Entrée de carnet

La parole contre l’aliénation

Raphaëlle Guillois-Cardinal
couverture
Article paru dans Lectures critiques V, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2012)

Œuvre référencée: Ouellette, Michel. La guerre au ventre, Hearst, Le Nodir, 2011, 92 pages.

Les pièces de Michel Ouellette abordent la question identitaire, tant sur le plan individuel que collectif, ainsi que de nombreux thèmes universels tels que le rapport au passé, la solitude, la misère, la liberté, l’amour et la famille. Se montrant audacieuses dans leur forme par leur caractère non linéaire et leurs dialogues fragmentaires, elles présentent des personnages franco-ontariens hantés par leur histoire familiale (eux-mêmes privés d’une perception linéaire du temps) qui, habités d’une volonté de rupture avec leurs origines, prennent la route et s’exilent. Or, ils entraînent avec eux leurs fantômes et font de leur nouveau milieu un espace mortifère. Dans cette optique, les titres des pièces de Ouellette, que l’on pense à Corbeau en exil (1992), L’homme effacé (1997), La dernière fugue (1999) ou Fausse route (2001), sont très évocateurs.

À la suite de French Town (1994) et de Requiem (1999), La guerre au ventre (mise en scène par le Théâtre du Nouvel-Ontario en 2011) commence par du non-dit, par une difficulté de se dire, transmise d’une génération à l’autre. Elle porte en elle toute l’histoire de la famille Bédard, entamée avec les deux pièces précédentes: un oncle coupable de meurtre, une mère marquée par ce drame familial, un père irresponsable, violent et alcoolique, une sœur pour qui la vie n’est pas facile, ainsi qu’un frère qui se suicide d’un coup de carabine dans la bouche pour se taire à tout jamais. Toutefois, dans La guerre au ventre, Martin, l’un des fils Bédard, comprend que la fuite n’est pas la solution et qu’il doit concilier son lourd passé familial avec sa propre vie. Ici, la guerre devient le symbole du combat intérieur que livre Martin contre ses origines. Non seulement elle réfère à des guerres bien réelles de l’histoire canadienne, mais elle se déroule également dans le ventre de Martin qui lutte pour sa survie après y avoir reçu une balle de fusil, coup non mérité, dû à la rencontre d’un homme violent et possessif. Région du corps d’où l’on est originaire, le ventre devient donc un lieu de combat à la fois physique et symbolique.

Le passé familial de Martin, rempli à la fois d’amour et de haine, s’enchevêtre à celui de sa femme, une anglophone nommée Kelly Kelly. L’amour qui unit Martin à la mère de ses enfants s’érige sur des secrets et, conséquemment, écrasé par le poids du passé, semble voué à l’échec. Kelly quitte Martin en lui enlevant ses enfants qui sont des Kelly, bien plus que des Bédard, car Martin n’a pas su transmettre son identité en héritage: ses filles ne portent pas son nom et ne parlent pas français. Le fils ainé, quant à lui, le seul à avoir été élevé dans les deux langues, a voulu imiter les hommes de la famille Kelly en s’illustrant dans l’armée canadienne. Toutefois, il est mort en Afghanistan, laissant Martin en proie à une grave crise identitaire dont la question centrale est la suivante: «Comment on appelle ça, un père qui a perdu son fils?»(64). Et même si Martin parcourt plusieurs kilomètres pour s’éloigner de sa ville natale, il demeure hanté par son histoire familiale; dans sa tête s’élèvent les voix des femmes qui l’ont marqué. Désespéré, il se demande pourquoi il n’entend que des voix féminines et pourquoi le fantôme de son fils, lui, ne se manifeste pas. La plus dure des femmes est sans contredit sa belle-mère Bridget qui, en plus de mépriser ses origines francophones, lui dit: «T’es pas un homme, toi. Pas un homme comme ton père.»(48). Totalement dérouté, parlant à sa sœur, à sa mère et à sa grand-mère, Martin demeure prisonnier de sa condition de fils, incapable d’assumer sa paternité.

Quand le fils deviendra père

Lorsque, gravement blessé, Martin est conduit à l’hôpital, la vue du sang qui coule de son ventre (ainsi que sa présence en ce lieu) ramène le souvenir de la naissance de son fils:

Une balle dans mon ventre. Le sang. Qui sent. […] Je suis à l’hôpital. […] Kelly est là. Couchée sur le dos. Les jambes ouvertes. La boule de sang sort d’elle. Patrice. On me tend les ciseaux pour couper le cordon ombilical. Je reste figé dans le moment, comme coincé entre deux secondes. Pis le médecin me donne un coup de coude pis je coupe le cordon machinalement, comme une machine, sans réfléchir. C’est la vie. La vie qui continue. Patrice. J’étais là, à sa naissance. Je suis encore là. Dans le sang de sa naissance. Patrice. Patrice.(46-47).

En fait, plus la pièce progresse, plus on constate que la balle que Martin a reçue au ventre n’illustre pas seulement les disputes qui hantent son passé familial, mais aussi le combat qu’il mène pour occuper sa place d’homme et de père. Alors dans un état critique, Martin emploie la parole pour éviter la mort physique et symbolique. L’incapacité de Simone, la mère de Martin, à parler de l’histoire familiale, incapacité avec laquelle s’ouvrait French town, se confronte ici à la volonté de parole de Martin. À la fin de la pièce, la guérison de sa blessure au ventre concorde avec l’acceptation de son passé familial et la récupération de son rôle paternel, puisque Kelly et ses deux filles reviendront vers lui.

Enfin, La guerre au ventre, près de vingt ans après, fait écho à la première pièce de Ouellette, Corbeaux en exil (1992), dans laquelle le protagoniste s’exerce à tuer un corbeau au vol devant le Colonel, une figure paternelle, qui l’accuse d’avoir tenté de le tuer sous prétexte de vouloir atteindre le corbeau. Or, dans La guerre au ventre, la figure du corbeau réapparaît par le biais d’une légende qui semble être une clé du théâtre de Ouellette. Cette légende raconte l’histoire de Kaagaagiou, un bel oiseau multicolore qui, durant l’hiver, se voit obligé de manger des cadavres d’animaux pour survivre. Nourri de la mort, Kaagaagiou reprend ses forces mais se transforme par le fait même en un corbeau noir au chant rocailleux. La légende se termine sur cette phrase essentielle: «Pour vaincre, il faut manger la passé.»(75). C’est-à-dire l’incorporer et le digérer. Si, pour Lucie Hotte, professeure à l’Université d’Ottawa et spécialiste de la littérature franco-canadienne, tuer le corbeau équivaut à tuer le père (pour le devenir soi-même), on peut affirmer que Martin récupère pleinement son rôle parental après avoir réglé ses comptes avec le corbeau: lors d’un affrontement imaginaire, le fantôme du fils de Martin se manifeste enfin et vainc l’oiseau noir. De plus, en répliquant au corbeau «Je vais pas me taire. Jamais.»(83), Martin met fin au silence qui se montrait jusque-là constitutif de sa famille et par extension, de sa propre identité. Ainsi, alors qu’avant La guerre au ventre, dans le théâtre de Ouellette, le père n’est que problèmes, incapable qu’il est de bien communiquer ou d’occuper son rôle, généralement alcoolique, violent, totalement irresponsable ou tout simplement absent, Martin, grâce à sa parole, s’affranchit, devient père à part entière et peut finalement vivre sa propre vie sans être à distance de soi. Considérant cela, il sera intéressant de voir comment se présenteront les protagonistes des prochaines pièces de Ouellette, afin d’affermir ou d’infirmer la résolution du rôle paternel que semble marquer La guerre au ventre, au sein de cette œuvre dramaturgique.

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