: 11)

Plus tôt, il prétend qu’elle est morte, que «[s]i elle vivait encore, [il] le saurai[t]» (9), que «[s]i elle s’était enfuie, elle [l]’aurait prévenu.» (9) En attente du jour où la femme qu’il aime donnera suite à ce qu’il prend pour une promesse, l’homme ne peut concevoir qu’elle ait fui sans l’en informer. Ce serait comme si elle avait trahi son engagement envers lui. L’homme a une opinion positive de la disparue et, si elle s’était effacée en l’empêchant de la retracer, ce serait comme une tache négative dans leur relation. Et le témoin a trop d’estime pour elle pour accepter qu’elle ait fait quelque chose qu’il puisse lui reprocher. Alors il écarte cette possibilité. Il est plus facile pour lui d’imaginer qu’elle soit morte. Son hypothèse est surtout fondée sur des sentiments. C’est tout le contraire d’une logique objective.
Il est intéressant de regarder comment les sentiments des membres de la première famille de la disparue amènent ceux-ci à formuler des hypothèses opposées. Petite, la femme a été l’objet de l’adoration de son père, qui la traitait comme une reine, ce qui n’a pas plu à tous. La jeune fille a suivi des cours de peinture et, de l’avis général, sa famille la croyait promise à un bel avenir artistique. Mais, à l’âge de vingt ans, elle a décidé d’arrêter de peindre. Le climat de favoritisme dans lequel elle régnait grâce à son père et sa décision de cesser la pratique de son art influencent encore vingt ans après la façon dont les membres de la famille jugent l’absente. Ainsi, lorsque l’enquêteur aborde le père de la disparue, celui-ci répond: «Ma fille? Quelle fille? Je sais bien que j’ai deux filles, enfin, j’ai eu deux filles, mais […] la première n’a jamais été vraiment ma fille […] et la deuxième, la deuxième est morte pour moi. N’y voyez aucune amertume. Je n’y peux rien: elle a arrêté d’exister.» (95) L’homme aimait sa fille: «je me disais que si ma seule fonction au monde était d’être le père de cette enfant, j’étais le plus heureux des hommes.» (96) Il la trouvait parfaite et affirme que «[s]i elle avait vécu, elle aurait fait de grandes choses.» (97) Lorsqu’elle a arrêté la peinture, il a vu cela comme une rupture et s’est mis à considérer que sa fille est «morte pour [lui]» (95). Ne pouvant accepter que l’objet de son adoration ait fait quelque chose qui correspondait aussi peu à la connaissance qu’il avait d’elle, il a dissocié la nouvelle femme qu’il a vue de sa fille. Il distingue de la sorte le «torrent» (96) qu’était son enfant de la professeure de mathématiques qu’il voit maintenant. Pour éviter de brimer l’image parfaite de sa fille, il l’a séparée en deux individus, la deuxième étant presque une inconnue pour lui. Quand l’enquêteur lui fait part de la disparition, l’homme répond: «Je ne comprends pas. Je croyais être le seul à m’en être aperçu. Tout le monde le sait, dites-vous? Mais laquelle est partie? La prof de maths? […] Et si ma fille revenait?» (97) Ainsi, lorsque la femme a arrêté de peindre, son père a pris cela comme une disparition. Une autre personne l’a remplacée, qui n’avait rien à voir avec sa fille. Il voit l’absence de la «prof de maths» comme un événement qui pourrait lui redonner son enfant.

La sœur aînée et la mère partagent une connaissance assez similaire de la disparue, mais très différente de celle du père. Les deux femmes ont éprouvé du rejet au profit de la disparue. La sœur était celle à qui ses parents portaient le moins d’attention. Voici son hypothèse à propos de la disparition:

Je suppose qu’elle ne lui convenait pas, sa vie, de toute façon, rien n’était assez bien pour elle, elle ne supportait pas le plus petit obstacle…

La vérité c’est qu’elle est lâche, profondément. Suffisamment pour s’enfuir, pour laisser tout, son mari, ses gamins, […] pour plaquer ses études de peinture en plein milieu. (71)

Le témoin désigne la fuite comme le moyen pris par sa sœur. Elle donne un mobile: elle est lâche, ne supporte aucune difficulté. Puisque la femme conçoit sa sœur négativement, elle considère cela comme l’hypothèse la plus plausible. La mère, quant à elle, dit avoir été en guerre pendant plus de dix ans avec la disparue pour l’attention de son mari. Elle affirme que sa victoire sur sa fille a été suivie par l’arrêt de peinture de celle-ci, qui était en réaction à sa défaite. Sur sa disparition, elle dit:

À mon avis, elle a recommencé son numéro. […] je ne serais pas surprise qu’elle […] ait fait [à son mari] aussi […] le coup de la reine. […] [U]n jour, pour peu qu’il ait faibli, […] il a fallu qu’elle recommence. Qu’elle se venge à nouveau.

Elle ne supporte pas la défaite. Alors, elle s’est enfuie. (122-3)

Tout comme sa fille aînée, le témoin croit que la disparue s’est enfuie parce qu’elle a rencontré une difficulté et qu’elle n’en supporte aucune. Elles ont cependant perçu différemment l’arrêt de la peinture. La sœur a vu cela comme une simple lâcheté face à un obstacle, la mère, comme une vengeance face à sa propre victoire.

L’un des frères jumeaux a une hypothèse qui entre en contradiction avec les trois précédentes. Il dit à propos de l’enfance de la disparue: «moi je voyais bien qu’elle étouffait, qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle voulait s’échapper mais qu’elle n’en avait pas encore la force.» (91) On voit que le témoin éprouve de la compassion pour sa sœur. Il ajoute: «Ce que j’ai toujours su, c’est que ma sœur mourait d’envie d’être comme tout le monde […]. Elle y est arrivée. On a dû vous raconter sa vie.» (91-2) L’homme explique l’arrêt de peindre comme un moyen dont le but était d’être comme tout le monde et le mobile, son étouffement. Il la connaissait comme une personne ayant réussi à se fondre dans la foule avec sa petite vie rangée. Voici son hypothèse sur la disparition:

À mon avis, elle en a eu assez d’y être, dans ce fameux lot. Ça lui manquait, de pouvoir en sortir. Alors elle est partie. Histoire de se faire remarquer, d’être sûre qu’elle pouvait encore choisir […] sa vie […]; si on y réfléchit, ma sœur a passé son temps à prouver qu’elle en était capable. (92)

L’hypothèse du témoin est d’abord en désaccord avec la manière dont il concevait sa sœur: elle voulait être comme tout le monde, mais plus maintenant. Il change alors sa conception et remet le comportement de sa sœur dans un tout unifié: elle a toujours voulu prouver qu’elle pouvait choisir sa vie. Ainsi, le père croit que sa fille est absente depuis longtemps, la sœur est persuadée qu’elle a fui par lâcheté, la mère, par vengeance et le frère, pour montrer qu’elle était maîtresse de sa destinée. Ces diverses interprétations laissent le lecteur dans la confusion. Et puisque les sentiments des témoins et leur préconception de la disparue ont influé sur leur hypothèse, nous ne pouvons être certains de leur fiabilité. À travers ces témoignages, il est possible de percevoir une conception de la famille en tant que foyer d’élitisme. L’œuvre présente la famille comme un milieu où l’on pratique le favoritisme et où des pressions se manifestent sous forme d’attentes élevées. On y remarque une lutte du plus fort afin d’obtenir l’attention (chez la disparue et sa mère) et de la rancune provenant des membres n’ayant pas été favorisés ou de ceux dont les attentes sont déçues. Le climat résultant de cet élitisme laisse des traces permanentes chez les membres de ce milieu, des cicatrices qui empêchent de pardonner à qui a été favorisé, même si de nombreuses années ont passé.

Dans certains témoignages, la connaissance d’autrui est influencée par les expériences personnelles et les champs de référence de l’observateur. Smith définit l’empathie comme «la tendance d’un percevant à postuler que les sentiments, les pensées et la conduite d’une autre personne sont similaires aux siens propres3En italique dans le texte..» (1969: 102) Il ajoute que «[n]ous “empathisons” avec les gens auxquels nous nous identifions.» (106) Mais «ces ressemblances que nous postulons entre les autres et nous peuvent être exactes aussi bien qu’inexactes, […] elles peuvent conduire à des jugements corrects tout aussi bien qu’à des jugements erronés.» (102) On retrouve dans Ce que je sais d’elle des raisonnements qui rappellent les termes de Smith. Une femme dont le garçon va à l’école avec le fils de la disparue s’identifie à celle-ci: «Je ne la connaissais pas très bien, mais on se comprenait, on était proches, je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’on était pareilles.» (Hammer: 59) La disparition rappelle au témoin une expérience personnelle: sa mère est morte d’une longue maladie et la femme dit que ça lui a gâché la vie. Se sentant proche de la disparue, elle croit que celle-ci trouve aussi inacceptable qu’une mère meure devant ses enfants. Son hypothèse est que l’absente s’est effacée dans le but d’épargner à ceux qu’elle aime la vue de sa mort. Elle dit que «[c]’est dans les hôpitaux qu’il faut chercher, […] et dans les cimetières.» (62) Le témoin croit donc que la disparue est morte de maladie ou mourante et que cette maladie était son mobile pour partir. Puisqu’elle connaissait peu l’absente, son hypothèse est uniquement fondée sur son propre passé et sur sa croyance que la femme lui ressemble. Elle ne s’appuie sur aucun fait de la vie de la disparue, outre son statut de mère. La voisine porte aussi un jugement par empathie. Elle affirme que, quand sa mère est morte, ça a failli la tuer et que depuis, «[elle a] arrêté d’avancer […] et [a] laissé la vie venir à [elle]». (30)  Le témoin est d’avis qu’ «à trop vouloir protéger ceux qu’on aime, on finit par les ramollir». (30) En se fondant sur son expérience, elle se dit que la disparue est partie pour que ses enfants apprennent à «ne pas se laisser mener par la vie, mais [à] la mener soi-même» (31). Cette fois encore, le témoin ne justifie son hypothèse par aucun fait de la vie de la femme absente. Seule l’expérience propre de la voisine a de l’importance dans son interprétation. On remarque que ces deux témoins, qui appuient leur hypothèse presque uniquement sur leur propre passé, en disent assez peu sur la disparue, ne la connaissant pas beaucoup.

Au contraire des précédents témoins, les deux garçons de la disparue ont une expérience personnelle marquée par leur connaissance intime de l’absente. Avec une naïveté toute enfantine, ils expliquent que la disparition de leur mère va à l’encontre de ce qu’ils savent d’elle. Le fils aîné dit: «Elle n’est jamais partie, avant, jamais. On partait toujours ensemble» (80). Son discours est empreint de questionnements: «Si elle est vivante, pourquoi elle nous écrit pas? Pourquoi elle nous donne pas de ses nouvelles?» (77) Confus face à la situation, le garçon n’arrive pas à choisir une hypothèse qui lui convienne. «C’est de ne pas savoir qui rend fou» (77), dit-il. Le fils cadet a quant à lui une certitude: «Je sais que si elle m’entendait elle reviendrait […] elle pourrait pas me laisser pleurer comme ça aussi longtemps. Elle a jamais été capable. Jamais. […] Donc elle ne m’entend pas.» (111) Le discours des deux enfants est marqué par la négative: leur mère n’a jamais agi de la sorte. Ils sont laissés dans la confusion, d’autant plus qu’ils ont le sentiment qu’on leur cache des choses. Le plus petit a questionné la voisine, qui ne lui répond pas vraiment. Mais il «préfèrerai[t] qu’elle [lui] donne une réponse, même si c’est dur, même si c’est non, plutôt que de rester comme ça sans savoir.» (112) Le plus grand demande à l’enquêteur: «Vous croyez qu’elle est morte? Vous pouvez me le dire, vous savez, je préfère savoir, vraiment.» (80) Tous deux préfèreraient encore avoir la certitude d’avoir perdu leur mère plutôt que de rester avec un événement inconnu, avec un schème interactif aux cases vides.
Ce que je sais d’elle présente une conception de l’être humain comme voyant le monde avec ses champs de référence – professionnels, culturels ou autres. Smith affirme que «[n]ous observons ce que nous avons appris à observer.» (1969: 125) Cela correspond bien à la conception du roman. En effet, les témoins dont le travail consiste à analyser les gens jugent la disparue selon leur domaine de connaissance. Ainsi, l’ami psychologue de la disparue débute son témoignage en affirmant: «Je dirais qu’elle était malade.» (Hammer: 49) Encore une fois, la première phrase du témoin en dit beaucoup, dévoilant d’emblée le mobile attribué à la disparition et laissant entendre le moyen: une fuite. L’homme utilise ses connaissances scientifiques: «On appelle ça la dépression masquée.» (50) Il en décrit les symptômes et dévoile ce que son amie lui confiait: «elle me parlait de cette anxiété qui la prenait tous les soirs. Elle parlait de sa peur du noir, d’une angoisse indicible […]. Elle disait qu’elle était fatiguée, épuisée, exténuée, au point d’avoir parfois l’impression de ne plus exister» (50). Le témoin n’est toutefois pas certain du but de la disparition. On sait seulement qu’il espère que son amie ne s’est pas suicidée. La professeure de yoga de l’absente emploie elle aussi un discours professionnel pour parler de son élève. Elle dit à l’enquêteur: «Je ne suis pas surprise qu’elle ait disparu. Je veux dire: je ne suis pas surprise qu’il y ait eu une grosse rupture dans sa vie. Ça se sentait, pour quelqu’un comme moi, […] qui analyse surtout le non-verbal […] c’était une évidence, elle était en pleine transition.» (125) Le témoin appuie son hypothèse sur le comportement de la disparue à son dernier cours de yoga. Pendant un exercice qui est supposé libérer le centre des émotions, la femme s’est mise à pleurer, puis à rire sans aucune retenue. Elle a dit à sa professeure: «Quelqu’un est mort, et je ne savais pas si je devais en être gaie ou malheureuse. Grâce à vous, je sais que je suis les deux.» (127) C’est le professeur de peinture de jeunesse de la disparue qui est décédé. La femme allait toujours le voir en cachette et la nature de leur relation était très mystérieuse. La coïncidence entre le décès, le comportement de l’absente au cours de yoga et la disparition rend tout à fait plausible l’hypothèse que la femme ait tout quitté pour changer de vie. Le psychologue et la professeure de yoga fondent tous deux leur interprétation sur des confidences de la disparue. Ces possibles preuves et l’autorité associée aux connaissances des témoins rendent leurs hypothèses plutôt crédibles. Toutefois, celles-ci entrent en contradiction. Encore une fois, le texte nous laisse dans la confusion, dans l’impossibilité de juger si un ou l’autre de ses témoignages est exact.

Face à cet événement hors du commun qu’est la disparition, certains témoins jugent opportun de se référer aux films et aux actualités. La buraliste dit: «Les gens ont tous quelque chose […] qui colle pas à leur image […]. Eh bien elle, rien. Tout était comme il faut. […] C’est pour ça que je me suis demandé si c’était pas comme qui dirait une espionne.» (25) Elle croit qu’elle a été éliminée. Or, le témoin lui-même dit que tout le monde se moque d’elle quand elle parle de son hypothèse. La boulangère est d’avis «qu’elle regarde un peu trop la télé, elle se fait des films» (100). Savoir que personne ne prend l’hypothèse de la buraliste au sérieux incite le lecteur à en faire de même, ou du moins à en douter. Le fils aîné de la disparue confie à l’enquêteur: «Moi j’ai peur qu’elle soit morte. Comme dans Star Wars, […] quand la mère de Luc Skywalker est torturée…» (78-9) Il demande aussi: «Vous croyez qu’on l’a enlevée […]? Qu’elle est otage? [C]omme cette journaliste en Irak, celle qu’on a libérée l’année dernière?» (77-8) Les inquiétudes de l’enfant, contrairement à l’hypothèse de la buraliste, ne sont fondées sur aucune observation du comportement de sa mère. Elles proviennent uniquement de ses champs de référence et restent du domaine de l’imaginaire.

L’utilisation des types est une autre forme de champ de référence culturel qu’on retrouve dans le roman de Béatrice Hammer. Dans La Connaissance d’autrui, Raymond Carpentier affirme que «nous avons besoin d’images habituelles. Nous avons besoin de placer autrui dans un cadre de référence, nous ne sommes rassurés avec lui que lorsque nous l’avons fait entrer dans les catégories qui nous sont familières.» (1968: 70) C’est ainsi que se forment les types. «[L]es personnes sont ainsi cataloguées, étiquetées en une systématique fondée sur les préjugés dont la conséquence la plus évidente est le refus de voir dans une personne une originalité.» (70) Cette habitude de placer les gens dans des types amène effectivement l’observateur à mettre de côté les spécificités de chaque individu. Certains témoins de Ce que je sais d’elle utilisent les catégories dans leur raisonnement. La mère d’un ami du fils de la disparue place celle-ci dans le type de la mère. Le témoin a elle-même des enfants et infère que les mères ont toutes un comportement similaire au sien. Elle a une certitude par rapport à la femme absente: «Elle n’a pas pu partir sur un coup de tête, c’est impossible. [P]arce que quand on a des enfants, on ne part pas, on rentre sur un coup de tête, parce qu’on n’en peut plus et qu’on veut les voir.» (Hammer: 61) Nous avons vu plus tôt que l’hypothèse de ce témoin est que la disparue est partie pour mourir. Elle est restée le plus longtemps possible auprès de ses enfants et a attendu d’être à bout de forces pour les quitter. Ici, il s’agit plutôt d’une possible hypothèse qu’elle écarte parce qu’elle trouve impossible que la disparue ait agi comme cela. Elle se fonde sur sa propre expérience et ne peut concevoir qu’une mère se comporte différemment. Son interprétation ne s’appuie cependant sur aucune action entreprise par l’absente.

Une ancienne amie de la disparue utilise, quant à elle, un type auquel elle ne s’identifie pas elle-même. Elle dit à l’enquêteur: «Je sais que ça peut paraître étrange, puisque d’après les apparences, elle est devenue très sage, mais quand je l’ai connue, moi, c’était ce qu’on appelle une mangeuse d’hommes. Elle était redoutable.» (64) Elle appuie son hypothèse sur ce type:

Je pense qu’elle est avec un homme […]. Je pense qu’on ne s’arrête pas de séduire du jour au lendemain; je pense qu’elle a fait une pause, le temps d’avoir des enfants, mais qu’ensuite, le prédateur qui est en elle a repris le dessus: elle est partie chasser. On arrive à des âges où c’est important de savoir qu’on peut encore séduire, surtout pour quelqu’un comme elle. (65)

La femme qu’est devenue son ancienne amie ne ressemble pas à ce qu’elle savait d’elle. Mais le témoin préfère considérer cela comme une pause, plutôt que comme un changement de comportement réel et profond. Elle est d’avis que pour le bien de ses enfants, la disparue a dû calmer un certain temps sa vraie nature, mais qu’à son âge, elle brûlait d’impatience de savoir si elle était encore capable de charmer un homme. Elle serait donc partie dans ce but, avec pour mobile sa nature de mangeuse d’hommes. L’utilisation des types rend aveugle aux possibles évolutions individuelles: puisque son amie de jeunesse était une mangeuse d’hommes, elle l’est encore. Pourtant, la vie de famille de la disparue contredit ce jugement. Les premières paroles du témoin contribuent d’ailleurs à montrer qu’on ne peut vraiment s’y fier: «Nous avons été très amies. Mais c’était il y a longtemps, vraiment. Depuis, on s’est perdues de vue. […] Alors je ne vois pas très bien ce que je peux vous dire.» (63) Le témoin peut bien parler du passé de la disparue, mais elle n’a pas les connaissances nécessaires pour que son jugement du comportement présent de son ancienne amie soit crédible.
La prolifération métanarrative laisse le lecteur dans une impossibilité de dégager la vérité des nombreux témoignages. Plusieurs mystères demeurent, les plus importants étant liés à la relation de la disparue avec son professeur de peinture. L’intrigue entourant cette relation se construit à travers plusieurs témoignages. Ainsi, un de ses frères nous apprend que l’homme avait une dévotion pour son élève semblable à celle du père de celle-ci. Il ajoute que le professeur a fait une tentative de suicide après l’annonce de l’abandon de son élève favorite. Grâce à une religieuse qui soignait son ancien professeur, on sait que des années après, la femme allait encore le voir en cachette. L’homme est mort peu avant la disparition et la femme a dit à sa professeure de yoga qu’elle en était heureuse et triste en même temps. Plusieurs témoins soupçonnent qu’ils avaient une relation plus intime qu’ils ne le prétendaient. Mais nous ne saurons jamais le fond de l’histoire. Les seules informations certaines dans le récit sont les faits extérieurs qui ne sont contredits par aucun témoin: l’admiration de son père, ses cours et son arrêt de peinture, sa vie de famille rangée, la mort du professeur, sa disparition. Tout ce qui relève de l’intériorité – sentiments, pensées, désirs et intentions de la disparue – reste incertain. En faisant le bilan des hypothèses des témoins, on se rend compte que deux fois plus de personnes4En excluant les huit indécis. croient que la femme est partie volontairement. Mais il est fort possible que ce résultat provienne, lui aussi, de la conception de l’être humain du roman montrant l’impossibilité de bien connaître autrui. La majorité des indécis et de ceux qui croient qu’elle s’est enfuie s’entendent pour dire que quelque chose clochait chez elle. Certains affirment qu’elle prenait grand soin de contrôler ses gestes. «Je pense que c’était contrôlé. Elle n’était pas parfaite par hasard. C’était voulu et maîtrisé. Ça se voyait à son sourire: il avait quelque chose de faux.» (60) «[S]i je m’en suis toujours méfiée, c’est qu’il y a toujours eu quelque chose qui clochait […][O]n ne pouvait rien lui reprocher […] Mais justement. Il y avait trop de contrôle. […] Je le savais que ce n’était pas une bonne chose.» (82-3) Mais, comme le dit le témoin à qui l’on doit la précédente citation, «c’est tellement facile de dire ça maintenant, n’est-ce pas?» (82) En effet, une disparition étant en soi quelque chose d’étrange, il devient facile d’attribuer cette caractéristique à la femme qui y est étroitement liée. De plus, l’hypothèse de la disparition est beaucoup plus satisfaisante pour ceux qui trouvent que quelque chose clochait chez l’absente, car cela prouve leur point de vue et leur permet d’imaginer une motivation à son départ et de combler le trou instauré par son côté mystérieux. Il faut aussi relever que la tendance des témoins à recréer une action pour comprendre est plus aisée en sachant qu’ils connaissent l’auteure de ce geste. Ils peuvent plus facilement trouver des motivations et un but à quelqu’un qu’ils connaissent un peu plutôt qu’à quelqu’un qui aurait tué la disparue et qui resterait énigmatique jusqu’à la fin.

L’enquêteur de Ce que je sais d’elle possède des caractéristiques défaillantes communes avec ceux des romans d’enquête. D’abord, l’homme poursuit l’enquête de sa propre initiative même si le dossier est clos, ce qui nous porte à supposer qu’il éprouve pour la disparue cette fascination qui est propre aux enquêteurs des romans d’enquête. De plus, l’homme montre son incapacité à résoudre le mystère en ne s’interposant pas lorsque certains témoins lui disent clairement qu’ils lui cachent des choses. La grand-mère de la disparue refuse ainsi de dire ce que sa petite-fille lui a confié sur les raisons véritables de son arrêt de peinture, sur l’objet de sa peur. Comme le dit Marion François dans son article La vérité dans le sang: roman policier et connaissance, «[l]a dissémination de l’énigme va […] à rebours du principe de restriction finale du soupçon: chaque protagoniste garde sa part obscure et le secret semble contagieux» (2011: par. 37). Étant un vrai enquêteur, il devrait avoir les moyens d’amener les témoins à parler. Mais il ne semble même pas faire de véritables efforts en ce sens. L’incompétence du personnage atteint son point culminant au vingt-neuvième et dernier chapitre, qui donne la parole à la disparue. Ce chapitre commence comme suit: «Alors voilà, vous m’avez retrouvée?» (Hammer: 141) Il laisse miroiter l’aboutissement de l’enquête. Mais la femme détruit une à une les diverses hypothèses de l’enquêteur. Puis, ce passage, qui nous désillusionne:

Assez joué. Vous voyez bien que ça ne mène nulle part. Vous voyez bien que vous vous aveuglez. Vous vous cachez la vérité.

Vous voyez bien: vous ne m’avez pas retrouvée.

Ça ne sert à rien de tricher. Ce n’est pas en m’inventant de toute pièces, en écrivant ces mots vous-même comme si je venais de les prononcer que vous approcherez la vérité. (144)

Étant d’abord présenté comme le triomphe de l’enquêteur, ce chapitre se révèle finalement être son échec. Faute d’avoir vraiment retrouvé la disparue, l’homme imagine ce qu’elle aurait dit s’il avait réussi à résoudre l’enquête5Le dernier témoignage du récit porte à interprétation. Dans son article précédemment cité, Nicolas Xanthos considère que la disparue a réellement été retrouvée et s’attarde sur la confusion qu’elle éprouve envers elle-même. Cette vision sert bien les propos de l’analyste. Pour ma part, je vois la fin comme un discours fabulé par l’enquêteur, ce qui va dans le sens de la conception de l’être humain que je mets en lumière, tout en étant aussi logique que la précédente interprétation.. Il espère ainsi cerner l’hypothèse qui est la plus vraisemblable. Mais, lui aussi étant confronté à la prolifération métanarrative pleine de contradictions, il ne trouve rien qui le satisfasse. On sent l’enquêteur vaciller alors qu’il s’avoue son incompétence. Il porte le coup final avec ces dernières paroles de l’absente: «Juste une question, avant de vous laisser. […] De quoi vous faire penser. Vous pouvez me la renvoyer, la retourner. Ce n’est certainement pas la vérité. Imaginez que ce soit moi qui vous aie inventé?» (144) À force de s’intéresser à une disparition, l’enquêteur finit par se perdre lui-même. Il doute de tout, même de sa propre existence. Cette dernière phrase du récit amplifie également la confusion du lecteur: même ce dont nous étions certains devient un objet de questionnement. C’est bien là l’aboutissement habituel des romans d’enquête, comme l’explique Marion François: «La notion de polysémie se substitue […] à celle de vérité, inatteignable puisque constamment médiatisée. L’indécidabilité liée à l’indice, le soupçon touchant la narrativité, et cette tendance à ne pas clore [sont des] signes de la littérature actuelle» (2011: par. 37). Si l’enquêteur n’est pas réel, qu’en est-il de nos certitudes? Est-ce que la disparue a seulement suivi des cours de peinture? Quelle est la vérité? Comme le dit le fils cadet de la disparue: «Mais surement c’est que personne sait. Même pas Maman.» (Hammer: 112) La fin constitue le couronnement de la conception de l’être humain présentée par le récit, car la fiction se rebelle au point de nous faire douter de chaque parole. Comment avons-nous même pu prétendre à une analyse de la connaissance d’autrui si tout ce qui est dit peut être faux, jusqu’à l’existence du personnage de l’enquêteur, qui est central dans le récit?
Par sa prolifération métanarrative toute en contradictions, Ce que je sais d’elle témoigne d’une conception bien particulière de l’être humain. Tout le récit s’emploie à montrer qu’on ne peut avoir une connaissance fiable et exacte d’autrui. La structure des chapitres et leur agencement amènent le lecteur à percevoir une forte contradiction entre les témoignages. Le jugement des témoins se voit sans cesse influencé par leurs sentiments pour la disparue ou encore par leurs expériences personnelles. Les membres de la famille de l’absente sont restés marqués par le climat qui régnait lors de son enfance et jugent très différemment, selon qu’ils éprouvent de la déception, de la rancune ou de la compassion pour la femme. Certains témoins croient que la disparue a agi comme ils se comporteraient eux-mêmes. D’autres se fient à leurs champs de référence pour construire leur hypothèse, se fondant sur leurs connaissances professionnelles, sur ce qu’ils voient dans les films ou sur les types, les catégories dans lesquels nous classons les gens. Le lecteur, tout comme l’enquêteur, se retrouve incapable de dégager la vérité de ces témoignages, sinon quelques certitudes sur les actes de la disparue. Marion François soutient que

la fin ouverte, c’est-à-dire une suspension définitive de la révélation, renvoie la question au lecteur, ouvrant un espace indéfini de l’activité imaginative déployée jusque-là et constitutive du roman. Par cette mutation, le roman policier peut entrer dans une esthétique du secret, [s’agissant] d’exprimer une ambiguïté à tout instant, sans révéler le secret essentiel. (2011: par. 43)

Ainsi, chaque lecteur peut tirer sa propre hypothèse sur la disparition, qui devient comme un trentième témoignage, une trentième variante du schème interactif, à laquelle on ne peut pas se fier plus qu’aux autres. Les quelques certitudes deviennent elles aussi l’objet de questionnements à la toute fin du récit, alors que l’enquêteur se met même à douter de sa propre existence. Une citation tirée du témoignage du mari de l’absente résume bien la conception de l’être humain instituée par l’œuvre: «Vous savez, il y a des moments où je ne sais plus si ce que je sais d’elle est vrai ou si c’est moi qui n’ai rien compris, depuis le début.» (Hammer: 139) En lisant ce récit, nous retrouvons tous des clichés auxquels nous sommes habitués: les ragots de la commère du quartier, les certitudes de l’amoureux, la belle-mère qui n’aime pas sa bru et plus encore. En rendant ces témoins clichés anonymes, Béatrice Hammer nous fait comprendre que la connaissance d’autrui ne fait pas seulement défaut dans son récit. Les deux ouvrages de psychologie et philosophie6Henry Clay Smith et Raymond Carpentier. mentionnés dans l’analyse nous appuient également sur ce point. C’est tout autour de nous que la connaissance d’autrui est passible d’erreur.

 

Bibliographie

Carpentier, Raymond. 1968. La connaissance d’autrui. Paris : Presses Universitaires de France, « SUP. Initiation philosophique 83 », 119 p.

François, Marion. 2011. « La vérité dans le sang: roman policier et connaissance ». LISA, e-journal. <http://lisa.revues.org/7175>.

Gervais, Bertrand. 1990. Récits et actions. Pour une théorie de la lecture. Longueil : Le Préambule.

Hammer, Béatrice. 2006. Ce que je sais d’elle. Paris : Arléa, « 1er mille ».

Smith, Henry Clay. 1969. La Connaissance concrète d’autrui. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, « Actualités pédagogiques et psychologiques », 226 p.

Vallée, Richard. 1988. « Le Problème de l’esprit d’autrui. Discussion de quelques solutions récentes ». Philosophiques, vol. XV, 2, p. 421-451. .

Xanthos, Nicolas. 2011. Irréductibilités événementielles dans le roman d’enquête contemporain. Poétiques et imaginaires de l’événement.

  • 1
    «la compréhension de l’action dans le récit et dans le monde est une activité équivalente.» (Gervais, 1990: 79)
  • 2
    Smith souligne que cet auteur est arrivé à la même conclusion qu’une étude sur le jugement d’autrui.
  • 3
    En italique dans le texte.
  • 4
    En excluant les huit indécis.
  • 5
    Le dernier témoignage du récit porte à interprétation. Dans son article précédemment cité, Nicolas Xanthos considère que la disparue a réellement été retrouvée et s’attarde sur la confusion qu’elle éprouve envers elle-même. Cette vision sert bien les propos de l’analyste. Pour ma part, je vois la fin comme un discours fabulé par l’enquêteur, ce qui va dans le sens de la conception de l’être humain que je mets en lumière, tout en étant aussi logique que la précédente interprétation.
  • 6
    Henry Clay Smith et Raymond Carpentier.
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.