Entrée de carnet

La théorie dans le rétroviseur

Simon Brousseau
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: Eugenides, Jeffrey. The Marriage Plot, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011, 406 pages.

By the end of the ’90s, the easy equation that Theory gave you—realism is a tool of capitalist rationality, a product and not an imaginative artifact, a tool of the status quo—had the feel of a truism. But once an argument hardens into a truism, a response is likely already underway1Nicholas Dames, «The Theory Generation», N+1, Issue 14, «Awkward Age», Été 2012, en ligne..

 

En octobre 2012, Nicholas Dames a signé un essai dans le magazine N+1 à propos de ce qu’il nomme la génération de la théorie (The Theory Generation). Cet essai porte sur le rapprochement entre la théorie de la littérature et sa pratique aux États-Unis; ce moment où, tout à coup, la théorie intervient dans l’élaboration de la fiction, ou encore dans la vie des personnages. La réflexion proposée par Dames est en quelque sorte la suite logique de l’étude menée par Mark McGurl quelques années auparavant, dans son livre The Program Era (2009), où il analysait l’influence des cours de création littéraire aux États-Unis dans la littérature de l’après-guerre. Nicholas Dames fait une lecture de six romans parus entre 2010 et 20112Open City de Tehu Cole (2011); A Visit From the Goon Squad de Jennifer Egan (2010); The Marriage Plot de Jeffrey Eugenides (2011); Leaving the Atocha Station de Ben Lerner (2011), The Ask de Sam Lipsyte (2010) et A Gate at the Stairs de Lorrie Moore (2010)., soulignant avec raison l’apparition d’une génération d’auteurs ayant fréquenté la théorie littéraire lorsqu’elle vivait ses heures de gloire dans les campus américains des années 80. L’immersion dans la théorie, remarque Dames, est l’objet d’une remise en question, alors que l’enthousiasme a laissé place au fil des décennies à une forme de lucidité qui n’hésite pas à retourner les armes de la théorie contre elle-même.

Dames identifie avec perspicacité une tendance qui me semble très significative de la place qu’occupe désormais la théorie dans l’imaginaire de plusieurs écrivains. Il observe que, dans ces romans, la théorie intervient moins dans la mise en forme ou les propos du texte qu’en tant que contexte culturel dans lequel les personnages sont plongés. On passerait donc d’une logique de l’adhésion à une logique de la mise à distance. Autrement dit, plutôt que d’écrire des romans expérimentaux qui participeraient d’une logique de la déconstruction, par exemple, ils renouent avec une pratique plus réaliste du roman, transgressant en quelque sorte l’interdit qui pèse sur la narration traditionnelle, précisément depuis les belles années de la théorie. Ce glissement m’interpelle puisque je réfléchis depuis un certain temps à une tendance voisine qu’on peut remarquer chez plusieurs romanciers américains contemporains, à savoir la mise à distance de la pensée textualiste au profit d’une réflexion qui porte son attention sur l’expérience du sujet. Plutôt que de se demander ce que la théorie pourrait permettre à l’écriture, ces écrivains posent la question de l’expérience de la théorie vécue par des personnages qui ont appris à penser le monde en terme de tropes, de clichés qu’il s’agit de déconstruire en adoptant une posture critique, voire méfiante à l’égard du réel.

Un des romans mentionnés par Dames, The Marriage Plot de Jeffrey Eugenides (2011), traite de façon particulièrement stimulante cette infiltration de la théorie dans la vie des gens, en posant des questions qui confrontent l’abstraction de la théorie au pragmatisme de la vie quotidienne. Voici quelques questions posées par Dames, qui permettent à mon avis de bien saisir l’esprit dans lequel Eugenides cherche à soumettre la théorie à un examen critique:

What kind of a person does Theory make? What did it once mean to have read theorists? What does it mean now? How does Theory help you hold a job? Deal with lovers, children, bosses, and parents? Decide between the restricted alternatives of adulthood? If novelistic realism aspires to be a history of the present, that present now includes —in the educations of writers themselves— the Theory that relegates novelistic realism to the past3Ibid..

La fin du dernier passage est cruciale puisqu’elle pointe du doigt le renversement —on dirait presque une prise de lutte!— que ces romanciers, en assumant une écriture réaliste, font subir à la théorie. En effet, il est important de remarquer que ceux-ci utilisent les codes de l’écriture traditionnelle, ces codes que la théorie a longtemps considéré avec suspicion, afin de lui rendre la monnaie de sa pièce. On a là un mouvement de bascule typique de l’histoire des idées: alors que les praticiens du roman ont été d’abord accusés de dogmatisme, certains romanciers de la nouvelle génération, ayant fourbi leurs armes sur les bancs d’école, cherchent à montrer comment une certaine approche de la théorie peut conduire elle aussi paradoxalement à une forme d’étroitesse4Évidemment, il serait présomptueux de réduire les pratiques d’écritures contemporaines à ce mouvement de bascule, tout comme il le serait de restreindre les années 80 à une pratique intensive de la théorie (à cet égard, la succès qu’a connu au même moment le minimalisme de Raymond Carver et de ses émules suffit à montrer que l’histoire littéraire est un écheveau bien davantage qu’une flèche). Si mon texte s’attarde aux écrivains qui réagissent à la théorie, il faut garder à l’esprit qu’il existe des écrivains pour qui l’écriture échappe à la circularité que je décris. Il y aurait une étude à mener quant à la réception de ces romans qui portent la trace de la théorie. On peut supposer qu’ils bénéficient d’une grande visibilité en vertu de leur sujet, puisqu’ils constituent des objets d’études faits sur mesure pour les universitaires, pourrait-on dire..

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Tout cela offre une belle porte d’entrée dans le roman d’Eugenides, puisque les armes privilégiées du roman réaliste, qu’il manie d’ailleurs avec beaucoup d’adresse —cela est particulièrement sensible dans le déploiement progressif de la psychologie de ses personnages—, permettent de jeter un regard nuancé sur l’héritage de la théorie. Dans le cas de la French Theory enseignée dans les universités américaines lors des années 1980, cela devient d’autant plus stimulant que ce traitement met en lumière un problème que la déconstruction semble avoir parfois ignoré: l’approche textualiste, la variation possiblement infinie des interprétations, cette inflation du sens peut parfois reléguer au second plan l’expérience humaine, comme si la littérature était pure textualité, pure immanence dépourvue d’énonciateur. Le roman d’Eugenides, à cet égard, propose un juste retour du balancier en montrant comment la froideur théorique dans laquelle les personnages baignent va parfois à l’encontre de leurs expériences personnelles.

Loin de rejeter unilatéralement la théorie, Eugenides semble vouloir suggérer que la pensée théorique doit avoir une application concrète, voire existentielle. Les idées féministes de Claire sont par exemple présentées avec beaucoup de précision et de sérieux par Eugenides, celles-ci jetant d’ailleurs un éclairage particulier sur la vie amoureuse de Madeleine. À l’inverse, le personnage de Thurston est représenté de façon beaucoup plus négative, sans doute parce que la déconstruction constitue pour lui un ethos valorisant, sa posture théorique s’inscrivant davantage dans une logique de la distinction que dans un projet critique. En fait, on pourrait dire que pour Thurston, la théorie est devenue une fin en elle-même. Une scène centrale du roman le montre par exemple en pleine dérive théorique. Alors que les étudiants sont invités à donner leur avis à propos de A Sorrow Beyond Dream de Peter Handke, un texte où l’auteur traite du suicide de sa mère, Thurston se lance dans un éloge de la forme du texte, valorisant la façon avec laquelle Handke a réussi à se distancier de son expérience personnelle afin de proposer un texte «objective as possible, […] totally remorseless» (p.27). Thurston est impressionné par la posture détachée de Handke, mais surtout par sa capacité à prioriser la réflexion formelle, évacuant le deuil abyssal qu’un fils doit ressentir lors du suicide de sa mère: «Thurston stifled a smile. He aspired to be a person who could react to his own mother’s suicide with high-literary remorselessness, and his soft, young face lit up with pleasure. “Suicide is a trope,” he announced.» (p.27)

 

Ainsi, le roman réaliste se révèle un moyen efficace d’illustrer différentes visions de la théorie et de mettre en marche leurs logiques respectives de façon dialogique. L’environnement dans lequel ces personnages évoluent favorise évidemment la coprésence de ces points de vue: empruntant au campus novel aussi bien qu’au bilsdungroman, Eugenides donne à son roman une teneur fortement existentielle. The Marriage Plot met d’abord en scène la vie de campus des années 80 aux États-Unis, cette époque où la French Theory (Barthes, Deleuze et Guattari, Derrida, Kristeva, Sollers, etc.) a changé de façon drastique le paysage intellectuel, et avec lui, notre façon de lire et d’écrire des œuvres littéraires. C’est dans ce contexte qu’évolue Madeleine, jeune littéraire au cœur pur pour qui la lecture est d’abord une source intarissable de plaisir, un moyen d’évasion qui incarne la possibilité de réfuter la solitude en partageant, durant quelques centaines de pages, les tourments de ses personnages préférés. Ses auteures fétiches sont sans contredit les romancières de l’époque victorienne, parmi lesquelles trônent les sœurs Brontë et George Eliot. Lorsque Madeleine se rend compte que tous les étudiants cool et brillants du campus se baladent avec Of Grammatology de Derrida sous le bras, annonçant à qui veut bien l’entendre qu’il s’agit d’un point de non-retour à partir duquel il devient impossible de lire comme avant, sa curiosité est piquée et, bien qu’elle demeure méfiante, elle décide de s’inscrire au cours d’initiation à la sémiotique.

Les personnages du roman en viennent progressivement à interpréter leurs existences en un réseau de sens complexe où s’entrecroisent l’expérience et la théorie, dédoublant en quelque sorte la lecture que nous faisons du livre d’Eugenides. Il y a dans ce procédé un effet d’étrangeté qui constitue à mon sens une des forces du roman, puisque d’un certain point de vue, il faut bien admettre que ces personnages se retrouvent dans un roman réaliste, alors même que le professeur Zipperstein leur apprend à dénigrer ce type d’écriture. Madeleine croit d’ailleurs secrètement que si Zipperstein adhère avec tant de force aux présupposés de la théorie de la déconstruction qu’il enseigne, c’est parce qu’il a eu une enfance malheureuse. Ce passage, qui relève bien sûr de la raillerie, associe encore une fois la mauvaise pratique de la théorie à un ethos peu louable:

Madeleine had a feeling that most semiotic theorists had been unpopular as children, often bullied or overlooked, and so had directed their lingering rage onto literature. They wanted to demote the author. They wanted a book, that hard-won, transcendent thing, to be a text, contingent, indeterminate, and open for suggestions. They wanted the reader to be the main thing. Because they were readers. (p.42)

Ce qui devient rapidement captivant, en regard de ce que j’ai avancé en introduction, c’est qu’Eugenides construit une intrigue où différentes conceptions de la littérature s’expriment de façon parallèle à l’intérieur de son roman. Pour donner un exemple clair, je mentionnerai simplement que Madeleine vit une romance digne des romans victoriens, avec tous les rebondissements que le genre implique, tout en s’initiant à la déconstruction. Le choc des deux mondes est fascinant et donne longuement à réfléchir: «Madeleine’s love troubles had begun at a time when the French theory she was reading deconstructed the very notion of love.» (p.19) Peu à peu, les situations du roman se dédoublent entre l’expérience empirique des individus et la démarche réflexive de la pensée abstraite.

À cet égard, il faut aussi noter que le seul livre qui plaît à Madeleine est Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes (1977), ce livre qui, tout en proposant de déplier les significations de la relation amoureuse, est extrêmement véridique aux yeux de cette lectrice passionnée par les romans victoriens, peut-être justement parce que ces romans, bien avant la théorie, sondaient les abysses de la passion et faisaient preuve d’une conscience aiguë des contradictions de l’expérience amoureuse. Le choix du livre de Barthes n’est pas anodin, puisque s’il participe d’une logique de la déconstruction, il se montre d’abord concerné par l’une des expériences humaines les plus fondamentales. Ce livre surgit dans l’existence de Madeleine à un moment où il répond à une nécessité intime. Le rapport à la théorie devient alors fondamental, existentiel. Dans son livre, Barthes montre d’ailleurs que la dissémination du sens n’est pas un phénomène purement textuel, mais une réalité avec laquelle l’humain doit se débattre dans ce qu’il convient de nommer l’extrême solitude de l’incompréhension. Autrement dit, le texte de Barthes devient l’occasion pour Madeleine de réfléchir à sa vie, et non pas simplement à échafauder des idées abstraites comme elle doit le faire dans son cours d’initiation à la sémiotique. Ainsi, lorsqu’elle songe à sa relation avec Leonard, c’est le souvenir de sa lecture de Barthes qui lui permet de mettre des mots sur sa situation:

He started finishing Madeleine’s sentences. As if her mind was too slow. As if he couldn’t wait for her to gather her thoughts. He riffed on the things she said, going off on strange tangents, making puns. Whenever she told him he needed to get some sleep, he got angry and didn’t call her for days. And it was during this period that Madeleine fully understood how the lover’s discourse was of an extreme solitude. The solitude was extreme because it wasn’t physical. It was extreme because you felt it while in the company of the person you loved. It was extreme because it was in your head, that most solitary of places. (p.65)

L’affirmation de cette solitude radicale dans laquelle Madeleine se trouve plongée, alors même qu’elle vit une histoire d’amour, est peut-être le point nodal du roman d’Eugenides. La lecture que je propose ici, à la suite de Dames, ne doit toutefois pas laisser croire que The Marriage Plot est un roman didactique. Bien que j’aie insisté sur l’opposition entre le réalisme et la théorie, j’ajouterai qu’en dernière analyse, c’est d’abord la question de la croyance que ce roman pose. En effet, tout un pan du roman s’attarde à la vie de Mitchell Grammaticus, un étudiant en théologie qui est à la fois le troisième sommet du triangle amoureux qu’il forme avec Leonard et Madeleine, et l’électron libre qui donne par moment au texte l’occasion d’envolées spirituelles. En ramenant parfois à l’avant-plan la question de la croyance, Grammaticus attire dans son orbite la réflexion sur la tradition romanesque et la French Theory, suggérant peut-être qu’au final, l’opposition peut se dissoudre dans le problème plus vaste de la croyance. Pourquoi? Parce que la tradition romanesque, comme la théorie poststructuraliste, est taraudée par la question du sens, et parce que l’analyse critique, aussi rigoureuse soit-elle, est également surplombée par un sens qui la dépasse. Dans le cas de Madeleine, on pourrait dire que la littérature la conforte dans son besoin de sentir qu’elle n’est pas seule, alors que pour Grammaticus, la quête religieuse incarne plutôt la tentative de donner un sens à sa solitude. Ce qu’il faut retenir du roman d’Eugenides, c’est peut-être finalement que la théorie doit être pensée non pas comme une fin en elle-même, mais plutôt, à la manière du livre de Barthes ou des romans victoriens que Madeleine affectionne, comme un moyen de chercher à élucider ce qui se dérobe à la compréhension immédiate.

  • 1
    Nicholas Dames, «The Theory Generation», N+1, Issue 14, «Awkward Age», Été 2012, en ligne.
  • 2
    Open City de Tehu Cole (2011); A Visit From the Goon Squad de Jennifer Egan (2010); The Marriage Plot de Jeffrey Eugenides (2011); Leaving the Atocha Station de Ben Lerner (2011), The Ask de Sam Lipsyte (2010) et A Gate at the Stairs de Lorrie Moore (2010).
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Évidemment, il serait présomptueux de réduire les pratiques d’écritures contemporaines à ce mouvement de bascule, tout comme il le serait de restreindre les années 80 à une pratique intensive de la théorie (à cet égard, la succès qu’a connu au même moment le minimalisme de Raymond Carver et de ses émules suffit à montrer que l’histoire littéraire est un écheveau bien davantage qu’une flèche). Si mon texte s’attarde aux écrivains qui réagissent à la théorie, il faut garder à l’esprit qu’il existe des écrivains pour qui l’écriture échappe à la circularité que je décris. Il y aurait une étude à mener quant à la réception de ces romans qui portent la trace de la théorie. On peut supposer qu’ils bénéficient d’une grande visibilité en vertu de leur sujet, puisqu’ils constituent des objets d’études faits sur mesure pour les universitaires, pourrait-on dire.
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